Éditions Albert Lévesque (p. 143-151).


XV



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DEUX années s’étaient écoulées.

Il avait voyagé, vu du pays. Partout il avait traîné avec lui le poids mort de son amour.

Il s’était menti à lui-même le jour où il avait déclaré à Mariette, qu’il l’oublierait, que déjà il l’avait oubliée.

On ne se débarrasse pas facilement d’un amour dont on a vécu, ne fût-ce que quelques jours.

C’est l’un des tristes privilèges du cœur humain que de se souvenir.

Jacques s’était souvenu ; il avait souffert de se souvenir.

Comme il s’était vengé de Mariette, elle se vengeait de lui, s’attachant à chacun de ses pas, le poursuivant de toutes les séductions entrevues, faisant luire le mirage trompeur des voluptés repoussées.

À certains soirs de fatigue, où, parmi la foule de ses compagnons de travail, il se sentait seul, irrémédiablement, il entendait de vagues et nostalgiques appels de tendresse comme si sa sensibilité morte s’éveillait dans le cercueil de son cœur.

Ces velléités duraient peu. Il s’acharnait à les étouffer, à les détruire, et, il y réussissait. À mesure que les mois fuyaient, la plaie davantage se cicatrisait ; les évocations de bonheur perdu se faisaient de plus en plus rares.

Et maintenant, rien ne subsistait de ces déprimantes songeries.

L’oubli s’est fait ; le calme est recouvré.

Physiquement, il n’a pas changé. Les misères inhérentes aux existences nomades, ont passé sans laisser de traces.

Son regard est un peu plus dur ; le pli qu’il porte au front est gravé plus profondément dans l’espace étroit qui sépare les sourcils ; ses traits sont figés, immuables dans une expression de désabusement.

Il n’attend rien des événements ni des hommes.

D’avoir beaucoup roulé, d’avoir observé, le cycle de ses connaissances s’est agrandi. Il s’est passionné pour la lecture. Fuyant toute société, toute réunion, il a accoutumé de chercher dans les pages d’un livre, la fuite du temps. Ainsi les soirées qui auraient pu être trop longues se sont peuplées d’images, d’observations, de pensées.

S’il a ramassé quelque pécule dans ses pérégrinations ?

Très peu.

Il n’est pas attaché outre mesure à la matière.

L’argent, par sa possession, lui fera-t-il une autre âme ?

Il ne le croit pas, et, cependant, c’est à sa conquête, à la découverte du Pactole ou de la Toison d’Or qu’il se dirige.

À l’arrière de son canot où s’entassaient tente, provisions, carabine, pics, pelles, marteau, voire une enclume, Jacques Bernier, la chemise ouverte sur la poitrine, les manches retroussées au-dessus des coudes, avironnait vers la région merveilleuse qui recèle dans son sein des réserves inépuisables d’or.

Depuis six mois il s’est fait prospecteur.

À force d’entendre raconter dans les hôtels ou les maisons de pension les découvertes extraordinaires de tel ou tel chercheur d’or, il a adopté cette carrière.

Elle coïncide avec ses goûts. Pas de maîtres à servir ; pas de conventions à observer. Pour horizon, l’immensité, les bois, les lacs, les rivières.

Dans un guide pratique, il s’est initié aux secrets de la géologie. Il connaît les notions élémentaires indispensables et un peu plus. Il sait distinguer le shiste, le porphyre, la serpentine, le quartz. Il sait différencer la pyrite de fer ou de cuivre — que d’aucuns appellent « the fools gold », de l’or véritable.

Et puis que lui importe que ses recherches soient couronnées de succès ?

Sa chère solitude ne sera pas profanée ; il n’aura plus devant les yeux le spectacle des hommes qu’il déteste.

Et cela, déjà, c’est beaucoup. C’est un résultat ; c’est un succès.

On était au printemps. Les pluies chaudes d’avril avaient aidé les rivières et les lacs à se débarrasser de leur manteau de glace.

Sur la foi de renseignements puisés au hasard d’une conversation, il se dirigeait vers le Kiénawisik. Tout le pourtour du lac était fortement minéralisé. Déjà quelques claims étaient « stakés » qui promettaient de beaux rendements. L’un était sous option. Un puits creusé à quatre-vingts pieds indiquait une forte teneur en or. On prétendait l’évaluer de quatorze à dix-huit dollars la tonne de minérai ; c’est du moins ce que l’analyse des échantillons avait révélé.

La chance aidant, il trouverait peut-être.

Peut-être le Destin mauvais était-il las de le frapper ?

Parti de bon matin, dès le lever du jour, Jacques Bernier, rude gaillard sur l’aviron ne connaissant pas la fatigue, campa le premier soir sur les bords du Lac Lamothe.

Au jour du lendemain, qui était lumineux et tranquille, il traversa le lac dans sa largeur et se dirigea vers l’embouchure de la « Milky River » qui prend sa source dans le Kiénawisik.

Étroite et méandreuse, cette rivière qui tire son nom de la couleur laiteuse de ses eaux, ne manque pas, dans son parcours de pittoresque ni de charme.

Le paysage sur ses bords est varié. Des bois francs alternent avec ceux d’essence résineuse et adoucissent, par la couleur plus tendre de leurs feuilles, surtout à cette époque printannière, le vert sombre de la forêt.

Ici c’est un marécage couvert d’herbes hautes, où il aperçut au passage un jeune orignal qui folâtrait et buvait. Dès qu’il entendit le bruit de l’aviron, l’animal leva la tête, renifla l’air et partit au grand trot vers la forêt broussailleuse ; là, c’est une succession de collines qui vont s’échelonnant.

Le lac Kiénawisik est parsemé d’îles et d’îlots. Les bords en sont irréguliers. D’innombrables pointes en découpent le contour.

Il ventait quand Jacques l’atteignit. À cause du peu de profondeur de l’eau, les vagues sont courtes, traîtresses. Dans les jours de tempête, il n’est pas prudent de s’y aventurer en canot ou en chaloupe. La vague est difficile à prendre. Elle arrive de toutes les directions, brisée et formidable ; quelques-unes atteignent de 7 à 8 pieds de hauteur.

Jacques ne voulut pas prendre le risque de le traverser dans sa longueur. Il aborda dans une baie, glissa son canot à terre, déballa ses effets, leva sa tente pour la nuit.

Il remit à plus tard de choisir un endroit plus central de campement d’où il pourrait rayonner dans la région qu’il se proposait d’explorer.

L’on a trouvé, pour qualifier l’état d’esprit des prospecteurs dans leurs pérégrinations, une expression qui le définit bien. Ils sont atteints ou possédés de ce que les anglais appellent la « gold fever », la fièvre de l’or.

C’est, en effet, une névrose véritable qui les étreint, une sorte d’exaltation constante qui décuple leurs facultés sensitives.

S’en aller au hasard, se pencher sur le sol, gratter l’humus pour voir si, dessous, il n’y a pas quelque roche indicatrice ; fouiller la terre, la creuser pour découvrir la veine aurifère ; se dire que peut-être sous la mousse où le pied se pose gît un trésor fabuleux qui fera de soi un homme riche et puissant, il y a de quoi fournir à l’imagination un élément capiteux qui la grise, et va jusqu’à la détraquer.

Cette fièvre de l’or, Jacques Bernier l’éprouva.

Il connut cette ivresse des sens et du cerveau.

Certaines formations de rocher lui ont causé à leur seul aspect des émotions dont pourtant, il se croyait à l’abri.

Bien des nuits d’été, sous la tente, dans le bruit assourdissant du vol des moustiques, il a fait des rêves, éveillé, où des villes fourmillantes d’activité, surgissaient là où il n’y avait aujourd’hui que désert et abandon.

Chaque matin, il partait à l’aventure, après avoir, la veille au soir, sous la lumière clignotante du fanal, tracé son itinéraire sur la carte de la région.

Une fois, il crut avoir frappé le filon.

C’était à l’intérieur des terres à six milles environ du rivage. Au déclin d’un coteau, il aperçut un effleurement rocheux et qui fuyait vers le bois.

Il s’était penché sur le sol et, de son marteau avait gratté la mousse. Une veine de quartz de dix-huit pouces de largeur se dessinait entre les murs de shiste fortement minéralisés ; tout indiquait la présence des précieux métaux.

Il ramassa quelques fragments de roche qu’il mit dans son sac et, à l’aide de sa carte et du soleil, s’orienta.

À travers bois, se guidant sur des points de repère établis au fur et à mesure, il se dirigea vers la ligne du rang. Quand il l’eut atteint, son enthousiasme s’évanouit.

À côté du poteau posé par les arpenteurs, s’en trouvait un autre sur lequel il lut gravé au couteau :

POST NO. I
Mining License
M. Cross, Haileybury.

La découverte qu’il croyait avoir faite ne lui appartenait pas. Un autre avant lui était passé qui avait « staké » le « claim ».

Sa désillusion fut de courte durée ; le pays était grand.

Il n’avait qu’à ne se pas décourager, qu’à chercher ailleurs.

L’été n’était qu’à son milieu.

Il espérait, il était convaincu que d’ici peu, il trouverait.

… Et il trouva.

Pour une fois, la chance lui sourit. Durant quelques jours, l’eau du lac lui parut plus belle, plus limpide ; le ciel lui apparut plus clair, et il respira avec une frénésie plus grande l’air qui lui semblait plus doux.