Éditions Albert Lévesque (p. 158-170).


XVII




RÉPUTÉ pour ses connaissances minéralogiques, Ernest Gingras, ingénieur civil, possédait parmi sa clientèle, les plus grands capitalistes de Montréal. Sa renommée, franchissant les bornes de la Métropole, s’étendait dans tout le pays. Fréquemment des compagnies minières de Toronto et d’ailleurs requéraient ses services, pour l’expertise de « claims » qu’elles voulaient acheter ou de mines qu’elles exploitaient.

Les gisements d’or du canton Dubuisson commençaient d’attirer l’attention du monde de la finance.

Une mine en exploitation fonctionnait déjà à son plein rendement. Cotée sur le Curb de Montréal, elle avait vu ses actions doubler de valeur en un temps record.

Alléché par les bénéfices substantiels réalisés dans ces transactions, un syndicat récemment formé et confiant dans l’avenir de la région s’était porté acquéreur d’une concession voisine. Quelque temps plus tard, des marteaux-pilons et des concasseurs étaient sur place, et la mine Ogilvie avait une sœur dans la Cypress Mine Co.

Chargé par les commanditaires de voir à l’installation de la machinerie et d’enquêter sur les lieux, Ernest Gingras après une absence de deux semaines retournait à Montréal muni de renseignements précieux.

Les propriétaires de la Cypress Mine Co. étaient déjà installés en son bureau, attendant le compte-rendu de sa mission, quand il pénétra à son tour dans l’enceinte capitonnée où chacune de ses paroles devenaient des oracles.

Il salua ses clients, déposa son chapeau à la patère, et prit place à l’extrémité d’une longue table en acajou, recouverte d’une plaque de verre.

Il appela sa secrétaire.

— Apportez-moi mon dernier rapport, le numéro L-18.

Les chaises se rapprochèrent de la table ; des mentons s’appuyèrent dans la paume des mains ; des doigts tambourinèrent sur la vitre ; des moustaches furent torturées selon les tics d’un chacun dans ses moments de concentration.

Le rapport satisfit les membres du syndicat. Les perspectives étaient belles, plus que belles, encourageantes.

L’ingénieur fit distribuer des copies dactylographiées, contenant ses conclusions.

La séance levée et le bureau évacué, il retint au passage Julien Boily, l’un des hommes les plus riches comme les plus estimés de Montréal et qu’il rattrapa dans l’antichambre.

Julien Boily avait eu des débuts modestes. Arrivé de la campagne à l’âge de seize ans, il s’engagea d’abord comme messager dans une épicerie, passa quelques années à l’emploi de la Montreal Tramway où il était wattman, puis, avec ses économies, il fonda dans l’ouest de la rue Sainte-Catherine une mercerie pour hommes qu’il vendit plusieurs années plus tard, après s’être amassé une jolie fortune. Depuis, il ne s’occupait que de spéculations. On le trouvait à l’origine d’une infinité d’entreprises, dont plusieurs devenaient sa propriété, sa chose.

Quelques méchantes langues le disaient usurier et sans entrailles, le dépit, la jalousie les faisaient ainsi parler.

Dans le public, il jouissait d’une immense considération. Ses dons aux hôpitaux et aux autres institutions nationales et de charité étaient multiples. On le citait en exemple à la jeunesse pour montrer ce que l’énergie, unie à la persévérance et à l’économie, peut accomplir. Il n’est pas exagéré de dire qu’à Montréal, il passait pour un personnage des plus éminents.

— Vous voulez me voir, monsieur Gingras ?

— Oui, j’ai une communication à vous faire et aussi une proposition.

Derechef, les portes se refermèrent, isolant les deux hommes.

— Voici. Je n’ai pas perdu mon temps, là bas. J’ai recueilli en dehors de l’affaire principale, des informations intéressantes. J’ai visité presque tout le canton et j’ai fait la découverte la plus extraordinaire.

Intéressé, monsieur Boily se rapprocha. Son vieux flair d’homme d’affaires l’avertissait qu’une aubaine se présentait.

Satisfait de l’effet obtenu, l’ingénieur continua :

— Je sais où se trouve la mine la plus riche non seulement du pays, mais peut-être de tout le Canada. C’est quelque chose d’inouï comme richesse.

— Vous auriez dû prendre une option.

— J’y ai pensé.

— Alors ?

— Voilà où les choses se compliquent. Le « claim » appartient à une espèce de jeune original, fort malcommode et qu’on ne peut aborder. Il n’endure personne sur son terrain.

— Vous l’avez vu ?

— Non.

— Vous avez vu ses travaux ? vous vous êtes procuré des échantillons ?

— J’en ai volé.

Il sortit un « nugget » d’une des poches de son gilet ; c’était un morceau d’or à l’état presque pur et de la grosseur d’un pois.

— Qu’est-ce que vous pensez de cela ?

— Pour un nugget, c’est un nugget ; il n’y a pas à sortir de là. Mais comment vous êtes-vous…

— Voici. Dans une tournée d’inspection, j’ai vu, tout près de la ligne du rang, un rocher tout rougi de houille. Un prospecteur est content, quand il frappe quelque chose de ce genre. C’était dans le bois. À quelques arpents, il y avait un poteau, le poteau No 1. J’ai su de cette façon que le « claim » appartenait à un nommé Jacques Bernier. C’est en examinant la formation du roc que j’ai trouvé ce nugget.

— C’est là qu’il prospectait ?

— Non. Ses travaux sont à l’autre bout, près du lac. Ce sont mes guides qui m’ont renseigné sur son caractère.

En homme d’action, Julien Boily prenait toujours des décisions rapides.

— Quand êtes-vous libre ?

— Dans deux ou trois jours.

— Très bien. Nous partons tous les deux.

Il ajouta en souriant :

— Je suppose que cette information vaut son pesant d’or. Ernest Gingras répondit sur le même ton :

— Vous supposez juste.

— En cours de route, nous débattrons nos conditions. Ça vous va ?

— Ça me va.

— Alors nous partons jeudi.

Jacques Bernier, étendu par terre, rêvassait devant sa cabane, tout en fumant sa pipe. Il n’avait pas l’idée au travail. La chaleur était accablante. Dans l’air, aucun souffle de vent. Les moustiques, mouches noires, maringouins, voltigeaient, bourdonnaient, s’attaquaient aux bêtes comme aux hommes. La fumée, difficilement, réussissait à les éloigner.

Le prospecteur ne songeait pas à pénétrer sous bois par cette température étouffante que la moiteur de l’atmosphère rendait plus intolérable encore. Les moustiques auraient trop beau jeu de se jeter sur lui, de le meurtrir de leurs morsures.

La langue pendante, Fido, le chien-loup, soufflait bruyamment, allongé à ses pieds.

Tout à coup, il pointa les oreilles, se redressa sur ses quatre pattes d’un mouvement brusque de son corps nerveux, et se mit à hurler dans la direction du lac.

— Fido ! Ici !

Le chien retourna la tête. Il n’en continua pas moins ses hurlements. La gueule entr’ouverte montrait des crocs impressionnants, pointus et longs.

— Fido ! Ici !

Cette fois l’animal obéit. Lentement, comme à regret, il revint vers son maître en grognant de colère.

Celui-ci lui assujettit le collier qui tenait à la chaîne et l’attacha solidement à une souche.

Dans la baie, un canot automobile naviguait dans sa direction.

Il descendit vers la rive, et, la tête droite, un peu rejetée en arrière, les deux poings sur les hanches, il attendit l’arrivée des importuns visiteurs.

Que lui voulait-on ? Et pourquoi venait-on troubler la paix de sa retraite ?

Debout ainsi, dans ce décor rustique, avec son torse presque nu, et l’expression énergique et dure de ses traits, il personnifiait la force indomptée et sauvage. Il formait un tableau bien propre à séduire un peintre : Le fond sombre de la forêt, la cabane de troncs d’arbres, le chien qui se cabrait au bout de la chaîne, en roulant vers le lac les yeux torves de ceux de sa race.

— Vous aviez raison, monsieur Gingras. Votre homme n’a pas l’air commode, dit Julien Boily, pendant que le canot était encore au large.

— Nous sommes chanceux qu’il ait attaché son chien. Sans cela, vous ne me verriez pas descendre à terre.

— Faites attention ! Vous allez vous échouer !… Plus à gauche cria Bernier.

L’embarcation obliqua et glissa en crissant sur les galets.

Deux hommes descendirent, pendant qu’un troisième restait à bord.

C’était un sauvage métissé, parlant également bien le français et l’anglais, bon navigateur et bon chasseur et qui s’engageait pour conduire les « messieurs de la ville » soit aux mines l’été, soit à la chasse à l’orignal l’automne.

Julien Boily, qui pensait à tout et désirait, coûte que coûte, forcer le mineur à le recevoir, et écouter ses propositions, cria à son guide :

— Peter, retourne à la tente chercher ma valise que j’ai oubliée. Tu reviendras dans une heure.

Il accompagna ses ordres d’un clin d’œil significatif.

Avant même que Jacques ait pu protester et s’opposer à cette intrusion dans son asile, le moteur ronfla, et, dans un bouillonnement d’eau agitée, gagna le large.

— Monsieur Bernier, fit Julien Boily, en s’avançant, la main tendue, permettez-moi de vous présenter Monsieur Gingras, le meilleur ingénieur minier de Montréal. Mon nom est Boily, directeur de compagnies.

— Que me veulent ces gens ? pensa Jacques.

À leur accoutrement, il avait de suite jugé l’importance de leur position sociale. Se doutant que leur visite se rapportait à une transaction d’affaires, il se tint sur ses gardes.

— Qu’est-ce que je peux faire, pour vous être agréable ?

Le chien grognait, hurlait, se démenait au bout de la chaîne qu’il traînait avec un bruit infernal.

— Fido… Ferme-toi. Je ne te le dirai plus.

À contre-cœur, Fido obéit et se blottit à l’ombre sous l’abri qui lui servait de niche.

— Vous avez un bel endroit ici ?

Le financier venait de conclure qu’il n’était pas diplomate d’aborder de front le but de son voyage.

Oui. Surtout tranquille. C’est ce que j’aime la tranquillité ; c’est ce que je recherche.

Pour un début, ce n’était guère encourageant.

— Vous nous permettriez de visiter vos travaux… On dit que vous avez un beau « claim » ?

— Je ne vois pas quel intérêt vous auriez à le savoir.

Julien Boily décida de changer de tactique, de démasquer ses batteries.

— Plus grand que vous ne pensez. Si je vous faisais des propositions… alléchantes… mettons, des propositions avantageuses… très avantageuses pour vous.

— Vous voudriez « m’acheter » ?… Eh bien ! Ma propriété n’est pas à vendre.

— Vous ne saisissez pas…

— J’aime autant vous le dire tout de suite. Vous n’êtes pas assez riche pour payer le prix que je demande.

Le financier savait la brèche faite. Il n’avait plus qu’à manœuvrer habilement pour entrer dans la place.

Cette seule phrase venait de l’éclairer. Elle trahissait l’intérêt en éveil et le raidissement provoqué contre la tentation.

Une heure plus tard, le succès couronnait ses efforts.

Le mineur faiblissait, cédait, perdait du terrain.

La fascination de l’opulence révélée, de la vie large et somptueuse dans la ville, commençait d’opérer.

Des idées confuses de luxe germaient.

L’éloquence agissait.

Peter revenait. Ernest Gingras avait eu le temps de jeter un coup d’œil sur les promesses arrachées de terre et dévoilées au grand jour.

Quand il eut entre les mains la valise qui contenait les documents soigneusement préparés à l’avance, Julien Boily en sortit une bouteille d’un cognac siroteux et vieux.

Il escomptait l’effet de verres répétés pour l’aider et le servir dans les fins proposées. Dans l’éloignement où ils se trouvaient, c’était une faveur rare que de puiser, dans la liqueur ambrée, une chaleur réconfortante et factice.

Jacques faiblissait… mais en apparence. Il comprenait fort bien que, livré à ses ressources uniques, il ne pourrait mener à bonne fin, l’exploitation de son bien. Il lui fallait l’apport du capital étranger. Il était prêt à l’accueillir comme un auxiliaire, non comme un maître. Il avait espéré toutefois, que d’autres années se seraient écoulées ; l’occasion propice devançait ses prévisions. Il ne fallait pas la laisser passer : Il la saisit.

Après une conférence en aparté avec l’ingénieur, Julien Boily conclut que lui aussi, devait saisir l’occasion… à tout prix. Le jeu était trop beau ; le gain presque certain.

Regardant chaque être humain comme un ennemi naturel ; convaincu que pas un acte n’était désintéressé et que dans tout contrat, il devait, nécessairement y avoir une partie lésée, Jacques se tenait sur la défensive. Il étudiait chaque proposition, la pesait longuement, l’évaluait.

L’après-midi était retombée dans le néant d’où elle venait, quand deux signatures, et une troisième, celle du témoin, s’apposèrent au bas de deux copies d’actes.

Julien Boily avait dû faire des concessions et plusieurs. Il obtenait une option « working option » pour trois mois, moyennant une somme de cent mille dollars en argent, payable d’ici deux semaines à la banque d’Amos. Après quoi, il avait le privilège d’acheter la propriété sans prix nominal mais à la condition expresse de s’ériger en compagnie à responsabilité limitée et de verser à Jacques Bernier 33% des actions acquittées.

Bien qu’il avait cru faire beaucoup mieux, ce résultat le satisfaisait. Les perspectives valaient un tel risque. Elles valaient beaucoup plus.