Le Paquebot américain/Préface

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 1-3).

PRÉFACE.




Sous un rapport, ce livre fait le pendant de l’apologue bien connu de Franklin le Chapelier et son Enseigne. Il fut commencé dans la seule intention de peindre l’état actuel de la société dans les États-Unis, en grande partie par la mise en scène d’individus de caractères différents, fraîchement débarqués d’Europe, et à qui, par conséquent, les traits distinctifs du pays se présenteraient avec plus de force qu’à ceux qui ne l’ont jamais quitté. Dans le plan primitif, la scène devait s’ouvrir au seuil même du pays, ou à l’arrivée des voyageurs à Sandy-Hook, et de là l’histoire devait être menée régulièrement jusqu’à sa conclusion. Mais des conseils officieux n’ont laissé de ce plan guère plus que les amis du chapelier ne laissèrent de son enseigne. Comme un bâtiment paraissait dans le premier chapitre, ce fut un cri général pour demander « un peu plus de vaisseau, » à tel point qu’à la fin, l’ouvrage est devenu tout vaisseau » ; de sorte qu’actuellement il finit à ou près de l’endroit où il devait originairement commencer. Par suite de cette déviation du plan de l’auteur, plan toutefois qu’il n’a pas abandonné, est survenue la nécessité de répartir l’histoire sur deux ouvrages différents, ou de brusquer et de tronquer le dénouement. C’est au premier parti que l’auteur s’est arrêté. Il espère que l’intérêt n’en sera pas matériellement affaibli.

Il y aura très-probablement certaines personnes, douées d’une grande imagination, qui se sentiront disposées à contester que tous les événements minutieux rapportés dans ces volumes aient pu arriver à un seul et même bâtiment, tout en étant prêtes à admettre qu’ils ont pu très-bien arriver à des bâtiments différents ; sorte d’argument qui est très en faveur auprès de nos petits critiques. À cette objection je n’ai qu’une seule réponse à faire : Que l’on consulte le livre de loch du Montauk, paquebot de Londres, et s’il s’y trouve une seule phrase qui contredise une seule de nos assertions, nous promettons une rétractation pleine et entière. Le capitaine Truck est tout aussi connu à New-York qu’à Londres ou à Portsmouth, et nous renvoyons aussi à lui avec confiance, pour la confirmation de tout ce que nous avons dit, à l’exception peut-être des petits traits de caractère qui peuvent le concerner personnellement. Encore, à cet égard, invoquerons-nous deux témoignages irrécusables, celui de M. Leach et particulièrement celui de M. Saunders.

La plupart de nos lecteurs savent probablement que tout ce qui paraît dans un journal de New-York n’est pas nécessairement aussi vrai que l’Évangile. Comme parfois, quoique très-rarement sans aucun doute, les faits s’y trouvent légèrement dénaturés, il n’est pas étonnant que quelquefois aussi ils omettent des circonstances tout aussi vraies qu’aucune de celles qu’ils révèlent journellement à l’univers. On ne peut donc tirer avec justice aucun argument contre les incidents de cette histoire, de ce qu’ils n’ont pas été enregistrés régulièrement dans les nouvelles maritimes du jour.

On prévoit une autre objection sérieuse contre cet ouvrage de la part du lecteur américain. L’auteur s’est efforcé d’intéresser son lecteur à des événements qui remontent déjà à une date aussi ancienne que deux ans, tandis qu’il sait très-bien que, pour marcher de pair avec un état de société dans lequel il n’y a pas eu d’hier, il eût été beaucoup plus prudent d’anticiper sur les événements, en mettant la scène deux ans plus tôt. On espère néanmoins que l’opinion publique ne se révoltera pas trop de ce coup d’œil jeté sur l’antiquité, d’autant plus que la suite de l’histoire nous ramènera à un an du moment actuel.

Pour commencer par le plus important, le Montauk lui-même, si renommé autrefois pour sa magnificence et sa commodité, est déjà supplanté dans la faveur publique par un nouveau bâtiment ; car le règne d’un paquebot populaire, d’un prédicateur populaire ou de toute autre chose populaire, en Amérique, est toujours limité, par un esprit de corps national, à moins d’un lustre. Au surplus, rien n’est plus juste, le roulement de la faveur étant tout aussi évidemment une nécessité constitutionnelle que le roulement des emplois.

Le capitaine Truck, par innovation, est encore populaire, circonstance que lui-même attribue à ce qu’il est encore garçon.

Toast a eu de l’avancement : il se trouve à la tête d’une paneterie au moins égale à celle de son illustre maître, qui regarde son élévation à peu près des mêmes yeux dont Charles XII de Suède regardait celle de son grand rival Pierre après la bataille de Pultawa.

M. Leach fume maintenant son cigare et donne ses ordres sur son propre bord. Il parle déjà de son grand modèle comme d’un homme un peu suranné, il est vrai, mais qui avait du mérite dans son temps, quoique ce ne fût pas le mérite particulier qui est à la mode aujourd’hui.

Malgré ces légers changements, qui sont peut-être inévitables dans une période de temps aussi longue que celle de deux ans, dans un pays aussi énergique que l’Amérique, où rien ne semble être stationnaire que l’âge des actionnaires de tontines et des preneurs de baux sur trois vies, les principaux acteurs de ce livre conçurent l’un pour l’autre une estime cordiale, qui promet de survivre à la traversée, et qui ne manquera pas de les réunir presque tous dans la suite de l’ouvrage.