Le Parfum des îles Borromées/XXIII

Ollendorff (p. 281-288).

XXII


La multitude des connaissances que Mme de Chandoyseau s’était faite à l’Hôtel des Îles-Borromées fêta son retour. Elle fut entourée dès la première matinée ; on lui demanda mille détails sur ses impressions au lac de Côme. Tout le monde fut ému de l’indisposition de Mlle Solweg, et les questions au sujet de cette chère enfant qui n’était pas encore complètement remise, ne tarissaient pas.

— Ah ! mesdames, disait Mme de Chandoyseau, savez-vous quel fardeau délicat c’est d’avoir à soi une jeune fille ! Car il faut bien que je sois sa maman ! C’est un âge qui exige tant de soins, tant de minutieux ménagements, tant de subtiles prévisions, dirai-je même, car il faut voir pour elle, étudier à la fois son entourage et sa vie intérieure. Prévoir et deviner, n’est-ce pas l’art d’une mère ?

On la complimentait ; on admirait son tact et son intelligence. Qui donc prétendait que les femmes ne sauraient mener de front les préoccupations intellectuelles et les soins de la famille ? Et il se trouvait des gens pour vous faire entendre, en haussant les épaules, que les femmes à la mode ne sauraient s’embarrasser des soins de la maternité ? Mais il n’y avait qu’à écouter parler cinq minutes cette petite Parisienne-là, pour se convaincre qu’elle apportait une égale perspicacité dans les choses de l’esprit et dans celles du cœur. Tout particulièrement dans ses rapports avec sa « sœurette », elle avait une façon de prononcer seulement son nom, qui faisait que chacun en était attendri.

À la vérité, voici quels étaient exactement à l’heure actuelle les rapports de Mme de Chandoyseau et de sa « sœurette ».

Solweg, pressée ces jours derniers par de nouvelles demandes en mariage, avait avoué tout net à sa sœur qu’elle n’avait pas plus de répugnance pour celui-ci que pour celui-là, mais qu’elle était résolue une fois pour toutes à ne plus répondre à ce propos, parce qu’elle ne voulait pas se marier.

— Mais tu aimes donc quelqu’un ? s’était écriée Mme de Chandoyseau étonnée.

Solweg avait répondu simplement :

— Oui.

Quant à savoir qui Solweg aimait, ce ne fut pas long dès lors à découvrir.

Mme de Chandoyseau demeura atterrée. D’abord parce que rien au monde ne pouvait la vexer davantage que de n’avoir pas soupçonné la secrète passion de la jeune fille. En second lieu parce qu’elle comprit la sottise colossale qu’elle avait commise en s’acharnant à détruire la réputation du jeune homme, qui, à tout bien considérer, eût été un parti excellent pour Solweg. Tel avait été son « art de prévoir et de deviner ».

Sans doute, elle avait songé à Dompierre pour Solweg dès la première semaine, comme cela fût arrivé au premier venu qui voit en présence un jeune homme et une jeune fille ; elle les avait même fait danser ensemble. Mais elle n’avait même pas su s’employer à vaincre la réserve du jeune homme, ce qui eût été de la bonne diplomatie : et, au fond, la guerre qu’elle lui avait déclarée venait plutôt de la jalousie qu’elle avait elle-même pour sa maîtresse que de la froideur qu’il avait manifestée pour Solweg.

Devant l’impossibilité de réparer ce qu’elle avait fait, elle avait tenté de détourner Solweg de son idée.

— Mais, ma pauvre enfant, tu ne sais pas, il faut te dire… Ce jeune homme a une conduite scandaleuse : il a une maîtresse…

— Je le sais.

— Ah ! Eh bien ! tu connais toi-même cette Carlotta ?

— Ce n’est pas Carlotta.

— Comment ! Mais alors tu sais tout ! Ah ! mon Dieu !

Elle s’était enfuie, de peur d’entendre dire à Solweg qu’elle savait bien plus encore, qu’elle savait qui contribuait à éloigner Dompierre chaque jour davantage, qu’elle savait même à qui elle devrait de ne pouvoir jamais l’épouser probablement.

Mme de Chandoyseau était aux abois, et ne savait à quel saint se vouer. À qui demander conseil ? Son mari ne comprenait pas ; et elle reconnut à ce moment-là, que parmi les innombrables personnes qui lui prodiguaient leur admiration et leur attachement, il ne s’en trouvait pas une qui fût son amie. À qui, d’ailleurs, eût-elle pu confier un cas comme le sien ?

Elle aperçut le clergyman et lui fit signe.

— Mon révérend ! mon révérend !

Le bonhomme se précipita, trop heureux qu’elle le désirât. Comme il allait ouvrir la bouche pour lui adresser quelque compliment :

— Chut ! fit-elle, j’ai quelque chose à vous dire.

Il espérait toujours qu’elle prononcerait le mot définitif, celui que le malheureux attendait avec une angélique patience et qui devait mettre un terme à son stage humiliant d’amoureux.

— Vous avez quelque chose à me dire ? répéta-t-il en tremblant.

— Oui, dit-elle, quelque chose de très grave. Mais je voudrais être bien à l’aise et vous entretenir seule à seul.

— Seule à seul ! dit-il, All right ! madame, il y a un moyen, venez !…

— Non ! non ! pas si loin, fit-elle, en comprenant l’heureuse angoisse qu’avait éprouvée le vieillard. Non, non, entrons, si vous voulez bien, au salon ; il n’y a personne.

Elle le prit par le bras et l’entraîna :

— Mon révérend, je suis la plus misérable des femmes !

— Pas encore ! fit le naïf soupirant.

— Si, si ! dit-elle, sans saisir la bévue ; je vous dis que je suis la plus misérable des femmes. Voulez-vous savoir ce que j’ai fait ?

— Ma chère amie ! s’écria-t-il en ouvrant des yeux pleins d’anxiété.

— Vous allez comprendre tout de suite : ma petite sœur aime quelqu’un…

— Il faut la mèrier !

— Justement. Mais j’ai rendu ce mariage impossible : Solweg aime Monsieur Gabriel Dompierre.

Le révérend fit sa grimace.

— Monsieur Dompierre n’est pas ce que vous croyez, mon révérend. C’est moi qui l’ai chargé du scandale de l’affaire Carlotta !

— Vous !

— Moi, dit-elle. Me trouvez-vous toujours jolie, après ça ? Trouvez-vous que je suis encore « parfumée comme la rose de Jéricho » ?…

Le clergyman levait les bras au ciel. Il dit :

— Le Seigneur aime le paovre pécheur, madame, et je ne suis que le plus humble serviteur du Seigneur.

— Je vous remercie de votre indulgence, dit Mme de Chandoyseau. Mais songez cependant que je vous ai employé dans toutes ces histoires ; que, sous le prétexte de signaler l’horreur du scandale, je vous l’ai fait colporter ; que tout le monde qui eût douté de ma parole a cru à la vôtre, à cause de votre âge et de votre caractère !…

— Christ ait pitié de nous !

Le pauvre homme était tombé sur une chaise, et sa confusion était au comble. Il était épouvanté de l’aveuglement que la « concupiscence » avait répandu sur ses yeux et de la grandeur du mal où sa malheureuse passion l’avait entraîné. Quoi ! c’était lui qui avait été l’instrument des papotages d’une ville entière, et grâce auxquels un jeune homme était calomnié et l’honneur d’une jeune fille traîné dans la boue ! Dieu avait retiré la vue à son serviteur indigne, afin qu’il s’avançât davantage dans la voie de la déchéance que la luxure lui avait ouverte !

Mais Mme de Chandoyseau ne l’avait pas fait venir là pour contempler l’immensité du péché. Elle voulait qu’il lui donnât un avis, qu’il essayât de réparer ce qu’il avait — d’ailleurs innocemment — contribué à répandre.

— Que faire ? dit-elle.

Le vieillard se redressa.

— Madame, si le mal est grand, dit-il, du moins en ignore-t-on la source. Monsieur Dompierre peut ne pas savoir que vous avez été son ennemie souterraine ; dès lors, rien ne l’empêche de s’allier avec votre famille…

— Rien ! Mais, mon bon monsieur Lovely, vous ne voyez donc pas plus loin que le bout de votre nez : Monsieur Dompierre a une liaison, une vraie, celle-là…

— Eh bien ! fit le clergyman.

— Eh bien ! cette liaison, je l’ai découverte au mari, entendez-vous bien ? Je ne sais trop ce qu’en pense celui-ci ; il affecte depuis lors d’être mieux que jamais avec l’amant de sa femme ; mais j’ai idée qu’il cache son jeu et qu’un de ces jours ces deux hommes-là vont se couper la gorge !

— Dieu tout-puissant !

— Vous voyez que Monsieur Dompierre est encore loin d’épouser ma petite sœur !… Ah ! ah ! dit-elle, je suis bien malheureuse, plaignez-moi, monsieur Lovely !

Elle avait pris les mains du vieillard ; elle les baisait, dans son besoin de trouver un appui, et elle pleurait très sincèrement.

— Voyez-vous, disait-elle, j’aime beaucoup ma petite sœur, je ne suis ni une mauvaise ni une malhonnête femme, monsieur Lovely. Non, non, il ne faut pas croire cela. J’ai été coquette, je sais bien… Oh ! si, si, j’ai été très coquette avec vous, c’est très vilain, ça a pu vous donner de fâcheuses idées sur mon compte, mais ça n’aurait pas été plus loin, croyez-le bien, je n’aurais pas permis ; je suis honnête et très fidèle à mon mari !…

Elle disait vrai, dans son réel affolement. Son étourderie naturelle lui faisait oublier qu’elle achevait de martyriser le malheureux vieillard, tout en essayant de se rehausser dans son esprit. Elle était une femme très honnête, elle n’avait jamais trompé son mari ; elle aimait beaucoup sa petite sœur ; mais elle faisait cent fois pis que si elle eût été méchante et malhonnête.

Le désespoir verdissait la figure du révérend Lovely. En l’espace d’une minute, il perdait jusqu’à ce dernier espoir du péché qui était son seul soutien, dans son grand désarroi moral. Ainsi donc, il n’assouvirait pas les pauvres désirs accumulés durant une longue vie de probité et de vertu ; ce serait en vain qu’il aurait secoué ces temps-ci les remontrances de sa conscience et causé la détresse de sa digne femme ! On s’était joué de lui comme d’un pantin, pendant qu’il exposait, lui, brave homme, toute l’honorabilité de sa vie, et sa part de ciel, que sa foi lui montrait compromise. Et, du même coup, on lui montrait qu’il était beaucoup plus coupable qu’il ne l’eût cru, car il avait trempé dans les plus honteuses calomnies. Ne devait-il pas se révolter et souffleter cette poupée, cet article de bazar de Paris qui était la cause d’un tel désordre ?

Il leva sur elle ses yeux où la passion tardive avait fait surnager une grande tendresse enfantine curieusement mêlée à une affreuse servilité.

— Oh ! je sais, dit-il, que vous êtes une femme excellente ; c’est moi qui ai été le coupable, et je vous en demande pardon…

— Mais, que faut-il faire ? dit Mme de Chandoyseau qui n’avait que cette idée en tête.

Il lui dit, avec son accent comique qui donnait une étrange saveur à ses paroles sérieuses, qu’il revendiquerait lui-même la responsabilité de tout ce qui s’était fait. Il emploierait tout ce qui lui restait de forces à arracher la calomnie jusqu’en ses racines ; il avouerait qu’il s’était trompé : on attribuerait l’éclat donné à ces faux bruits à son excès de zèle… N’était-ce pas vraisemblable de la part d’un « pasteur protestant » ? dit-il en s’efforçant de sourire. Et ceux qui seraient tentés de croire que Mme de Chandoyseau avait été pour quelque chose dans ces affaires, apprendraient par lui-même qu’elle avait été abusée par l’influence d’un vieillard…

— Oh ! oh ! dit-elle, mon révérend, vous ne ferez pas cela ; je ne le souffrirai pas.

— Je le ferai.

— Mais vous êtes un saint !

— Je n’aurai point de mérite, dit-il, en relevant encore une fois sur elle ses yeux souffrants où l’on sentait le cruel plaisir qu’il éprouverait à se sacrifier pour elle.

— Oh ! dit Mme de Chandoyseau, vous savez que je n’accepterais jamais ça, s’il ne s’agissait que de moi ; mais il s’agit de sauver une jeune fille.

— Dieu nous aidant, nous la sauverons, madame, dit le révérend Lovely en se retirant avec la contenance d’un chrétien qui marche à la mort.

Elle le regarda un instant s’éloigner, puis, étant passée dans le hall, elle y oublia tout, au milieu du babillage de ses nombreuses amies qui l’appelaient : « l’idéale petite maman ».