Le Paravent de soie et d’or/Le Joaillier de Fou-Tcheou

Martin-pêcheur.


LE JOAILLIER DE FOU-TCHEOU


Si vous étiez allé en Chine et si vous vous étiez reposé un jour sous un pêcher en fleur, au bord d’un lac ou d’une rivière, vous auriez pu voir subitement filer, avec un cri aigu, une vision éblouissante aussitôt disparue : était-ce une flamme, une étoile, une émeraude vivante ? Elle secouait des frissons lumineux et multicolores. Votre œil étonné la cherche çà et là et croit n’avoir rien vu. C’était un oiseau ! Le voyez-vous maintenant suspendu à ce long glaïeul qui se balance doucement au-dessus de l’eau ? Regardez-le vite, car il songe déjà à repartir. Vous aviez bien vu, c’est un joyau, un feu vivant ; dans ce rayon de soleil, il a des scintillements comme les pierreries ; ses ailes sont des émeraudes et les plumes de son ventre son teintes dans le sang des rubis. Il a au cou une grosse perle blanche et la toque qui le coiffe est d’un azur incomparable, doux, brillant, métallique. Sa taille est celle d’une hirondelle. Le voici qui quitte brusquement le glaïeul et glisse sur l’eau qu’il égratigne du bout de ses ailes ; puis il revient ; mais il a une proie au bec ; une proie lumineuse comme lui-même ; c’est une petite crevette toute humide encore, transparente, qui s’agite en convulsions diamantées ; maintenant il passe au-dessus de vous et une goutte d’eau tombe sur votre front levé.

Si, en revenant vers la ville, vous demandez à quelque batelier quel est l’adorable oiseau que vous venez de voir, il vous répondra qu’il se nomme Fei-tsoui, qu’il ne vit qu’aux bords de l’eau et se nourrit de poissons ; mais si votre visage lui plaît, si, à votre air et à votre costume, il vous juge digne de son estime, le batelier vous racontera la légende du Feitsoui, touchante histoire bien connue sur les rives des fleuves de Chine et que les jeunes filles, en cueillant des bambous, chantent le long de l’eau d’une voix grêle et mélancolique :

« Il y avait dans la province de Fou-Tcheou un honnête joaillier qui vivait paisiblement avec sa femme et ses trois enfants ; son commerce n’était pas très étendu, mais il vivait dans l’aisance et était célèbre à cause de la perfection de son travail. Un jour le malheur fondit sur lui ; des voleurs s’introduisirent dans sa boutique et prirent tout ce qu’elle renfermait : les pierreries, l’or, l’argent, les perles, et ne laisseront au malheureux que ses outils désormais inutiles. Le pauvre joaillier faillit devenir fou de douleur, car il se trouvait aussi dépourvu qu’un mendiant, et ses cheveux blanchirent en quelques nuits. Il tâcha de trouver de l’ouvrage, mais tous les emplois étaient remplis et il n’y avait pas de travail pour lui. Alors sa femme prit ses trois enfants et s’en alla mendier par les rues. Un jour le joaillier se promenait tristement au bord du fleuve, songeant à sa malheureuse destinée. — « Hélas ! disait-il, je crois que je ferais sagement de m’aller pendre à un clou près de la porte de quelque magistrat, avec mes poches pleines de suppliques recommandant à la charité de ce mandarin ma femme et mes enfants. »

— C’était l’hiver, le sentier était couvert de neige, les arbres décharnés et noirs avaient des liserés de givre, la glace immobilisait la rivière. De loin, le joaillier vit quelque chose sur la neige qui brillait au pâle soleil ; comme il n’avait pas la vue très bonne, il cligna ses paupières et s’abrita les yeux avec la main. — « C’est un joyau qui sera tombé là, dit-il, je tâcherai de retrouver celui à qui il appartient, je le lui rendrai et, en récompensé, il me donnera peut-être quelques pièces de cuivre. » — Le joaillier pressa le pas, mais, lorsqu’il fut tout près de l’objet brillant, il s’aperçut que c’était un Fei-tsoui mort. — « Ah ! dit-il, ce n’est qu’un oiseau mort de froid ou de faim, comme mourront bientôt mes enfants et ma chère femme. Pauvre petite bête ! Ta destinée ressemble à la mienne ; tu mangeais copieusement et tu avais chaud dans ton nid ; mais l’hiver est venu glacer la rivière qui te nourrissait et découvrir ton nid si tiède, et te voilà morte ; mais du moins tu as gardé jusqu’à la fin ta magnifique parure, tandis que mes beaux vêtements et ceux de ma femme sont depuis longtemps chez le prêteur sur gages. » — Et le pauvre homme tenait l’oiseau mort dans sa main et admirait ses plumes brillantes. Tout à coup il se frappa le front : « Quelle idée ! s’écria-t-il ; c’est le maître du ciel qui me l’envoie. » — Il se mit à marcher à grands pas vers sa demeure, en ramassant sur son chemin autant de bois mort qu’il en pût porter.

« Rentré chez lui, il alluma son fourneau depuis si longtemps éteint, puis il regarda autour de lui, comptant sur la Providence pour lui procurer un morceau de métal. Il avisa le marteau de la porte, qui était en cuivre massif. À l’aide d’un outil il l’arracha et le fit fondre au feu ; il l’eut bientôt affiné et changé en minces lamelles qu’il tordit de mille façons ; il fit un bracelet ramagé de cloisons comme les émaux, mais au lieu de pierreries ou de couleurs métalliques, il garnit les intervalles des cloisons avec les plumes du merveilleux oiseau. Alors il alla porter l´étrange bracelet à un mandarin dont le goût était célèbre ; le mandarin le regarda curieusement, l’admira beaucoup et l’acheta. Le joaillier exécuta d’autres bijoux semblables, qui se vendirent ; il remplaça le cuivre par de l’argent et de l’or ; bientôt la mode de ces charmants joyaux devint générale ; l’impératrice en voulut avoir et fit venir à Pékin l’heureux joaillier, qui acquit une fortune immense et n’oublia jamais le petit oiseau mort sur la neige. »

Il y a bien longtemps que le joaillier de Fou-Tcheou dort dans un beau cercueil de cèdre, et que ses trois fils, qui continuèrent sa charmante industrie, sont allés le rejoindre ; mais la tradition a conservé, comme elle conserve tout en Chine, le procédé de fabrication de ces bijoux en plumes, et on les exécute aujourd’hui avec la même perfection que jadis.

Entre de fines cloisons d’or qui dessinent le contour d’une fleur, d’un papillon, d’une mouche, les plumes resplendissantes sont si artistiquement enchâssées qu’elles ont pour l’œil l’aspect du métal ; mais il n’y a pas d’émaux métalliques, aussi parfaits qu’ils soient, qui approchent de cet éclat, de cette fraîcheur, de ce charme étrange ; la turquoise semble un mince terme de comparaison pour ces bleus célestes, inimitables ; l’émeraude est froide à côté des miroitements sombres et clairs de ces plumes vertes, et il n’est pas de coraux qui atteignent à la finesse de ces rouges. La particularité la plus extraordinaire et la plus inattendue de ces bijoux chinois, qui éveillent l’idée d’une fantaisie frêle et passagère, c’est qu’ils sont d’une solidité extrême.