Le Paquebot américain/Chapitre XXX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 370-383).


CHAPITRE XXX.


Veilleur, comment est la nuit ? — Veilleur, comment est la nuit ?
Isaïe



La principale blessure de M. Lundi était de ces blessures qui causent ordinairement la mort dans les quarante-huit heures. Il avait supporté courageusement la douleur, et jusqu’alors il n’avait pas laissé entrevoir qu’il sentît l’imminence du danger, qui était si évident pour tous ceux qui l’entouraient. Mais ses sens semblaient être tout à coup sortis de leur torpeur, et cet homme si complètement l’esclave de l’habitude, des préjugés et des jouissances purement animales, au terme de sa courte carrière, s’était éveillé à une sorte de sentiment de sa véritable position dans le monde moral, et en même temps de son véritable état physique. Dans le premier moment d’alarme, on avait appelé M. John Effingham qui, comme nous l’avons vu, avait fait prévenir le capitaine Truck. Ils arrivèrent en même temps à la porte de la chambre ainsi que M. Leach. L’appartement étant petit, il fut convenu que John entrerait d’abord seul, puisque c’était lui que le malade avait fait spécialement demander, et que les deux autres seraient introduits quand M. Lundi le désirerait.

— J’ai apporté ma Bible, monsieur Leach, dit le capitaine quand ils furent seuls, car un chapitre est bien le moins que nous puissions donner à un de nos passagers, quoique je sois assez en peine de savoir quel passage particulier conviendra le mieux dans cette occasion. Quelque chose du livre des Rois irait assez bien à M. Lundi, attendu qu’il est un fervent serviteur du roi.

— Il y a si longtemps que je n’ai lu ce livre de la Bible, répondit M. Leach en roulant dans ses doigts la clef de sa montre, que je craindrais d’exprimer une opinion ; je crois néanmoins qu’un peu de Bible pourra lui faire du bien.

— Ce n’est pas chose facile de toucher une conscience juste à fleur d’eau. Je crus un jour faire grande impression sur les hommes de l’équipage en leur lisant l’histoire de Jonas et de la baleine ; c’était un sujet qui me semblait devoir captiver leur attention, et leur montrer les dangers que nous courons, nous autres marins ; mais, bah ! ils traitèrent tout cela de balivernes. Jack[1] n’avale pas aisément les histoires de poisson, n’est ce pas, Leach ?

— Je crois qu’il vaut toujours mieux laisser de côté les miracles sur mer quand on parle aux matelots ; j’ai vu ce soir quelques-uns de nos gens cligner de l’œil à propos de ce bâtiment de saint Paul, portant ses ancres pendant un ouragan.

— Ces drôles devraient remercier le ciel de ne pas être dans ce moment à trotter à travers le grand désert, attachés à des queues de dromadaires. Si je l’avais su, Leach, je leur aurais lu deux fois le verset. Mais M. Lundi est un tout autre homme ; et il écoutera la raison. Il y a l’histoire d’Absalon qui est bien intéressante, et peut-être le récit de la bataille serait-il convenable pour un homme qui meurt par suite d’un combat ; mais l’important, comme le disait mon vieux et respectable père, c’est de secouer vivement son homme dans un pareil moment.

— Je crois, commandant, que M. Lundi a toujours été un homme assez régulier, comme va le monde. En sa qualité de passager je chercherais à lui adoucir la traversée, et je lui épargnerais ces grosses houles méthodistes.

— Vous pouvez avoir raison, Leach, vous pouvez avoir raison. Faites ce que vous voudriez qu’on vous fît ; voilà la grande règle après tout. Mais voici M. John Effingham ; je présume que nous pouvons entrer.

Le capitaine ne se trompait pas ; car M. Lundi venait de prendre une potion restaurante, et il avait témoigné le désir de voir les deux officiers. Sa chambre était jolie et bien meublée, quoique petite, n’ayant guère que sept pieds carrés. Elle avait d’abord contenu deux hamacs ; mais avant d’en prendre possession, John Effingham avait fait retirer celui de dessus, et M. Lundi était alors couché dans le lit d’en bas ; ce qui rendait plus facile de le servir. Une lampe à abat-jour éclairait l’appartement, ce qui permit au capitaine, lorsqu’il s’assit, d’observer l’air d’inquiétude qui se peignait sur la figure du moribond.

— Je suis fâché de vous voir dans cet état, monsieur Lundi, lui dit-il, et d’autant plus fâché que c’est par suite du courage que vous avez montré pour m’aider à reprendre mon bâtiment. De plein droit cet accident aurait dû arriver à un des hommes du Montauk, à M. Leach que voici, ou bien à moi-même, plutôt qu’à vous.

Au regard que M. Lundi jeta sur le capitaine, il était évident que cette prétendue consolation avait manqué son effet, et le capitaine commença à soupçonner qu’il aurait affaire à un sujet difficile pour exercer son nouveau ministère. Afin de gagner du temps, il donna un bon coup de coude dans les côtes de son lieutenant, comme pour lui faire entendre que c’était maintenant à lui de dire quelque chose.

— Cela aurait pu être pire, monsieur Lundi, observa Leach, en changeant d’attitude, comme un homme dont le moral et le physique marchaient toujours pari passu ; — cela aurait pu être beaucoup pire. J’ai vu une fois un homme recevoir un coup de fusil dans la mâchoire inférieure, et il vécut quinze jours sans prendre aucune nourriture.

Le malade continua à regarder M. Leach d’un air qui disait que les choses ne pouvaient guère être beaucoup pires.

— Par exemple, voilà qui était rude ! insinua le capitaine ; — comment ! le pauvre diable ne pouvait absolument rien manger ?

— Non, commandant, et pas même boire. Il n’avala pas une seule gorgée depuis le moment où il fut frappé jusqu’à celui où il fit le grand plongeon.

Peut-être est-il vrai de dire que « la migraine aime la compagnie ; » car le regard de M. Lundi se tourna vers la table où se trouvait encore la bouteille de cordial dont John Effingham venait de lui donner une cuillerée, dans l’idée que peu importait ce qu’il prenait. Le capitaine comprit cet appel, et sous l’influence de la même opinion sur l’état désespéré du malade, en même temps que dans le désir bienveillant de le consoler, il lui en versa un petit verre, qu’il lui permit d’avaler d’un seul trait. L’effet fut immédiat ; car on dirait que cet ami perfide est toujours prêt à procurer un plaisir immédiat, triste compensation des peines durables qui le suivent.

— Je ne me sens pas si mal, Messieurs, dit le blessé avec une force de voix qui fit tressaillir ses visiteurs ; — je me trouve mieux, beaucoup mieux, et je suis bien aise de vous voir. Capitaine Truck, j’ai l’honneur de boire à votre santé.

Le capitaine regarda son lieutenant comme s’il pensait qu’ils étaient venus vingt-quatre heures trop tôt ; car, quant à ce qui était de vivre, ils le sentaient tous, il ne pouvait en être question. Mais Leach, mieux placé pour observer la figure du malade, dit à l’oreille de son commandant que ce n’était qu’une rafale, et que cela ne tiendrait pas.

— Je suis charmé de vous voir tous deux, Messieurs, continua M. Lundi, et je vous prie de vous servir vous-mêmes.

Le capitaine changea de tactique. Voyant son malade si fort et de si bonne humeur, il crut qu’il serait plus facile de lui administrer des consolations dans ce moment que peut-être même une demi-heure plus tard.

— Nous sommes tous mortels, monsieur Lundi.

— Oui, commandant, tous extrêmement mortels.

— Et les plus forts, les plus robustes eux-mêmes doivent quelquefois penser à leur fin.

— C’est bien vrai, commandant. Oui, les plus forts et les plus robustes eux-mêmes. Quand pensez-vous que nous entrerons dans le port, Messieurs ?

Le capitaine Truck affirma dans la suite que jamais question ne l’avait fait « culer » plus complètement que celle-là. Il ne se déconcerta pas cependant, et avec un esprit de prosélytisme qui augmentait en lui en proportion de l’indifférence du malade, il sut se tirer avec adresse de ce mauvais pas.

— Il y a un pas vers lequel nous faisons tous voile, mon cher Monsieur, lui dit-il, et dont nous devons toujours envisager les écueils ; et ce port est le ciel.

— Oui, ajouta M. Leach, et c’est un port où tôt ou tard nous entrerons tous.

M. Lundi promena ses yeux de l’un à l’autre, et quelque chose de l’état moral où il était avant l’administration du cordial sembla revenir.

— Me croyez-vous donc si mal, Messieurs ? demanda-t-il presque comme un homme qui se réveille en sursaut.

— Aussi mal qu’un homme qui gouverne en droite ligne vers une si bonne plage, ce qui, j’en ai l’espoir et la ferme confiance, est le cas où vous vous trouvez, reprit le capitaine, déterminé à poursuivre l’avantage qu’il avait obtenu. Votre blessure est, je le crains bien, mortelle, et il est rare qu’on reste longtemps dans ce méchant monde avec de pareilles entailles.

— S’il pare cette botte, pensa le capitaine, je le passe tout de suite à M. Effingham.

M. Lundi ne la para point. La force artificielle produite par la liqueur restait bien encore ; mais l’illusion morale qu’elle avait produite commençait déjà à s’évaporer, et la triste vérité reprenait son empire.

— Je crois, en effet, Messieurs, que je touche à ma fin, dit-il d’une voix faible, et je vous remercie de — de cette consolation.

— Voilà le moment de lancer le chapitre, dit tout bas Leach ; il a toute sa connaissance et paraît très-contrit.

Le capitaine Truck, en désespoir de cause, et sentant qu’il n’était pas juge compétent en pareille matière, s’était décidé à laisser le choix de ce chapitre au hasard. Peut-être agit-il ainsi en partie sous l’influence de cette dépendance mystérieuse de la Providence qui rend tous les hommes plus ou moins superstitieux ; et aussi dans l’espoir qu’une sagesse bien supérieure à la sienne pourrait diriger le choix. Heureusement le livre des psaumes est presque au milieu du volume sacré, disposition excellente pour celui qui ouvre la Bible au hasard, puisque le plus souvent il tombera sur ces pages, sublime répertoire de louange pieuse et de sagesse spirituelle.

Si nous disions que M. Lundi éprouva un grand soulagement moral de la lecture du capitaine Truck, nous ferions trop d’honneur au débit de l’honnête marin et à l’intelligence du moribond. Néanmoins ce langage solennel de louange et d’admonition produisit son effet, et pour la première fois depuis son enfance, l’âme de ce dernier fut émue. Dieu et le jugement dernier passèrent devant son imagination, et il haleta, cherchant à respirer, de manière à faire croire aux deux marins que le moment fatal était venu, plus tôt même qu’ils ne s’y attendaient. Une sueur froide couvrit son front ; et il fixait tantôt sur l’un tantôt sur l’autre un œil égaré. L’accès ne fut pourtant que passager, et il retomba bientôt dans un état comparativement calme, repoussant avec une sorte de degoût le verre que, dans son zèle mal entendu, la capitaine Truck lui présentait.

— Il faut que nous le consolions, Leach, murmura le capitaine ; car, voyez-vous, c’est toujours la même chanson : d’abord des gémissements, et le diable en perspective ; et puis la consolation et l’espérance. Nous l’avons remorqué dans la première catégorie ; nous devons maintenant, en toute justice, virer encore au cabestan, et tâcher de l’aider à franchir la dernière passe.

— Sur la Rivière on leur administre ordinairement une prière à cette période de la maladie, dit Leach. Si vous pouviez vous rappeler un bout de prière, capitaine, cela le soulagerait.

Malgré la bizarrerie de leur langage et de leurs sentiments, le capitaine Truck et son lieutenant étaient vivement touchés de cette scène, et ils étaient dirigés par les motifs les plus bienveillants. Rien de léger ne se mêlait à leur conduite : ils sentaient toute leur responsabilité comme officiers de paquebot, et en outre ils éprouvaient un intérêt généreux pour le sort d’un étranger qui était tombé en combattant généreusement à leurs côtés. Le capitaine regarda gauchement autour de lui, donna un tour de clef à la serrure, s’essuya les yeux, insinua à son lieutenant, avec le coude, de suivre son exemple, et se mit à genoux avec des sentiments tout aussi fervents pour le moment que le prêtre, qui officie à l’autel. Il se rappelait à peu près la prière de Notre Seigneur, et il la récita à haute voix, distinctement, et avec ferveur, quoique sans suivre littéralement le texte. Une fois M. Leach eut à lui souffler un mot. Quand il se releva, son front était tout couvert de sueur, comme s’il venait de se livrer au travail le plus fatigant.

Peut-être ne pouvait-il y avoir rien de plus propre à frapper l’imagination de M. Lundi que de voir un homme du caractère et des habitudes du capitaine Truck ainsi aux prises avec Dieu en sa faveur. Dans son intelligence épaisse et bornée, la première impression fut celle de la stupeur ; le respect et la contrition vinrent ensuite. Le lieutenant lui-même en fut ému, et il dit plus tard à son compagnon, sur le pont, que la plus rude besogne qu’il eût jamais faite, avait été de donner un coup de main au capitaine pour l’aider à se tirer de cette prière.

— Je vous remercie, commandant, je vous remercie, murmura M. Lundi. — M. John Effingham ! — que je voie à présent M. John Effingham. Je n’ai pas de temps à perdre, et je désire le voir.

Le capitaine se leva pour l’appeler, avec le sentiment d’un homme qui a fait son devoir, et à dater de ce moment il éprouva toujours une satisfaction secrète de s’en être si bravement acquitté. Ceux qui lui ont entendu raconter toute l’histoire de cette traversée, ont pu même remarquer qu’il appuyait avec beaucoup plus de force sur la scène lugubre qui s’était passée dans la cabine, que sur la promptitude et l’adresse avec lesquelles il avait réparé, grâce aux emprunts faits aux bâtiments danois, les avaries de son navire, ou sur le courage avec lequel il l’avait repris sur les Arabes.

Quand John Effingham parut, le capitaine et M. Leach le laissèrent seul avec le moribond. Comme toutes les âmes fortement trempées, qui ont le sentiment de leur supériorité sur le reste de leurs semblables, il était disposé à faire le plus de concessions à ceux qui étaient le moins en état de lutter contre lui. Habituellement caustique, ferme et tranchant presque jusqu’à la rudesse, il se montra dans cette occasion doux et conciliant. Il vit du premier coup d’œil que l’âme de M. Lundi s’était ouverte à des sentiments nouveaux pour lui, et sachant que l’approche de la mort écarte souvent les nuages qui obscurcissent l’intelligence, lorsque la matière a encore toute sa force, il ne fut pas surpris du changement soudain qui s’était opéré sur la physionomie du mourant.

— Je crois, Monsieur, que j’ai été un grand pécheur, commença M. Lundi, qui, à mesure que l’influence du cordial s’évaporait, parlait d’une voix plus faible et par phrases courtes et entrecoupées.

— En cela, vous partagez notre sort à tous, répondit John Effingham. Il est dit qu’aucun homme par lui-même et sans secours ne peut opérer son salut ; c’est du Rédempteur que les chrétiens demandent l’assistance.

— Je crois vous comprendre, Monsieur ; mais je suis un homme d’affaires, et la réparation est, m’a-t-on dit, la meilleure expiation d’une faute.

— Sans contredit, ce doit être la première.

— Oui, Monsieur, je ne suis que le fils de parents pauvres, et j’ai pu me laisser aller à des choses qui n’auraient pas dû être. Ma mère, voyez-vous, — j’étais son seul soutien. — Oh ! le Seigneur me pardonnera si j’ai mal fait, comme j’ose dire que cela peut avoir été ; — je crois que, sans cette affaire, j’aurais bu moins et pensé davantage ; — peut-être n’est-il pas encore trop tard.

John Effingham écoutait avec surprise, mais avec le calme et la sagacité qui le caractérisaient. Il comprit qu’il était nécessaire ou du moins prudent d’avoir un autre témoin, et voyant que l’épuisement du malade le forçait à s’arrêter, il courut à la porte de la chambre d’Ève, et fit signe à Paul de le suivre. Ils rentrèrent ensemble, et alors John Effingham prit doucement la main de M. Lundi, et lui offrit un breuvage moins excitant que le cordial, mais qui lui rendit quelque force.

— Je vous comprends, Monsieur, dit M. Lundi en regardant Paul ; en effet, c’est très-convenable ; — mais j’ai peu de choses à dire, les papiers expliqueront tout. Ces clefs, Monsieur, — le tiroir d’en haut de la commode, — et le portefeuille de maroquin rouge ; prenez tout, — voilà la clef. — J’ai laissé tout ensemble, par le pressentiment qu’une heure viendrait… — À New-York, vous aurez le temps, — il n’est pas encore trop tard.

Comme le blessé parlait par intervalles et avec peine, John Effingham avait suivis ses instructions avant qu’il eût fini. Il trouva le portefeuille de maroquin rouge, prit la clef dans le trousseau, et montra l’un et l’autre à M. Lundi, qui sourit en faisant un signe d’approbation. Le tiroir contenait du papier, de la cire, et tout ce qui est nécessaire pour écrire. John Effingham enferma le portefeuille sous une forte enveloppe, sur laquelle il mit trois cachets avec ses armes. Il demanda alors à Paul sa montre, afin d’en faire autant avec le cachet de son compagnon. Après cette précaution, il rédigea en peu de mots la déclaration que le contenu leur avait été remis à tous deux pour être examiné, dans l’intérêt des parties qu’il concernait, quelles qu’elles pussent être. Ils le signèrent l’un et l’autre, et le papier fut donné à M. Lundi, qui eut encore la force d’y apposer sa signature.

— On ne plaisante guère dans de pareils moments, dit John Effingham à voix basse, et ce portefeuille, peut contenir des renseignements importants pour des personnes lésées et innocentes. Le monde est loin de soupçonner combien il se commet d’atrocités en ce genre. Prenez ce paquet, monsieur Powis, et enfermez-le avec vos effets jusqu’à ce que le moment de l’examiner soit venu.

M. Lundi éprouva un soulagement notable quand il vit le portefeuille déposé en mains sûres. Il faut peu de chose pour tranquilliser un cerveau malade. Pendant plus d’une heure, il sommeilla. Pendant cet intervalle de calme, le capitaine Truck parut à la porte de la chambre pour s’informer de l’état du blessé, et recevant des nouvelles si favorables, il se retira pour prendre quelque repos, ainsi que tous ceux que leur devoir n’obligeait pas à veiller. Paul était aussi revenu, et il avait offert ses services, ainsi que la plupart des passagers ; mais John Effingham congédia jusqu’à son domestique, et il déclara que son intention était de ne pas quitter le malade de la nuit. M. Lundi avait mis en lui sa confiance ; il paraissait bien aise de le voir auprès de lui, et John regardait comme une sorte de devoir de ne pas l’abandonner dans de pareilles circonstances. Il n’y avait rien à espérer de plus que de procurer quelque léger allégement à ses souffrances ; mais ce peu, il se croyait avec raison aussi en état que personne de le faire.

La mort est effrayante pour les hommes les plus intrépides, quand elle arrive à pas furtifs dans le silence et la solitude de la nuit ; John Effingham était un de ces hommes, mais il sentit tout ce que sa situation avait de particulier quand il resta seul dans la chambre, assis au chevet de M. Lundi, écoutant le clapotage des eaux que fendait le bâtiment, et la respiration pénible du malade. Plusieurs fois il se sentit tenté de s’échapper quelques minutes pour aller respirer l’air pur de l’Océan, mais, au moindre mouvement, le mourant entrouvrait la paupière pour l’arrêter par un regard jaloux : il semblait que sa présence fût sa dernière espérance de salut. Lorsque John humectait les lèvres desséchées de M. Lundi, le regard qu’il en recevait peignait la gratitude, et une ou deux paroles murmurées à peine exprimèrent ce sentiment. Il lui était impossible d’abandonner un être si délaissé, si désespéré ; et tout en sentant bien qu’il ne pouvait lui rendre aucun service matériel, autre que celui de le soutenir par sa présence, il lui semblait que c’en était assez pour qu’il dût s’imposer de bien plus grands sacrifices.

Pendant un des intervalles de sommeil agité du mourant, John, qui épiait toutes les variations de sa physionomie, crut y voir la dernière lutte d’une âme qui va quitter sa demeure ; et il réfléchit au caractère et à la destinée de l’être dont il lui était donné si singulièrement de voir le départ pour le monde des esprits.

— Je ne sais rien de son origine, se dit-il, si ce n’est par quelques mots qui lui sont échappés, et par le fait évident que, pour la position sociale, elle atteignait tout au plus le milieu de l’échelle. C’est un de ces êtres qui semblent vivre pour les motifs les plus vulgaires qui puissent animer des hommes ayant quelque instruction, et dont le savoir-vivre, tel quel, n’est qu’une sorte de routine et d’habitude. Ignorant, dès qu’on le soit des opinions banales d’une secte, rempli de préjugés pour tout ce qui concerne les nations, les religions, les caractères ; cauteleux, sous une apparence d’honnêteté bruyante ; intolérant et crédule ; effronté dans ses critiques, sans le moindre discernement ; ne sachant que répéter ce que lui a appris une insidieuse malveillance ; enjoué par nature, et maussade et porté à se plaindre par imitation ; — dans quel but une pareille créature a-t-elle été jetée dans ce monde, pour en sortir ensuite d’une manière si tragique ?

La conversation du soir lui revint à l’esprit, et il se dit intérieurement :

— S’il existe tant de variétés de la race humaine parmi les nations, moralement il y a certainement tout autant d’espèces dans la vie civilisée. Cet homme a un trait commun avec l’Américain ordinaire, qui est absorbé tout entier dans la poursuite du gain ; et cependant que d’énormes différences entre les deux sur des points secondaires ! Tandis que l’autre ne se donne ni repos ni relâche, et qu’il est éternellement à ronger avec la rapacité du vautour, celui-ci a fait du plaisir des sens le compagnon constant de ses travaux ; si l’autre a concentré toutes ses joies dans le gain, cet Anglais, avec le même objet en vue, mais obéissant à des usages nationaux, s’est imaginé qu’il trouverait quelque adoucissement à ses fatigues dans la sensualité. En quoi leurs fins diffèreront-elles ? Le voile qui couvre les yeux de l’Américain sera déchiré quand il sera trop tard peut-être, et l’objet de son ambition terrestre deviendra l’instrument de son châtiment, quand il se verra obligé de le changer contre la sombre incertitude du tombeau ; tandis que le rodomont, le bon vivant comme on l’appelle ? tombe forcément dans le repentir à mesure qu’il s’affaissa, et que la partie animale qui l’avait soutenu jusqu’alors perd l’ascendant.

Un gémissement de M. Lundi, qui ouvrit alors ses yeux à demi éteints, interrompit ces réflexions. Il fit un signe pour demander à boire, et se ranima un peu.

— Quel jour est-ce de la semaine ? demanda-t-il avec une anxiété qui surprit son bienveillant gardien.

— C’est, ou plutôt c’était lundi ; car il est plus de minuit.

— J’en suis bien aise, Monsieur ; oh ! oui, tout à fait bien aise.

— Et que peut vous importer que ce soit tel ou tel jour ?

— Il y a une prédiction, Monsieur ; — j’ai foi aux prédictions ; on m’a dit que j’étais né un lundi, et que je mourrais un lundi.

John Effingham fut choqué de trouver encore ce reste de superstition abjecte dans un homme qui n’avait probablement plus que quelques heures à vivre, et il lui parla du Sauveur et de sa médiation pour l’homme. John Effingham pouvait en parler : nul ne comprenait mieux que lui que nous ne sommes ici qu’en passant. Son côté faible était la raideur et l’orgueil de son caractère, qui le portaient à ne compter que sur lui dans des circonstances où d’autres auraient senti la nécessité de ne compter que sur Dieu. Le mourant l’écouta avec attention, et ses paroles parurent faire une impression momentanée sur son esprit.

— Je ne veux pas mourir, Monsieur, dit-il tout à coup après une longue pause.

— C’est pourtant la destinée commune ; quand le moment arrive, notre devoir est de nous y préparer.

— Je ne suis pas un lâche, monsieur Effingham.

— Dans un sens, je sais que vous ne l’êtes pas, car je vous ai vu à l’épreuve. J’espère que vous ne le serez dans aucun sens. Vous n’êtes pas à présent dans une situation où le courage puisse servir à quelque chose ; vous ne devez chercher votre appui qu’en Dieu.

— Je le sais, Monsieur ; — je m’efforce de le sentir ; mais je ne veux pas mourir.

— L’amour du Christ est sans bornes, dit John Effingham, profondément affecté à la vue d’une si profonde misère.

— Je le sais, — je l’espère, — je voudrais le croire. Avez-vous une mère, monsieur Effingham ?

— Elle est morte depuis longtemps.

— Une épouse ?

John Effingham respira péniblement ; on eût pu croire dans ce moment que c’était lui qui était à l’agonie.

— Non : je n’ai ni mère, ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfant. Mes plus proches parents sont sur ce paquebot.

— Je suis bien peu de chose, mais, tel que je suis, je ferai faute à ma mère. Nous ne pouvons avoir qu’une mère, Monsieur.

— Si vous avez quelque commission ou quelque message pour la vôtre, monsieur Lundi, je m’en acquitterai avec beaucoup de plaisir.

— Je vous remercie, Monsieur ; je ne sache pas en avoir. Elle a ses idées sur la religion ; et — je crois que ce serait une consolation pour elle si j’avais une sépulture chrétienne.

— Tranquillisez-vous à cet égard ; tout ce que permet notre situation sera fait, je vous en réponds.

— À quoi cela servira-t-il, monsieur Effingham ? Je voudrais avoir bu moins et pensé davantage.

John Effingham n’avait rien à dire à une componction qui était si nécessaire, quoique si tardive.

— Je crains que nous ne pensions trop peu à ce moment lorsque nous avons la force et la santé, Monsieur.

— Il n’en est que plus nécessaire, monsieur Lundi, de tourner nos pensées vers cette médiation divine, qui seule peut nous servir pendant en est temps encore.

Mais M. Lundi était effrayé de l’approche de la mort plutôt que repentant. Son cœur s’était endurci par la longue et constante habitude de satisfaire tous ses penchants, et il était alors comme un homme qui se trouve inopinément en face d’un danger terrible et imminent, sans aucun moyen visible d’y échapper. Il gémit et regarda autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose où il pût s’accrocher, la résolution qu’il avait montrée dans l’orgueil de sa force ne lui servant à rien. Toutefois ces émotions ne furent que passagères, et la stupidité naturelle de cet homme reprit le dessus.

— Je ne crois pas, Monsieur, dit-il en regardant fixement John Effingham, que j’aie été un bien grand pécheur ?

— Je l’espère, mon bon ami ; cependant aucun de nous n’est assez dégagé de souillure pour n’avoir pas besoin de l’aide de Dieu pour se préparer à paraître en sa sainte présence.

— C’est vrai, Monsieur, c’est bien vrai. J’ai été baptisé et confirmé dans toutes les règles.

— Ces engagements pris pour nous, nous devons les ratifier.

— Par un prêtre et un évêque, Monsieur ; de digues et orthodoxes ecclésiastiques.

— Je n’en doute pas ; mais c’est le cœur contrit, monsieur Lundi, qui nous assure notre pardon.

— J’ai le cœur contrit, Monsieur, très-contrit.

Il y eut alors une pause d’une demi-heure, et John Effingham crut d’abord que le malade sommeillait de nouveau ; mais, en l’examinant plus attentivement, il remarqua que ses yeux s’ouvraient souvent et erraient sur les objets qui étaient près de lui. Ne voulant pas troubler cette tranquillité apparente, il laissa passer les minutes sans dire un seul mot, et ce fut M. Lundi qui finit par rompre de lui-même le silence.

— Monsieur Effingham, dit-il, monsieur Effingham !

— Je suis près de vous, monsieur Lundi, et je ne quitterai pas l’appartement.

— Merci, merci ! ne m’abandonnez pas, vous !

— Je resterai ; mettez-vous l’esprit en repos et dites-moi ce que vous désirez.

— Je désire vivre, Monsieur !

— La vie est le don de Dieu, et sa possession ne dépend que de son bon plaisir. Demandez le pardon de vos fautes, et rappelez-vous la miséricorde et l’amour du saint Rédempteur.

— Je fais mon possible, Monsieur. Je ne crois pas avoir été un très-grand pêcheur.

— Je l’espère ; mais Dieu peut pardonner au pénitent, quelque grandes qu’aient été ses offenses.

— Oui, Monsieur, je le sais, je le sais. Cette affaire a été si soudaine ! Je me suis même approché de la table de communion, Monsieur. Oui, ma mère m’a fait communier ; rien n’a été négligé, Monsieur.

John Effingham était souvent fier et despote dans ses relations avec les hommes, infériorité de la plupart de ses semblables à son égard, pour les principes comme pour l’intelligence, étant trop évidente pour ne pas influer sur l’opinion d’un homme qui ne s’étudiait pas habituellement à connaître ses propres faibles ; mais, par rapport à Dieu, il était d’ordinaire humble et soumis. L’orgueil spirituel ne faisait pas partie de son caractère, car il sentait ce qui lui manquait du côté des vertus chrétiennes, son principal défaut provenant de l’habitude de regarder les travers des autres plutôt que de s’appesantir trop sur son propre mérite. En se comparant à la perfection, personne n’aurait été plus humble ; mais en restreignant la comparaison à ceux qui entouraient, personne n’était plus fier, et à plus juste titre, si toutefois une pareille comparaison pouvait être permise. La prière chez lui n’était un exercice ni habituel, ni régulier, mais il ne rougissait pas de prier ; et quand il humiliait ainsi son esprit, c’était avec la force et l’énergie de son caractère. Il rougit de ces consolations faibles et vulgaires que M. Lundi s’efforçait de tirer de sa situation ; il vit l’illusion cruelle de cette substitution de simples formes à une véritable et solide piété, quoique en même temps, à la différence de la plupart de ses compatriotes, son esprit s’élevât au-dessus de ces exagérations étroites qui trop souvent changent l’innocence en péché, et l’homme religieux en sectaire, tout gonflé de sa droiture.

— Je vais prier avec vous, monsieur Lundi, dit-il en s’agenouillant au pied du lit du mourant ; nous demanderons ensemble la merci de Dieu, et il allégera ces doutes.

Lundi s’empressa de faire un signe d’assentiment, et John Effingham se mit à prier à haute voix ; ou du moins de manière à être entendu distinctement du moribond. La prière fut courte, belle et presque sublime d’expression, sans mélange de citations mystiques ou de jargon conventionnel ; mais c’était un appel fervent, direct, humble et général, à la miséricorde divine, en faveur de l’être qui se trouvait alors à l’extrémité. Un enfant aurait pu la comprendre, tandis qu’un langage si touchant et si sincère aurait fait fondre la glace du cœur le plus endurci. Il est à espérer que le grand Être, dont l’esprit embrasse l’univers, et dont la clémence est égale à sa puissance accueillit la prière, car M. Lundi sourit de plaisir quand John Effingham se releva.

— Merci, Monsieur, mille fois merci, murmura le mourant en lui pressant la main ; voilà qui vaut mieux que tout.

Après cela M. Lundi fut tranquille, et les heures s’écoulèrent dans un silence presque continu. John Effingham, convaincu que le malade sommeillait, se laissa assoupir à son tour. Ce ne fut qu’après l’appel du quart du matin, qu’il fut réveillé par un mouvement qui se fit dans le lit. Croyant que le malade demandait quelques gouttes d’eau pour se rafraîchir les lèvres, John Effingham lui en offrit ; mais M. Lundi n’accepta point. Il avait croisé ses mains sur sa poitrine, les doigts étendus, comme les peintres et les sculpteurs ont coutume de représenter les saints s’adressant au Seigneur, et ses lèvres remuaient doucement. John Effingham se mit à genoux et approcha l’oreille pour saisir les sons. Le mourant prononçait la simple mais belle oraison transmise à l’homme par le Christ lui-même comme le modèle de toute prière.

Dès qu’il eut fini, John Effingham la récita à son tour à haute voix et avec ferveur, et quand il ouvrit les yeux après ce solennel hommage au Seigneur, M. Lundi n’était plus.


  1. Jack, sobriquer donné aux matelots.