Le Parfum des prairies (le Jardin parfumé)/00-6


NOTICE


Avant de parler de la présente traduction, et des conditions dans lesquelles elle est parvenue jusqu’à nous, il nous faut parler des précédentes éditions.

La plus ancienne est une édition autographiée, tirée à 35 exemplaires, et ornée d’illustrations. On en trouvera une description minutieuse dans ma Bibliographie du Roman érotique au XIXe siècle[1]. En voici le titre exact :

Tiré à 35 exemplaires.

Exemplaire No 21.
CHEIKH NEFZAOUI.
Traduit de l’arabe
par Monsieur le baron R***
Capitaine d’État-Major.

1850.

La date de 1850 n’est pas celle de l’édition. En effet, on trouve à la fin du volume une Préface qui débute ainsi :

AU LECTEUR

En l’an de grâce 1876, plusieurs amateurs passionnés de littérature arabe se sont réunis pour mener à bien la reproduction à plusieurs exemplaires, par l’autographie, d’une traduction française de l’ouvrage du Cheikh Nefzaoui, qu’un heureux hasard a fait tomber entre leurs mains.

Page 284, une autre note nous donne la date de copie du texte arabe :

La copie de ce livre a été faite avec l’aide de Dieu, le Tout Puissant, le Généreux, en l’année 1264 (1848). Note de l’éditeur : Il s’agit là du manuscrit sur lequel le baron R*** a fait sa traduction.

Le Cheikh Nefzaoui, selon la Notice qui est consacrée à son ouvrage par le traducteur, aurait vécu au xvie siècle. On trouvera, plus loin, ladite Notice, en Appendice.

Ainsi, ce serait sur un manuscrit arabe copié, en 1848, que le baron R*** aurait fait, en 1850, sa traduction.

Mais, celle qui fut publiée en 1876, comme on pourra s’en rendre compte par la Postface de cette édition autographiée, qu’on trouvera plus loin, serait une traduction entreprise en commun par trois arabisants.

L’un d’eux serait un certain M***, capitaine d’État-Major, l’autre le docteur L***.

C’est à n’y rien comprendre !

Peut-être une lettre de Guy de Maupassant, que nous avons fait connaître en 1930, dans notre Bibliographie, apporte-t-elle la clef de l’énigme ?

Voici le texte de cette lettre :

Oasis de Bou Sâada, 25 août 1884.
Monsieur et cher Éditeur,

Je reçois aujourd’hui seulement, en plein Sahara, votre carte postale.

Envoyez-moi, je vous prie, le recueil chez moi, à Paris, 83, rue Dulong (Batignolles), c’est encore le plus sûr. Je le trouverai, dans un mois, à mon retour.

Maintenant, autre chose. Je viens de découvrir ici un livre arabe, lubrique, remarquablement traduit par un officier supérieur français.

L’histoire de ce livre est curieuse. Un écrivain arabe allait être mis à mort par ordre d’un bey (celui de Tunis, je crois) quand il obtint sa grâce à la condition qu’il écrirait un livre capable de réveiller les passions mourantes de son souverain.

Il a écrit ce livre et fut gracié. Les dessins de cette traduction sont faits par un officier d’État-major. Tous sont remarquables. Un d’eux me paraît être un vrai chef-d’œuvre. Il représente deux êtres épuisés après l’étreinte.

Ce livre, absolument inconnu de tout le monde me paraît singulièrement intéressant pour les amateurs de Raretés, Vous irait-il de le publier ?

L’officier traducteur hésite beaucoup, ayant grand peur que son nom soit prononcé. Je lui ai affirmé que dans le cas où cet ouvrage vous agréerait, il pourrait être assuré de la plus absolue discrétion.

Malheureusement, il n’a pas osé traduire un des chapitres concernant un vice fort commun en ce pays, « la Pédérastie », mais, en somme, le livre est, en son genre, un des plus curieux qu’on puisse trouver.

Si cette trouvaille vous tentait, vous pourriez écrire directement de ma part à M. le Commandant Maréchal, Commandant supérieur du Cercle Militaire de Bou Sâada (Algérie).

M. le Commandant Maréchal ne voudrait point entendre parler de question d’argent. Vous lui donneriez tout simplement quelques exemplaires.

Une autre question serait embarrassante. Il a fait autographier ce livre, en secret, par des subordonnés et il hésiterait beaucoup à se séparer de ce volume original relié magnifiquement. Pour les dessins cela pourrait créer un embarras.

Veuillez toujours me répondre un mot, car si la chose ne vous convenait pas, je connais quelqu’un qui la prendrait, immédiatement.

Recevez, cher Monsieur, l’expression de mes sentiments empressés et tout dévoués.

Guy de Maupassant.

Du 5 septembre au Ier octobre on peut m’écrire à Erbalunga, commune de Brando, près Bastia, Corse.

On n’a pu identifier l’éditeur à qui s’adressait Maupassant.

Toujours est-il que la description de l’ouvrage concorde avec celle du Jardin Parfumé et que la mention du manuscrit autographié fait penser aussitôt aux 35 exemplaires autographiés de 1876.

Nous sommes, quand Maupassant écrit, en 1884, huit ans après. Le commandant Maréchal, de Bou Sâada, ne serait-il pas le Capitaine d’État-Major M***, dont parle le texte de 1876 ?

C’est vraisemblable.

Comme il est vraisemblable que la mention portée sur le titre : Traduit de l’arabe par Monsieur le baron R***, et la date 1850, n’ont été mis là que pour égarer les recherches et détourner les soupçons qui auraient pu se porter sur le capitaine Maréchal.

Nous croyons pouvoir en déduire que la mention du traducteur de 1850 est fausse, comme serait fausse la date de copie du texte arabe (1848), comme sont fausses les indications de la Postface relatives à un travail en commun et à la collation de plusieurs manuscrits[2].

Et nous pensons que la traduction autographiée, en 1876, est l’œuvre du capitaine Maréchal, le même qui, devenu commandant en 1884, fit connaître à Guy de Maupassant le « livre arabe lubrique » dont il parle dans sa lettre.

Donnons ici quelques brèves précisions sur l’édition autographiée de 1876, renvoyant pour le reste à ma Bibliographie du Roman érotique au XIXe siècle.

La couverture, sur papier bleu vif (verso blanc) porte le titre arabe en lettres d’or. La feuille de garde offre un curieux filigrane : un grand papillon phallique, dans un cadre. Au bas du titre intérieur, calligraphié et autographié comme tout le volume, figure un monogramme en anglaises entrelacées : J. M. P. Q. Il y a un Frontispice et 13 lithographies libres, plus 43 figures au trait, dans le texte, dont beaucoup sont libres.

Cette édition originale est difficile à trouver. L’édition de 1912 du Jardin Parfumé[3] assure qu’un exemplaire s’est vendu en 1886, sur papier ordinaire, 600 francs, et 2 autres, sur Japon, 1.200 francs. Mais il y a évidemment là une confusion.

L’édition originale, la véritable originale, avec le filigrane au papillon phallique, n’a jamais connu de tirage sur Japon.

Il s’agit d’exemplaires d’une contrefaçon faite bien plus tard. Un catalogue de la librairie Lehec, en 1885, annonce cette contrefaçon en la présentant comme l’originale. Il y manque la page au filigrane, si le reste est assez exactement reproduit.

Est-ce que cette contrefaçon est due à l’intervention de Maupassant ? La lettre du romancier est de 1884 et ladite contrefaçon ne fut mise en vente qu’en 1885.

Est-ce plutôt l’éditeur Liseux, qui, en 1886, réalisa le désir de Maupassant ?

On en est réduit aux hypothèses.

L’édition donnée, en 1886, par Isidore Liseux est, en tout cas, un peu différente de celle de 1876. Évidemment, elle n’est pas illustrée. Mais le texte n’est plus tout à fait le même. Le titre porte d’ailleurs : Traduction revue et corrigée.

Il est vraisemblable que, faite sur les indications de Maupassant ou simplement sur la contrefaçon Lehec, l’édition Liseux s’est bornée à corriger la traduction précédente.

On nous dispensera de mentionner ici les éditions ultérieures, qui se bornent à reproduire le texte Liseux, avec, parfois, la Postface de 1876.

On a vu qu’il faut fixer, en réalité, aux années 1875 et 1876, la date de la traduction du commandant Maréchal.

Celle que nous avons publiée pour la première fois dans le présent volume lui est certainement antérieure.

Elle est due à Antonin Terme.

Quel est cet Antonin Terme, que les biographies ne mentionnent pas ?

On y trouve, en revanche, Joannès-Marie Terme, ancien député (1823-1888) et Frédéric Terme, journaliste (1825-1881).

Ces deux frères étaient nés à Lyon.

On remarquera qu’Antonin Terme fait hommage de son manuscrit au poète Joséphin Soulary, également né à Lyon.

Nous sommes donc, vraisemblablement, en présence d’un autre frère ou d’un cousin des précédents. Car il ne peut s’agir du fils de l’un d’eux.

D’après une note de Charles de Lasalle, l’auteur du Glossaire, note reproduite à l’Appendice, Antonin Terme était fixé à Liège, en 1875. Or, il avait offert sa traduction à Joséphin Soulary, antérieurement à 1864, puisque celui-ci publia, cette année-là, la pièce adressée à la Mauresque Nefissah. En outre, Terme nous apprend, dans sa Préface, qu’il a effectué sa traduction à Alger.

En fixant à 1862, au plus tard, le séjour à Alger d’Antonin, nous ne croyons pas nous tromper. Or, en 1862, l’aîné des frères Terme avait 39 ans et le second 37.

À moins d’admettre que Joannès-Marie ait eu un fils avant sa vingtième année, on voit que cette hypothèse doit être abandonnée.

Il nous a été plus impossible encore d’identifier Charles de Lasalle, qui adjoignit au Parfum des Prairies un court Glossaire et, comme on le verra à l’Appendice, exécuta, en 1875, l’une des trois copies connues du manuscrit d’Antonin Terme, celle-là même qui est aujourd’hui en notre possession, et nous a servi pour établir la présente édition.

Les stances de Joséphin Soulary, écrites après réception du manuscrit d’Antonin Terme, ont été publiées par lui, en 1864, dans la nouvelle édition complète, revue, corrigée et augmentée, de ses Sonnets, Poèmes et Poésies, dédiée à la Ville de Lyon.

On a lu ces stances en tête du Parfum des Prairies, ainsi que la Préface d’Antonin Terme. On a trouvé, à la suite, le Glossaire de Charles de Lasalle. À l’Appendice qui termine ce volume, on trouvera quelques documents dont la publication nous paraît devoir compléter ce volume.

Ce sont, dans l’ordre :

1o  La note de Charles de Lasalle qui termine notre manuscrit.

2o  La Notice du Traducteur sur le Cheikh Nefzaoui, qui précède l’édition autographiée de 1876.

3o  La Postface : « Au Lecteur » de la même édition autographiée.

Comme nous l’avons écrit dans l’Avertissement placé en tête de ce volume, la traduction parlée de la Mauresque Néfissah, rédigée en français par Antonin Terme, nous semble serrer de plus près le texte arabe que celle du Commandant Maréchal.

Ce n’est pas que nous croyons à un texte arabe unique et invariable. Comme tous les contes orientaux, il est probable que le Parfum des Prairies s’est transmis surtout par la tradition orale et que les manuscrits représentent des copies exécutées de mémoire.

D’où l’existence possible de textes arabes différents.

On remarquera cependant que les deux traductions — car la version Liseux n’est qu’une variante de la traduction Maréchal — suivent un même plan, avec les mêmes chapitres et, dans chaque chapitre, les mêmes histoires.

Quoi qu’il en soit, il nous semble que la version d’Antonin Terme est préférable, qu’elle suit de plus près le texte arabe, qu’elle est, en un mot, plus littérale.

Un exemple permettra d’en juger. Il est pris dans le Ier chapitre.

Traduction Maréchal-Liseux. — On raconte qu’un certain jour Abdel el Melick ben Merouane alla trouver Leïlla, sa maîtresse, et lui posa des questions sur beaucoup de choses. Entre autres, il lui demanda quelles étaient les qualités que les femmes recherchaient dans les hommes.

Traduction Terme. — Un jour entre les jours, Abd el Malek ben Merouar ayant rencontré la belle Lila, Lila la Sauvage, il lui demanda bien des choses et entre autres celles-ci : — Quelles sont, gracieuse Lila, les distinctions que les femmes aiment à voir chez les hommes ?

Veut-on un second exemple ?

Le chapitre X est intitulé par Maréchal :

Concernant les organes de la génération chez les animaux.

Terme l’intitule :

Des différents noms des engins des bêtes.

Et voici le début de ce chapitre :

Maréchal. — Sache, ô Vizir ! (Que Dieu te fasse miséricorde !), que les organes sexuels des mâles des divers animaux ne ressemblent pas aux différentes natures de membre viril que j’ai mentionnées.

Terme. — Entendez et écoutez, Seigneur Vizir, que Dieu bénisse ! Il y a des animaux dont le membre reproducteur est à peu près conformé comme celui de l’homme ; ce sont ceux qui ont des sabots aux pieds, comme les chevaux, les mulets et les ânes. Ceux-là ont des zebs vraiment remarquables comme dimension.


Comme on voit, Terme traduit en conservant au style arabe sa saveur, et se garde d’employer des termes scientifiques empruntés aux ouvrages de physiologie pour gens du monde.

Si ce n’est une traduction vraiment littérale, c’est, du moins, celle qui nous donne l’idée la plus exacte de ce remarquable ouvrage où se marient harmonieusement la poésie et la sensualité orientales.

Helpey,
bibliographe poitevin.

  1. Paris, Fourdrinier, 1930. Tome I, p. 171 et suivantes.
  2. Ces fausses indications et ces antidates sont des supercheries classiques en pareille matière.
  3. Bibliothèque des Curieux.