Le Paravent de soie et d’or/L’Impératrice Zin-Gou

L’Impératrice.


L’IMPÉRATRICE ZIN-GOU


C’est le soir ; le palais impérial s’endort : les gardes veillent ; tout est tranquille.

Invisible, cependant, un homme a franchi les murailles, se glisse par les cours et les jardins, et voilà que, brusquement, il pénètre chez l’Impératrice, endormie déjà.

Dans la chambre, parfumée comme un temple, les lampes brûlent, voilées de soie. L’homme s’avance sans hésiter ; sous son pas le parquet craque et l’Impératrice s’éveille, en sursaut, mais sans un cri.

Elle regarde l’homme, le reconnaît. C’est le beau général Také-Outsi-No-Soukouné. Il est en habit de bataille, tout souillé de poussière et de sang mal essuyé.

D’un geste fébrile, elle arrache la moustiquaire de gaze, bondit près de lui, belle, grande, gracieuse dans ses pâles et longs vêtements nocturnes.

— Toi ici ! s’écrie-t-elle, loin du combat ! Qu’est-il arrivé ? La défaite ?

Také-Outsi se prosterne.

— Non, princesse, dit-il, mais pis que cela.

— Quoi ? Quoi donc ?

Le prince de Kanga.

— Le descendant des dieux, le sublime Empereur, ton époux est mort… Il combattait à la tête de ses guerriers, les conduisant à la victoire. Une flèche coréenne l’atteignit… Il est retourné dans le séjour céleste.

— Ah ! mes pressentiments ! s’écrie l’Impératrice, en crispant ses doigts dans sa longue chevelure éparse, l’avis surnaturel qui me fut donné que le maître du Japon ne devait pas marcher en personne contre ce peuple !… Tsiou-Aï-Teno n’a pas voulu me croire et il n’est plus ! il a quitté la terre, l’époux héroïque, le fils du Prince des Guerriers, celui qui, par piété filiale, rassembla plus de cent mille oiseaux blancs, l’âme de son père s’étant réfugiée dans le corps d’un sira-tori, le héron aux grandes ailes ! Où est-elle, à son tour, l’âme du fils si tendre ? Hélas ! hélas ! où est-elle ?

Mais, subitement, l’Impératrice s’apaise, secoue sa tête fière et fait signe au général de se relever.

— Alors tout est perdu, dit-elle, la victoire nous échappe

— Rien n’est perdu, ô ma souveraine, dit Také-Outsi, qui reste agenouillé, tout est suspendu seulement. J’ai emporté le corps du Mikado dans mes bras, je l’ai couché sous sa tente, disant qu’il était seulement blessé, qu’il guérirait : puis, le confiant à des gardiens, qui paieraient de leur vie la moindre indiscrétion, je suis parti en secret, et, semant ma route de chevaux morts, arrivé jusqu’à vos pieds.

Le beau guerrier lève les yeux vers la reine charmante, qui, la tête inclinée, le regarde aussi. Elle lit dans cette âme ardente, l’héroïsme, le génie, le dévouement, la tendresse peut-être ! Et elle, à la fois toute-puissante et si faible, comprend qu’appuyée sur un cœur pareil, elle peut devenir redoutable, invincible. Un sentiment étrange et tout nouveau frémit en elle, fait d’ambition et de courage. Comme si l’âme de son époux était venue renforcer la sienne, elle se sent prête à affronter tous les dangers, elle, la coquette, la nonchalante, qui tremblait au moindre présage !

— Merci, chef illustre, dit-elle à Také-Outsi, tu as fait ce qu’il fallait faire. Le Mikado vit toujours, il n’est que blessé. Demain nous irons le rejoindre au camp. C’est moi qui le remplacerai. Nous marcherons à la victoire. Toi, Také-Outsi, sois le soutien de l’Empire, je te donne le titre de Nai-Dai-Tsin.

Depuis plusieurs jours, l’illustre Impératrice Zin-Gou est en route. Také-Outsi l’accompagne, et une troupe nouvelle, qu’elle emmène pour renforcer l’armée, la suit.

Les lanciers marchent d’abord, cuirassés, coiffés du casque à visière, évasé autour de la nuque et orné au-dessus du front d’une sorte de croissant de cuivre, la lance au poing, un petit drapeau planté derrière l’oreille gauche ; les archers viennent ensuite, le front ceint d’un bandeau d’étoffe blanche, dont les bouts flottent en arrière, le dos hérissé de longues flèches, tenant à la main le grand arc laqué. Un nouveau corps d’archers est joint à ceux-ci et les soldats qui le composent portent un arc de forme singulière, à l’aide duquel on lance des pierres et qui est d’invention récente.

Les hommes de pied s’avancent après eux, armés de hallebardes, de glaives à deux mains, de haches : ils ont le visage couvert de masques noirs et grimaçants, hérissés de moustaches et de sourcils rouges, des casques ornés d’antennes de cuivre ou de grandes cornes de cerfs ; d’autres se cachent sous un capuchon de mailles qui ne laisse voir que leurs yeux. Et au-dessus de ces troupes en marche, on voit osciller tout un fouillis de bannières et d’insignes des formes les plus variée.

L’Impératrice, sur un beau cheval, dont la crinière tressée forme comme une crête, les pieds dans de grands étriers ciselés, marche la première, et l’on arrive ainsi au bord d’une rivière appelée Matsoura-Gawa.

Alors La belle Zin-Gou ordonne une halte. Elle est femme toujours, et une idée singulière lui est venue : elle veut pêcher à l’hameçon dans cette rivière.

Debout sur un petit tertre, elle jette la ligne et dit à voix haute :

— Si je dois réussir dans mon entreprise, l’amorce sera mordue, sinon elle restera intacte.

Un grand silence règne ; tous les regards sont fixés sur la légère bouée flottant sur l’eau. La voici qui oscille et danse ; la souveraine d’un geste vif enlève la ligne au bout de laquelle un éperlan s’agite et luit comme un poignard.

Des acclamations joyeuses éclatent.

— En route ! s’écrie Zin-Gou, la flotte nous attend et la victoire est certaine !

On arrive à la rade de Kasifi-No-Oura. La flotte apparaît magnifique et formidable : les grandes jonques ressemblent à des monstres et les voiles sont comme des ailes ! les marins acclament l’armée impériale qui répond par un long cri.

La souveraine a mis pied à terre ; elle s’avance jusqu’aux bords des flots, et, enlevant sa coiffure d’or, dénoue ses longs cheveux. Pour en effacer les parfums, elle les baigne dans la mer, puis les tord, les relève, en forme un chignon unique, tel que les portent les hommes.

Elle saisit alors une hache d’armes et monte sur la plus belle des jonques.

De là, à tous, l’Impératrice guerrière apparaît comme sur un piédestal. Elle a revêtu l’armure de corne noire dont les lamelles, jointes par des points de soie pourpre, retombent plus bas que les genoux, sur l’ample pantalon de brocart blanc à dessins nuageux, serré à la cheville. Elle a des épaulières de velours noir et d’énormes manches, très majestueuses, qui, descendant jusqu’à terre, forment comme un manteau ; elles sont faites d’une étoffe semée de fleurettes d’or disposées en losange et la doublure est de satin uni.

Un chrysanthème d’or ciselé brille sur le devant de l’armure ; la haute coiffure conique est retenue par une ganse de soie, nouée sous le menton, la hache d’arme est passée à la ceinture, à côté des deux sabres, et la guerrière s’appuie sur une canne d’ivoire et d’or, longue comme une pique.

Sous le vent, les voiles se tendent, les lames balancent les navires, tandis que Zin-Gou, les regards perdus dans l’espace, s’écrie :

— Voyez ! Voyez ! Le dieu marin ! Foumi-Yori-Mio-Zin se fait notre guide et marche devant nous !

Elle est seule à apercevoir le Dieu de la mer ; mais nul ne doute de sa parole.


Le roi de Corée tremble et pleure au fond de son palais. Ses États sont envahis, ses soldats sont défaits. Devant l’armée invincible des Japonais, aucune résistance n’était possible, et lui-même, avant de combattre, il se sent vaincu.

Déjà les conquérants ont pris la ville. L’Impératrice guerrière est aux portes des palais. L’âme des héros l’anime vraiment. C’est elle qui, à travers les tempêtes et les obstacles, a conduit son armée à tant de victoires.

La première elle s’élance à l’assaut, franchit le fossé et heurte la porte royale en criant d’une voix éclatante :

— Le roi de Corée est le chien du Japon.

Les battants éclatent, s’écroulent et la conquérante passe sur les décombres.

Au dessus de l’entrée, elle fait suspendre sa pique d’ivoire et d’or, qui, durant des siècles, restera là.

C’est l’heure du carnage et du pillage ; les soldats vont se payer enfin de leur sang versé ; ils n’attendent plus que l’ordre de la souveraine.

Mais voici que, le front baissé, les mains liées derrière le dos, le roi de Corée s’avance dans la cour d’honneur, jonchée de morts et de blessés. Il s’est lui-même enchaîné comme un prisonnier, et il vient s’humilier, se soumettre, se rendre…

— Je suis ton esclave ! s’écrie-t-il avec un sanglot, en tombant aux pieds de la belle guerrière.

Alors sous la rude cuirasse, le cœur de la femme se réveille et s’émeut… Zin-Gou relève le pauvre roi, détache ses liens.

— Tu n’es pas mon esclave, dit-elle ; tu resteras roi de Corée, mais tu seras mon vassal.

Et elle défend de piller la ville. On s’emparera seulement des trésors du roi, réservant pour elle les peintures, les objets d’art, toutes ces choses délicieuses, créées par la Chine, et que le Japon ne sait pas faire encore.

Au désespoir la joie succède, on acclame la conquérante magnanime, qui, elle, cherche sa récompense dans les yeux du beau Také-Outsi, de plus en plus troublés d’admiration et de tendresse.


Il y a aujourd’hui plus de treize siècles que la glorieuse Zin-Gou-Gvo-Gou rentrée triomphalement dans sa capitale, donna le jour à un fils, et poursuivit le cours d’un règne long et heureux. Et ne dirait-on pas que, dans le Japon moderne, si avide de progrès, si différent de l’ancien, rien n’est changé, cependant ?

Les soldats ne portent plus le casque noir, agrémenté de cornes brillantes ; au lieu de l’arc « d’invention récente », qui lançait des pierres, ils ont les canons et les fusils les plus perfectionnés ; mais ce sont toujours les mêmes héros intrépides, dédaigneux de la vie.

Le Mikado qui règne aujourd’hui, Mitsou-Hito, l’Homme Conciliant, de la dynastie divine qui, selon la formule officielle, règne sur le Japon « depuis le commencement des temps et à jamais », descend directement de l’illustre impératrice Zin-Gou. Le cycle inauguré par son avènement s’appelle Mé-Dgi, « règne lumineux », et il brille en effet d’une éclatante façon. Le souverain actuel, dont les victoires étonnent l’Europe, est certes digne de ses pères, et la déesse soleil : Tien-Sio-Daï-Tsin, sa radieuse aïeule, peut se reconnaître en lui, le fils de ses fils, et, du haut du ciel, lui sourire.