Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 1-22).


CHAPITRE PREMIER.


Il y a une trentaine d’années, miss Maria Ward, de la petite ville d’Huntingdon, n’ayant que sept mille livres sterling pour fortune, eut le bonheur de captiver sir Thomas Bertram, propriétaire du parc de Mansfield dans le comté de Northampton, et de se trouver par-là élevée au rang d’épouse d’un baronet, avec tous les agrémens et l’importance d’une belle maison et d’un grand revenu. Tout Huntingdon se récria sur les avantages d’un tel mariage ; l’oncle de miss Maria lui-même, qui était un homme de robe, reconnut qu’elle aurait dû posséder trois mille livres sterling de plus pour pouvoir y prétendre avec quelque raison. Elle avait deux sœurs qui, aussi jolies qu’elle, paraissaient devoir se ressentir de son élévation ; mais il n’y a pas dans le monde autant d’hommes d’une grande fortune, que de jolies femmes qui les méritent. Miss Ward, l’aînée des sœurs de miss Maria, après avoir attendu cinq ou six ans, fut obligée de s’attacher au révérend monsieur Norris, ami de son beau-frère, qui n’avait que fort peu de biens ; et miss Fanny, la plus jeune des trois sœurs, fut encore plus mal partagée. Le mariage de miss Ward ne fut pas toutefois désavantageux : sir Thomas s’étant trouvé heureusement à même de procurer à son ami le presbytère de Mansfield, et monsieur et madame Norris commencèrent leur carrière de félicité conjugale avec un revenu de près de mille livres sterling par an. Mais miss Fanny se maria tout à fait contre le gré de sa famille, en s’unissant à un lieutenant de marine, sans éducation, sans fortune, et sans aucune protection. Elle pouvait difficilement faire un plus mauvais choix. Sir Thomas avait le désir de voir toutes les personnes qui étaient liées à sa famille dans une situation respectable, et il aurait volontiers cherché à améliorer celle de la sœur de lady Bertram ; mais avant qu’il eût trouvé quelque moyen d’y réussir, une rupture absolue entre les deux sœurs avait eu lieu. Pour s’épargner des remontrances inutiles, miss Fanny, devenue madame Price, n’avait point écrit à sa famille au sujet de son mariage, qu’après l’avoir contracté. Lady Bertram, qui était d’un caractère singulièrement tranquille et indolent, se serait volontiers contentée d’abandonner sa sœur et de n’y plus penser ; mais madame Norris avait un esprit d’activité qui ne put être satisfait qu’après qu’elle eut écrit une longue lettre pleine de reproches, pour lui représenter la folie de sa conduite et la menacer de toutes les conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter. Madame Price fut piquée et courroucée. Une réponse qui renfermait les deux sœurs dans ses plaintes amères, et qui contenait des réflexions peu respectueuses sur l’orgueil de sir Thomas, à qui madame Norris ne manqua pas de communiquer cette lettre, interrompit toute communication entre madame Price et ses sœurs pendant un espace de temps considérable.

La distance entre leurs demeures était si grande, et leur position dans le monde était si différente, que, pendant onze ans, les uns et les autres ignorèrent à peu près mutuellement leur existence. Il n’y eut que madame Norris qui, de temps en temps, annonçât avec humeur à sir Thomas, qui en était surpris, que sa sœur Fanny était encore accouchée d’un autre enfant. Au bout de onze ans cependant, madame Price ne put se résoudre à conserver plus long-temps de l’orgueil et du ressentiment, et à perdre une liaison de famille qui pouvait lui donner de l’assistance. Des enfans en grand nombre, et qui pouvaient se multiplier encore, un mari incapable de prendre un service actif, mais qui n’en était pas moins enclin aux plaisirs de la table, et un très-faible revenu pour subvenir à l’entretien de sa famille, déterminèrent madame Price à rechercher, à regagner l’affection des amis qu’elle avait si inconsidérément négligés. Elle écrivit en conséquence à lady Bertram, et peignit ses regrets et sa situation de manière à la disposer, ainsi que son époux, à une réconciliation. Elle était sur le point d’accoucher de son neuvième enfant, et après avoir rappelé cette circonstance et imploré leur protection pour l’enfant attendu, elle ne cachait point combien les huit autres pourraient avoir besoin de leur appui par la suite. Son aîné était un garçon de dix ans, plein d’ardeur et de bonne volonté, et qui désirait déjà ardemment d’avoir une carrière à suivre. Mais que pouvait-elle faire pour lui ? S’il pouvait par la suite être utile à sir Thomas dans ses possessions d’Amérique, tous les emplois lui seraient bons, ou bien il prendrait la carrière de la marine pour les Indes orientales, si cela paraissait plus convenable à sir Thomas.

Cette lettre ne fut point sans effet. Elle rétablit la concorde et l’affection entre les différens membres de la famille. Sir Thomas envoya en réponse un avis amical et des assurances de bienveillance, lady Bertram envoya de l’argent et un trousseau d’enfant, et madame Norris écrivit la lettre.

Ce furent-là les suites immédiates de la démarche de madame Price ; mais au bout d’un an, il en résulta pour elle un avantage plus important. Madame Norris faisait observer souvent à sir Thomas et à lady Bertram qu’elle ne pouvait bannir de sa pensée sa pauvre sœur et sa nombreuse famille, et elle finit par dire qu’elle serait charmée de voir que l’un de ses enfans fût élevé à Mansfield. « Que serait-ce d’avoir soin entr’eux de la fille aînée de madame Price, âgée de neuf ans, et arrivée à une époque de la vie qui demandait plus d’attention que sa pauvre mère ne pouvait lui en donner ? L’embarras et la dépense ne seraient rien, comparés à la bonté de cette action. » Lady Bertram accueillit sur le champ cette proposition. « Je crois que nous ne pouvons mieux faire, dit-elle aussitôt ; envoyons chercher l’enfant. »

Sir Thomas ne pouvait donner son consentement si subitement. Il fit des objections ; il hésita. C’était une charge sérieuse. En prenant cet enfant, il fallait lui donner une éducation convenable, autrement ce serait une cruauté que de l’ôter à sa famille. Il pensait à ses quatre propres enfans, à ses deux fils, à l’amour entre cousins, etc. Mais il n’eut pas plutôt entrepris d’établir ses objections, que madame Norris l’interrompit en répondant à toutes, qu’il les eût faites ou non.

« Mon cher sir Bertram, je vous comprends à merveille, et je rends justice à la générosité et à la délicatesse de vos réflexions, qui sont entièrement d’accord avec votre conduite : je pense comme vous, que l’on doit tout faire pour l’établissement d’un enfant que l’on a en quelque sorte adopté. Comme je n’ai point d’enfans, il n’y a qu’à ceux de mes sœurs que je puisse vouloir laisser mon bien ; et je suis sûre que M. Norris est trop juste… Mais vous savez que je n’aime pas à me vanter. Ne soyons pas effrayés par une bagatelle. Que la jeune fille reçoive une bonne éducation, et qu’elle soit introduite convenablement dans le monde, et il y a dix à parier contre un, qu’elle trouvera un bon établissement sans qu’il en coûte rien à aucun de nous. Il suffit qu’elle soit votre nièce, sir Thomas, pour qu’elle soit vue favorablement dans tout le voisinage. Je ne dis pas qu’elle deviendra aussi belle que ses cousines ; j’ose même dire qu’elle ne le deviendra pas ; mais tant de favorables circonstances la serviront dans ce pays, qu’il y a toute sorte de probabilité qu’elle formera un excellent mariage. Vous pensez à vos fils… ; mais ce que vous craignez ne peut arriver. Élevés ensemble, ils se regarderont comme frères et sœurs. Cela est moralement impossible, je ne connais aucune preuve de ce que vous redoutez. C’est même le seul moyen de prévenir une semblable liaison. Supposez qu’elle devienne une jolie personne, et que dans sept ans d’ici elle soit vue pour la première fois par Thomas ou Edmond ? j’ose dire qu’il y aurait quelque mésaventure à redouter. Mais, élevés ensemble, quand bien même elle aurait la beauté d’un ange, elle ne leur paraîtra jamais qu’une sœur. »

« Il y a beaucoup de choses vraies dans ce que vous dites, répliqua sir Thomas ; je suis loin de vouloir m’opposer, sur de frivoles prétextes, à un plan qui convient aussi bien à nos situations mutuelles. Je veux dire seulement qu’il ne faut pas l’adopter légèrement ; et que, pour rendre cette action profitable à madame Price, nous devons assurer à l’enfant, ou nous regarder comme obligés de lui assurer une pension convenable, si cet établissement que vous prévoyez si promptement n’avait pas lieu.

« Je vous entends parfaitement, s’écria Mme Norris ; vous êtes la générosité même, et nous serons toujours d’accord sur ce point. Vous savez que je suis toujours prête à faire tout ce que je puis pour le bonheur de ceux que j’aime ; et quoique je ne ressente pas pour cette petite fille la centième partie de l’attachement que j’ai pour vos enfans, je me haïrais moi-même si j’étais capable de la négliger. N’est-elle pas la fille de ma sœur ? et pourrais-je la voir manquer de quelque chose tant que j’aurais un morceau de pain à lui donner ? Mon cher sir Thomas, avec tous mes défauts, j’ai un bon cœur, et pauvre comme je suis, je me refuserais plutôt le nécessaire que de manquer de générosité. Ainsi, j’écrirai demain à ma pauvre sœur, si vous le voulez, et je lui ferai la proposition dont nous venons de parler. Aussitôt que ce sera une chose décidée, je me charge de faire venir l’enfant à Mansfield ; vous n’aurez aucun embarras à cause de cela. Vous savez que je ne regarde pas à ma peine. J’enverrai Nanny à Londres pour cet objet. Elle descendra chez son cousin le sellier, et l’enfant lui sera envoyé dans ce lieu. On peut aisément trouver à Portsmouth des personnes respectables allant à Londres par les voitures publiques, auxquelles madame Price confiera sa fille. »

Sir Thomas ne fit plus d’objections ; il blâma seulement le plan d’envoyer Nanny. Un moyen plus honorable et moins économique ayant été arrêté pour le voyage de l’enfant, la chose fut regardée comme arrangée, et l’on jouit d’avance des plaisirs d’un projet si bienveillant. Ces plaisirs, en stricte justice, n’auraient pas dû être les mêmes pour les différens intéressés dans cette affaire ; car sir Thomas était résolu d’être le protecteur réel de l’enfant, et madame Norris n’avait pas la moindre intention de faire les plus petits frais pour son entretien. Elle avait assez de bienveillance pour marcher, parler, donner des avis, et personne ne savait mieux qu’elle dicter aux autres la libéralité. Mais son amour pour l’argent était égal à sa passion pour donner des conseils, et elle s’entendait aussi bien à conserver sa bourse qu’à dépenser celle des autres. Comme elle avait fait un mariage au-dessous des prétentions qu’elle avait eues, elle avait jugé devoir adopter d’abord une conduite économe, et ce qui avait commencé par une mesure de prudence, était devenu ensuite une chose de choix.

Quand on reprit ce sujet, les vues de madame Norris se découvrirent entièrement ; et lorsque lady Bertram lui demanda tranquillement : « Ma sœur, l’enfant ira-t-il d’abord chez vous ; ou viendra-t-il chez nous ? » sir Thomas entendit avec quelque surprise madame Norris lui répondre qu’elle était dans l’impossibilité de prendre aucune part personnelle à cette charge. Il avait jugé que ce serait une addition convenable aux habitans du presbytère, et que cette jeune fille serait une compagne très-désirable pour une tante qui n’avait point d’enfants ; mais il reconnaissait qu’il s’était entièrement abusé. Madame Norris allégua le mauvais état de la santé de M. Norris, qui lui rendait le bruit insupportable, et qui nécessitait, quand il avait ses accès de goutte, qu’elle ne bougeât pas d’auprès de lui.

« Alors, il sera mieux que ma nièce vienne ici, dit lady Bertram froidement. Après une courte pause, sir Thomas ajouta avec dignité : « Oui, que notre maison soit la sienne. Nous ferons notre devoir envers elle, et elle aura du moins l’avantage d’avoir des compagnes de son âge, et une institutrice. »

« Cela est très-vrai, s’écria madame Norris, et ce sont deux considérations importantes. Ce sera la même chose pour miss Lee d’avoir trois jeunes filles à instruire au lieu de deux. Je voudrais seulement pouvoir être plus utile ; mais vous voyez que je fais ce que je puis. Je ne suis pas de ces gens qui craignent leur peine. Nanny ira chercher la petite, quoique cela me gênera un peu. J’espère que ce sera une bonne fille, et qu’elle sera sensible au bonheur d’avoir de tels amis. »

« Si ses dispositions étaient réellement mauvaises, dit sir Thomas, nous ne pourrions, à cause de nos enfans, la garder dans notre maison ; mais il n’y a aucune raison pour craindre un si grand mal. Nous devons nous attendre à ce qu’elle soit fort ignorante, à ce qu’elle ait des sentimens peu élevés et des manières communes ; mais ce ne sont pas là des défauts incurables. Si mes filles eussent été plus jeunes qu’elle, j’aurais fait une attention extrême à cette introduction auprès d’elles d’une nouvelle compagne ; mais dans l’état où sont les choses, je crois qu’il n’y a rien à craindre pour mes filles, et qu’il y a tout à espérer pour leur jeune cousine, dans cette association. »

« C’est exactement là ce que je pense, dit madame Norris, et ce que je disais ce matin à mon mari. Il suffira que l’enfant soit avec ses cousines pour recevoir de l’éducation ; si miss Lee ne lui apprenait rien, ses cousines seules leur enseigneraient à être bonne et intelligente. »

« J’espère, dit lady Bertram, qu’elle ne tracassera pas mon pauvre petit singe. Il n’y a que peu de temps que j’ai obtenu de Julie qu’elle le laissât tranquille. »

« Nous rencontrerons quelques difficultés, madame Norris, dit sir Thomas, relativement à la distinction qu’il y aura à faire entre les jeunes personnes, quand elles prendront de l’âge, et pour faire sentir à mes filles ce qu’elles sont ; sans qu’elles regardent cependant leurs cousines trop au-dessous d’elles, tout en se rappelant qu’elle n’est pas une miss Bertram. Je désire qu’elles soient unies d’amitié, sans vouloir autoriser aucun degré d’arrogance de la part de mes filles ; mais cependant elles ne peuvent pas être égales. Leur rang, leur fortune, leurs droits seront toujours différens. C’est un point fort délicat, et vous devrez nous aider dans nos efforts pour suivre exactement la meilleure ligne de conduite à suivre. »

Madame Norris fut entièrement disposée à seconder sir Thomas ; et quoiqu’elle convînt avec lui que c’était une chose très-difficile, elle lui fit espérer qu’entre eux ce serait aisément exécuté.

Le lecteur croira facilement que madame Norris n’écrivit pas en vain à sa sœur. Madame Price fut étonnée que l’on eût choisi une fille, tandis qu’elle avait tant de beaux garçons ; mais elle n’en accepta pas moins l’offre avec reconnaissance, assurant ses sœurs que sa fille avait un heureux caractère, de bonnes dispositions, et qu’elle ne mériterait jamais qu’on la renvoyât. Elle la représenta comme étant un peu délicate et faible ; mais elle espérait que le changement d’air lui ferait un bien remarquable. Pauvre femme ! elle pensait probablement que le changement d’air ne serait pas moins avantageux à plusieurs autres de ses enfans !