Ollendorff (p. 271-280).

XXII


Dans la nuit, Gabriel, qui ne pouvait dormir, ouvrit sa fenêtre, et, ayant tiré une chaise sur le balcon, il s’y installa et respira l’air frais que la grande quantité des arbres verts imprégnait d’un parfum un peu âpre. En se penchant, il s’aperçut que la fenêtre de Lee n’était pas fermée, et qu’il y avait de la lumière dans sa chambre. Le poète, ayant entendu le mouvement de son voisin, parut. Les balcons se touchaient et, de l’un à l’autre, on pouvait causer facilement.

— Vous travaillez ?

— Oui, dit Lee, je mets la dernière main à un ouvrage où j’espère avoir enfin montré un homme !

— Un homme ?

— Oh ! je se parle pas de l’homme tel que le conçoivent vos romanciers et généralement toute votre littérature. Pour vous autres, vous avez créé une figure d’homme, lorsque vous êtes assuré que quelques poignées de crétins, de filous ou de pieds-plats de vos contemporains s’y reconnaîtront comme en un miroir. J’ai conçu, moi, un homme, dans le recueillement de mes veilles ; grâce aux mille expériences que la réalité m’a fournies, sans doute, mais grâce aussi à l’instinct du beau que Dieu mit en moi et que toute ma vie fut employée à éclairer, à développer, à magnifier enfin. Si je ne mets pas au jour, par le moyen de l’art, une figure différente de celle que j’eusse pu produire plus simplement, en m’accouplant avec une maritorne, je ne vois pas la raison de me priver du farniente ou des plaisirs d’un viveur. J’espère donc vous faire voir un être doué de toutes les qualités nécessaires à la viabilité, mais qui se hausse au-dessus de la conception de beauté que vous vous faites communément.

— Diable !

— Je veux un héros.

— Ça n’est pas original.

— Dites plutôt que l’on a rendu banale la figure du héros en n’incarnant sous cette dénomination que le type soumis jusqu’à l’abnégation de sa personne aux conditions tragiques que nous imposent la nature et la société, les deux marâtres. Vous glorifiez sans lassitude le soldat et l’amant. Laissons le soldat, pour ne pas froisser votre susceptibilité de Français ; vous êtes une nation condamnée à être militaire ou à n’être pas, et il serait malséant à moi de vous attaquer sur ce triste point. Mais l’exaltation perpétuelle de l’amant est une honte pour une littérature. Je sais bien que jamais vous n’obtiendrez que l’humanité se défasse d’une forte et secrète complaisance envers toutes les choses de l’amour. Elle sera donc également indulgente aux acteurs de l’amour quels qu’ils soient. Il n’en est pas moins vrai que l’artiste, le poète dont la mission est de donner des exemples de beauté, rien que de beauté, devra s’abstenir de nous exhiber le spectacle de la passion amoureuse, c’est-à-dire le cas où l’homme se ravale à plaisir au niveau de la bête, devient inintelligent, obtus, fermé à l’univers entier, prêt à toutes les bassesses, à toutes les trahisons, aux crimes les plus dégradants, dans le seul but de se vautrer sur une créature, de se perdre, de s’anéantir, soi, sa personnalité, son avenir, dans un être dont la séduction se fane dans le temps même qu’elle vous fait pâmer !… Ne m’objectez pas que j’exagère, que ce n’est pas cela ; qu’il y a un amour plein de charme, de grâce et de poésie : Roméo, Juliette, les balcons, les romances, la musique, les fleurs…. C’est le piège de la nature ! qui ne sait de quoi il retourne ?

Partout où l’amour atteint la passion, il y a démence, rage, cruauté, lâcheté, mensonge, infamie et meurtre. Tout amour qui cesse d’être une bleuette, n’est autre chose que l’épanouissement de nos plus bas instincts et l’obstruction de nos facultés. Certes, mon héros ne sera ni cet homme vil ni cette brute, mais bien celui qui, se détournant de votre idole d’Éros adorée par les siècles, aura le front de lui cracher à la face et de lui vomir son dégoût !…

— Je vois, dit Dompierre, que votre sujet vous possède… autant que le pourrait faire le sentiment de l’amour, et il vous rend cruel comme un amoureux !…

— En effet, je suis amoureux de mon sujet, et vous voyez que cela me rend méchant, puisque je ne tiens pas compte de vos sentiments qui pourraient être blessés à juste titre. Excusez-moi donc, je vous prie. Mais, que serait-ce, si j’aimais une femme ?…

— Nous verrons bien ce que ce sera !

— Comment ! vous le verrez bien ?…

— Je dis que cela ne peut manquer de vous arriver, et j’aurais plaisir à en être témoin… ce qui…

— Mon ami, interrompit l’Anglais, vous ne savez pas ce que vous dites !

— Je sais que votre orgueil est immense, et, s’il vous répugne de servir la nature et la société, il vous répugnerait davantage de vous abaisser jusqu’aux pieds d’une créature humaine. Mais l’amour entre chez nous comme un voleur, et l’on est déjà à genoux avant d’avoir eu le temps de crier : au voleur !

— Cela équivaut à dire qu’il se peut faire que je devienne fou ; mais dans ce cas comme dans l’autre, je considère que ma personnalité est morte. Aussi comprenez-vous que je me défende contre cet état mental avec l’intrépidité que l’on met à défendre sa vie !

— Défendez-vous bien ! dit Dompierre, en se retirant du balcon. Je vous souhaite bonne chance !

Il passa un veston et descendit. La conversation de l’Anglais lui était presque intolérable, ces temps-ci. La rage du poète contre la passion de l’amour semblait croître depuis le voyage de Bellagio, et elle s’exerçait à tout propos avec une telle violence que Gabriel se demandait si cette haine philosophique ne provenait pas d’une sorte de dépit ou d’un combat acharné contre l’ennemi lui-même qui menacerait d’enlever la place. L’exaltation de la manie moralisatrice du clergyman ne s’était-elle pas produite précisément dans une pareille circonstance ?

Gabriel poussa avec précaution la petite porte extérieure du bâtiment des dépendances, dont il gardait toujours une clef en prévision de ses sorties nocturnes ; et il se trouva dans le jardin. Le jet d’eau, comme au temps de nuits plus heureuses, égrenait toujours ses fines perles dans le bassin, et c’était le seul bruit. Les chênes-verts tachaient l’ombre de leur masse opaque ; et le malheureux amant distingua les pointes aiguës et noires du bouquet de cyprès où il avait tant de fois tendu les bras à sa maîtresse. Le parfum de la nuit était aussi le même. Toutes les choses qu’il apercevait avivaient l’affreuse plaie de son cœur. La fenêtre de Lee était la seule qui fût éclairée, et il regarda d’en bas le poète, allant et venant dans sa chambre, se passant la main dans les cheveux, rejetant brusquement la tête en arrière, enfin en proie à la grande surexcitation de l’œuvre orgueilleuse dans laquelle il espérait noyer la sourde poussée de ses appétits naturels. On le voyait venir parfois jusqu’au balcon, et là, en face de la splendide nature endormie, il semblait prendre un singulier plaisir à la défier et à arracher dans une lutte monstrueusement inégale, sa cervelle et sa chair à l’universel enchantement.

— Grand bien lui fasse, soupirait à part lui Gabriel, et tant mieux s’il y échappe !…

Il alla machinalement s’asseoir sur le petit banc de bois, au pied des cyprès, d’où il avait coutume d’épier l’arrivée de Luisa, de discerner sa silhouette claire dans l’obscurité, et de bondir à son approche. Il y sentit l’irrémédiable fin de cette vie de rêve. Le silence accentué par le menu bruit des gouttelettes d’eau tombant dans la vasque, ce silence qu’il avait tant aimé parce qu’il savait quel pas chéri l’allait rompre en faisant crier le gravier des allées ou les feuilles de l’automne, lui donna cette fois-ci, l’impression d’un désert mortel, d’un abandon général des êtres et des choses. Il eut presque peur et regarda à droite et à gauche, d’un mouvement d’enfance qu’il se rappelait avoir exécuté étant petit, quand on le faisait monter, le soir, dans l’escalier obscur. Tout aussi puérile était la réflexion qui le ranima : « Si elle venait ! se disait-il, s’il lui prenait l’idée de redescendre ici ; même pas pour moi, puisque nous ne nous y sommes pas donné rendez-vous, mais par l’entraînement de l’habitude ou par cette complaisance que l’on a parfois pour des souvenirs qui veulent revivre ! Si elle venait !… »

Hélas ! si elle venait ! ce serait encore entre eux une de ces scènes terribles où ils s’invectivaient désormais comme des ennemis acharnés, où ils ne mettaient plus en commun que leur horreur d’eux-mêmes, où il n’était plus question que de l’ignominie de leur conduite. Que Lee avait donc raison ! — et c’était pour cela qu’il était exaspérant ! — que leur amour était laid ! Dans quelle fange ils se vautraient ! Elle ne cessait de lui avouer qu’elle ne l’aimait pas ; et elle tombait dans ses bras avec cette sorte de frénésie que seul, peut donner le mépris de soi-même ou l’abandon de soi, tête perdue, dans l’abîme. Ils n’avaient plus de caresses ; ils se faisaient mal, se battaient, s’écorchaient. Lui seul essayait de ramener la douceur entre eux, mais à la première expression tendre, elle le coupait brutalement : « Pourquoi me dis-tu ça ? je ne t’aime pas ! tu sais bien que je ne t’aime pas ! » — « Mais alors, que fais-tu là ? » — « Ce que je fais ? mais je me perds ; j’achève de me perdre ; je ne suis pas tout à fait assez perdue ! ah ! ah ! ah ! il me demande ce que je fais là ! »

Et c’était cela qu’il attendait, c’était cette ivresse sanglante qu’il espérait encore en se piquant la figure et les mains contre les aiguilles des arbres verts ! Car il était là, encore, la tête dans le feuillage, à s’avancer, puis à se retirer précipitamment, en faisant tout bas : « holà ! » lorsque la douleur était trop vive. Il se souvenait de la voix de Luisa : « Combien de fois t’es-tu piqué ? » — « Trois fois ! » — « Ce n’est pas assez ! ce n’est pas assez !… la prochaine fois, il faudra !… »

Là, les jambes lui manquèrent ; il s’assit. De tous les souvenirs de l’amour, le plus atroce est celui du son de la voix. « Mio ! mon Mio ! » Ses oreilles s’emplissaient de ce chant incomparable : « Mio ! mon Mio ! » Puis il se releva précipitamment ; il avait cru entendre réellement ; il fit un pas dans l’allée. Personne ! Le désert, plus vide, plus immense que jamais. Le bruit du jet d’eau l’impatientait ; il eût voulu trouver la clef pour arrêter ce murmure infatigable, lié dans sa mémoire à une autre musique, et qui contribuait à la lui rendre trop vive.

Il continua de marcher dans le jardin. Là-bas, dans le fond, était le petit kiosque meublé que la nuit lui cachait. Mais, plus près, il apercevait les branches plusieurs fois tordues sur elles-mêmes du vieil olivier dans lequel on montait jusqu’à une petite plate-forme, pour découvrir le lac. « C’est là, pensait Gabriel, qu’une nuit elle oublia que c’était dans mes bras qu’elle était et qu’elle fut presque épouvantée quand je lui parlai tout à coup ! Elle revoyait la figure de son mari dans un jardin du Pausilippe !… » Et lui qui défaillait à l’idée que la chair qu’il baisait était pâmée par lui, pour lui ! Quelle misère ! quelle source de turpitudes que l’amour ! Il contient le mensonge et la trahison à ce point, que l’on s’y trahit l’un l’autre jusque dans l’étreinte !

À vingt-huit ans seulement, il avait la révélation de cela. Jusque-là, il n’avait jamais souffert par l’amour, ou, du moins, dans la douleur sentimentale de la vingtième année, il n’avait souffert que pour bénir la chère cause de son mal, et l’amour qui le faisait pleurer demeurait quand même pour lui un joli dieu, au visage sublime et plus beau que toutes les choses de la terre. Eh ! parbleu ! c’est ainsi que le voyait en ce moment-ci Solweg, cette petite fille qui s’était mise à s’éprendre de lui. Ah ! il eût eu beau jeu, celui qui se fût avisé d’aller médire de l’amour vis-à-vis de cette enfant qui en souffrait affreusement, pourtant, ainsi qu’on n’en pouvait douter. Gabriel ne la plaignait pas. Que n’eût-il pas donné pour être affecté de la même façon qu’elle, pour être fier de son sentiment, pour se sentir anobli par sa propre douleur !

Mais il pensait que celle qu’il adorait, lui, s’était roulée, couverte de honte, aux pieds de cette jeune fille, et que cette jeune fille ne l’avait pas relevée et l’avait souffletée de son mépris. C’était bien dans cette attitude des deux femmes, que lui apparaissait la différence des deux sortes d’amour. Et celui des deux qui le touchait, qui était le sien, ce n’était pas celui qui se dressait la tête haute, dédaigneux et superbe, mais celui qui se courbait en rougissant, qui s’humiliait, s’abîmait, et s’enivrait de son infamie.

Cependant, il essayait de se convaincre que Luisa avait eu tort de s’abaisser, de ne pas comprendre que sa passion, à elle aussi, avait sa grandeur et sa beauté. Sa grandeur et sa beauté ! Mais elle confessait ne pas même éprouver l’amour ; et elle n’était en proie qu’à une sorte de folie luxurieuse que la nouveauté, le goût du fruit défendu, la mollesse du climat lui avait répandue dans la chair ! Et elle déshonorait bassement l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer dans son cœur ! Sa grandeur et sa beauté !… Non, non, il fallait en prendre son parti : leur amour était une misérable vilenie.

Mais tant pis ! mille fois tant pis ! c’est à cet amour-là qu’il était tout prêt à consacrer jusqu’au dernier lambeau de sa chair. Il était entraîné par une cavale furieuse, par une bête infernale qui galopait à l’aveugle dans un pays d’horreur ; tout son corps sautait, sursautait à la croupe de l’animal de cauchemar ; ses membres étaient meurtris, arrachés ; ils s’accrochaient aux cailloux, aux épines ; mais c’était cela qu’il lui fallait, rien autre que cela. Que lui parlez-vous de bonheur, de suavité, de beauté ! Mais, il se moque de ces choses ! Ce qu’il aime, c’est de parcourir les chemins derrière sa cavale, et de pouvoir, en se retournant, voir le sol que son passage a rendu pareil à celui d’une boucherie et d’un abattoir. En vérité il faut être naïf pour venir parler de bonheur à un amant : c’est la torture qu’il recherche.

Gabriel monta par le petit escalier tournant, jusqu’au cœur du vieil arbre où il avait tenu dans ses bras le corps de Luisa. « Elle était là, pensait-il, une fois assis sur la petite plate-forme ; je sentais sur mes genoux son poids bien-aimé ; le parfum de sa gorge et de ses cheveux m’environnait ; un de ses bras, — son bras, mon Dieu ! puis-je revoir cette image sans mourir ! — était sorti complètement du peignoir, et l’obscurité m’empêchant de le voir, je le parcourais lentement des lèvres, depuis la grâce vivante du poignet jusqu’au délire mortel que contient la rondeur de l’épaule. Je lui dis : « Luisa, il n’est pas possible que je survive au délice que vous me donnez ! » Elle se releva brusquement : « Ah ! c’est vous ! »

Et il eût donné encore son âme, son éternité, pour goûter à nouveau le supplice raffiné de cette petite scène.

La nuit s’avançait ; le lac et les montagnes commençaient à blanchir. Il pensa : « Ce serait le moment de nous en aller si elle était là ! » Et il se leva et partit, comme s’il la suivait.

Il prenait des précautions pour ne pas faire de bruit en marchant sur le sable. Il se souvint d’un cri qu’elle avait poussé, un matin qu’ils rentraient côte à côte, en appuyant le pied sur un limaçon dont la coque avait craqué. Quelques oiseaux lui avaient répondu et les massifs s’étaient éveillés autour d’eux.

Gabriel remarqua que Dante-Léonard-William était encore à son balcon. Il avait éteint sa lampe et ne travaillait plus. Il était debout et regardait fixement au loin. Sans doute voyait-il l’aube répandre à flots son lait matinal sur les collines et sur les eaux ? Peut-être acceptait-il enfin la dangereuse invitation que ce dernier matin d’octobre répétait, une fois suprême !