Le Paquebot américain/Chapitre XXVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 335-346).


CHAPITRE XXVII.


Que ne suis-je dans un cabaret de Londres. Je donnerais toute ma renommée pour boire un pot de bière, et être en sûreté.
Henry V



Mademoiselle Viefville, avec le caractère décidé et l’intelligence qui la rendaient très-utile au besoin, s’empressa d’offrir ses services pour donner des soins au malheureux blessé. Ève, accompagnée de Nanny, monta à bord du Montauk, et se rendit dans son appartement, non sans quelque difficulté, attendu la position inclinée du bâtiment. En entrant dans la grande chambre, elles y trouvèrent moins de confusion qu’elles ne s’y attendaient, et la scène qui s’offrit à leurs yeux était plus comique que lugubre ; car M. Lundi avait été porté dans sa chambre, la porte en était fermée, et elles ne le virent pas.

Mais celle du soi-disant sir George Templemore était ouverte, et il y était occupé à passer en revue le peu qui restait de tous ses effets, parmi lesquels il avait trouvé un grand déficit, surtout en pantalons et en habits. Les Arabes étaient convenus de s’abstenir de tout pillage, pour faire ensuite un partage équitable du butin : mais, pour satisfaire la rapacité de quelques-uns d’entre eux, les scheiks avaient permis le sac d’une seule chambre, et le hasard avait voulu que cette chambre fût celle du faux baronnet. L’assortiment de rasoirs, la toilette portative des Indes-Orientales, ses plus beaux vêtements, et une foule d’autres objets que ce jeune homme aimait à étaler dans sa chambre pour le plaisir d’en repaître ses yeux, avaient disparu.

Ève lui avait inspiré un respect qui lui permettait rarement de lui parler ; mais en ce moment il lui adressa la parole par pure nécessité, car tout le monde était occupé, et il n’y avait qu’elle à qui il pût faire entendre ses lamentations. — Miss Effingham, lui dit-il, accordez-moi la faveur de jeter un coup d’œil sur ma chambre, et voyez la manière indigne dont j’ai été traité. — Pas un peigne, pas un rasoir ne m’a été laissé ! pas un habit sous lequel je puisse me présenter décemment ! Une telle conduite est une honte pour la civilisation, même de sauvages, et je ne manquerai pas de mettre cette affaire sous les yeux du ministre de Sa Majesté, dès que je serai arrivé à New-York. Je désire bien sincèrement que vous ayez été mieux traitée, quoique, d’après cet échantillon de leurs principes, je pense qu’il n’y a guère d’espérance pour aucun de nous. Nous devons remercier le ciel qu’ils n’aient pas emporté tout ce qui se trouve sur le bâtiment. J’espère que nous ferons cause commune contre eux quand nous serons arrivés.

— Nous le devons sans doute, Monsieur, répondit Ève, qui savait dès l’origine qu’il avait pris un titre qui ne lui appartenait pas, mais qui était disposée à attribuer son imposture à la vanité, et à avoir de la charité pour lui à cause du courage qu’on lui avait dit qu’il avait montré dans le combat. — J’espère pourtant que nous aurons eu plus de bonheur, car presque tous nos objets étaient dans le magasin aux bagages, et le capitaine Truck m’a dit qu’on n’a touché à rien de ce qui s’y trouve.

— En ce cas, vous êtes fort heureuse, et je voudrais avoir eu le même bonheur. Vous savez, miss Effingham, qu’il y a une foule de petits objets auxquels on tient ; et je conviens de ma faiblesse à ce sujet.

— Quelle monstrueuse prodigalité ! quelle dévastation ! s’écria Saunders, tandis qu’Ève s’avançait vers son appartement pour échapper aux plaintes du prétendu sir George. Ayez la bonté, miss Effingham de jeter un seul coup d’œil sur cet office ! je crois que ces nègres ont mis les doigts partout. Il en coûtera une semaine de travail à Toast et à moi pour remettre les choses dans un ordre décent. Je réponds que quelques-uns des shériks sont régalés ici ; voyez comme ils ont répandu la moutarde, et comme ils ont massacré ce canard froid ! J’ai une aversion mortelle pour tout homme qui découpe une volaille à contre-fil. — Et pourrez-vous bien le croire, miss Effingham ? le dernier coup de canon tiré par M. Blunt a disloqué, ou autrement écartelé, une demi-douzaine de mes poulets ; car j’avais rendu la liberté à ces pauvres créatures, afin qu’elles pussent chercher leur vie, si nous ne revenions plus ici. Il me semble qu’un homme aussi poli et aussi expérimenté que M. Blunt aurait mieux fait de tirer sur les Arabes plutôt que sur mes poulets.

— Ainsi va le monde, pensa Ève en jetant un coup d’œil dans l’office avant de rentrer dans son appartement ; ce qu’on regardait hier comme un bonheur devient un malheur aujourd’hui ; et les coups de l’adversité sont oubliés, du moment que la fortune vient à sourire. Ces deux hommes, il y a quelques heures, se seraient crus bien heureux de trouver sur ce bâtiment seulement un abri pour leur tête, et maintenant ils se plaignent parce qu’il leur manque quelques objets superflus dont l’habitude seule leur fait un besoin. — Après cette sage et salutaire réflexion, nous la laisserons rentrer dans sa chambre, pour voir dans quel état elle se trouve, et nous remonterons sur le pont.

Comme il était encore de bonne heure, le capitaine Truck, s’étant une fois rendu maître de son émotion, ne songea plus qu’à profiter du succès qu’il venait d’obtenir. La partie de la cargaison que les Arabes avaient laissée sur le sable fut arrimée de nouveau, et le grand travail fut ensuite de remettre le bâtiment à flot avant d’établir les nouveaux mâts. Comme les ancres étaient encore sur le récif et dans tous les endroits où elles avaient été placées, presque tout ce qu’il y avait à faire était de haler sur les chaînes dès que la marée serait montée. Cependant, avant de commencer cette besogne, on employa le temps qui restait à se défaire des voiles de fortune dont on s’était servi par nécessité, et à établir des bigues pour retirer les débris du mât de misaine, ainsi que le grand mât de fortune, qui, comme on se le rappellera, n’avait été mis en place que la veille. Tous les apparaux qui avaient servi étant encore sur le pont, et chacun travaillant avec zèle, cette tâche fut terminée à midi. Le grand mât de fortune donna peu d’embarras, et fut bientôt déposé sur le sable. Le capitaine Truck ayant fait placer les bigues, on commença alors à soulever ce qui restait du mât de misaine ; et au moment où l’on avertit que le dîner de l’équipage était prêt, ce mât venait d’être déposé à côté du premier.

— Ci-gît le pauvre Tom Bouline, un vrai ponton, dit le capitaine Truck à M. Blunt, tandis que les hommes de l’équipage allaient à la cuisine pour prendre leur repas. Je n’ai jamais vu le Montauk sans mât depuis le jour où enfant nouveau-né il était sur le chantier. Mais je vois encore une demi-douzaine de ces chenapans rôdant sur le rivage, quoique la grande majorité, comme dirait M. Dodge, ait montré une disposition décidée à faire plus ample connaissance avec le bâtiment danois. Suivant mon humble opinion, Monsieur, il ne restera ce soir dans ce pauvre et innocent bâtiment abandonné pas plus d’entrailles qu’il n’en reste dans un des canards de Saunders tués depuis une heure. Et ce brave garçon, M. Lundi, je crains, Leach, qu’il n’ait reçu un boulet à fleur d’eau.

— Il va véritablement fort mal, à ce que m’a dit M. John Effingham, qui a soin que personne ne vienne le troubler. Il tient la porte de la chambre fermée, et n’y laisse entrer que son domestique.

— C’est un acte de merci ; on aime à avoir un peu de tranquillité quand on est tué. Cependant, dès que le bâtiment sera un peu en meilleur ordre, il sera de mon devoir d’aller le voir pour m’assurer qu’il ne lui manque rien. Il faut que nous offrions à ce pauvre homme les consolations de la religion, monsieur Blunt.

— Rien ne serait plus désirable si nous avions ici quelqu’un propre à remplir cette tâche.

— À cet égard, je ne dois pas dire grand-chose en ma faveur, et je le pourrais pourtant, puisque mon père était ministre. Mais nous autres capitaines de paquebots, nous avons à nous occuper de trop de choses. Dès que le bâtiment sera une fois remis en bon état, j’irai certainement voir comment se trouve cet honnête homme. Dites-moi, je vous prie, Monsieur, savez-vous ce qu’est devenu M. Dodge pendant l’escarmouche ?

Paul sourit, mais il répondit prudemment : — Je suppose qu’il s’est occupé à prendre des notes sur le combat, et je ne doute pas qu’il ne vous rende pleine justice dans le Furet Actif, aussitôt qu’il en aura les colonnes à sa disposition.

— Trop d’instruction, comme mon bon père avait coutume de le dire, l’a rendu un peu fou. Mais aujourd’hui mon cœur n’est ouvert qu’à la reconnaissance, monsieur Blunt, et je ne veux critiquer personne. Le fait est que je n’ai pas aperçu M. Dodge dans le combat, comme dit Saunders ; mais il y avait un si grand nombre de ces coquins d’Arabes, qu’on n’avait guère le temps de voir autre chose. À présent il faut faire sortir le Montauk de l’enceinte du récif dans le plus court délai possible ; car, pour vous dire un secret, — ici le capitaine baissa la voix, et lui parla à l’oreille, — nous n’avons plus de poudre que pour fournir deux coups à chaque homme, et une seule charge pour le canon. Je vous avoue que j’ai le plus grand désir d’être au large.

— Je ne crois pas qu’ils osent essayer une nouvelle attaque après l’épreuve qu’ils ont faite de ce que nous pouvons faire.

— Personne ne le sait, Monsieur, personne ne le sait. Je les vois arriver sur la côte comme des corbeaux qui sentent une charogne ; et une fois qu’ils n’auront plus rien à faire à bord du danois, nous les verrons roder autour de nous comme des loups affamés. Dans combien de temps la marée sera-t-elle au plus haut ?

— Probablement dans une heure. Je crois qu’il n’y a pas beaucoup de temps à perdre pour mettre du monde au cabestan.

Le capitaine Truck fit un signe d’assentiment, et examina l’état de sa chaîne. Ce fut un moment de joie mêlée d’inquiétude, quand les hommes se placèrent aux barres du cabestan, et que l’on commença à embarquer le mou de la chaîne. Le bâtiment s’était redressé depuis plusieurs heures ; et personne ne pouvait savoir jusqu’à quel point il tenait encore au sable. Lorsque la chaîne se raidit, les passagers et les officiers se rendirent sur l’avant, et examinèrent avec anxiété l’effet de chaque coup sur le cabestan ; car il était inquiétant d’être échoué sur le sable près d’une pareille côte, même après tout ce qui était arrivé.

— Il remue, de par saint George ! s’écria le capitaine ; virez tous ensemble, mes amis, et vous le dégagerez du sable.

Tout l’équipage vira ; on gagna un pouce, puis un autre, mais nul effort ne put faire faire un tour entier de cabestan. Les officiers et le capitaine se placèrent eux-mêmes aux barres, et l’on put à peine faire un demi-tour. Les passagers s’y joignirent aussi, et la tension de la chaîne devint si forte qu’elle semblait menacer de mettre le bâtiment en pièces ; et cependant il restait inébranlable.

— Il est engravé de l’avant, capitaine, dit M. Leach ; si nous faisions passer l’équipage sur l’arrière ?

Cet expédient fut adopté, et le devant étant ainsi allégé, il réussit. Un vigoureux effort au cabestan rendit le mouvement au Montauk, un pouce de plus de marée le facilita, et le bâtiment cédant lentement aux efforts, se tourna peu à peu vers l’ancre ; les coups rapides du linguet du cabestan annoncèrent que le bâtiment se retrouvait à flot.

— J’en rends grâce à Dieu, ainsi que de toutes ses autres faveurs, dit le capitaine Truck. — Conduisez le Montauk vers son ancre, monsieur Leach, et nous jetterons un coup d’œil sur ses amarres. Tout cela s’exécuta, et le Montauk fut solidement amarré, avec toute l’attention qu’exigeait un changement de vent qui promettait d’être durable. Pas un instant ne fut perdu. Les bigues étaient encore en place, le mât de misaine du bâtiment danois fut halé le long du Montauk, hissé, et mis en place avec autant de rapidité que le comportait le soin qu’il fallait mettre à cette manœuvre. Quand ce mât fut en place, le capitaine se frotta les mains de plaisir, et ordonna qu’on le gréât sur-le-champ, quoique le jour fût déjà fort avancé.

— Voilà ce qui nous arrive, à nous autres marins, monsieur Effingham, dit le capitaine Truck ; de la manœuvre au combat, et du combat à la manœuvre. Notre ouvrage, comme celui des femmes, n’est jamais terminé, au lieu que vous autres à terre vous vous couchez avec le soleil, tandis que le blé croît. J’ai toujours su mauvais gré à mes parents de m’avoir élevé pour mener une vie de chien.

— J’avais compris que vous aviez vous-même choisi votre profession, capitaine.

— Oui, en ce que je me suis enfui de chez eux et que je me suis mis à bord d’un bâtiment à leur insu. Mais ils auraient dû commencer par le commencement, et m’élever de manière à ne pas me mettre dans l’esprit de m’enfuir de chez eux. Que le ciel me pardonne pourtant de parler ainsi de ces bons et chers parents ! car, pour parler franchement, ils méritaient d’avoir un meilleur fils, et je crois véritablement qu’ils m’aimaient plus que je ne m’aimais moi-même. Eh bien ! j’ai la consolation de savoir que j’ai régalé ma vieille mère de bien des livres d’excellent thé, dès que j’ai été à bord d’un bâtiment faisant le commerce avec la Chine.

— Elle l’aimait donc ? dit la gouvernante.

— Elle l’aimait comme un cheval aime l’avoine, et un enfant les gâteaux. — Le thé, le tabac et la grâce, faisaient sa principale consolation.

Quoi ? demanda la gouvernante, se tournant vers Paul, comme pour lui demander une explication.

La grâce, Mademoiselle, la grâce de Dieu.

Ah ! bien.

— C’est une grande infortune, après tout, de perdre une mère : c’est comme de couper toutes les amarres de l’avant et voguer en culant ; car c’est laisser échapper le passé pour lutter avec le futur. Il est vrai que j’étais bien jeune quand je m’enfuis de chez ma mère, et que je ne songeais guère à tout cela ; mais quand elle plia ses voiles et que je la perdis, je commençai à sentir que j’avais fait un mauvais usage de mes jambes. — À propos, quelles nouvelles du pauvre M. Lundi ?

— J’entends dire qu’il ne souffre pas beaucoup, mais qu’il s’affaiblit à vue d’œil, répondit Paul. Je crains qu’il n’y ait que bien peu d’espoir qu’il survive à ses blessures.

Le capitaine avait pris un cigare et demandé à Toast un charbon pour l’allumer ; mais, changeant d’avis tout à coup, il le mit en pièces et jeta les morceaux sur le pont.

— Pourquoi le gréement de ce mât ne va-t-il pas plus vite, monsieur Leach ? s’écria-t-il avec un ton d’humeur ; je n’ai pas envie de passer ici tout l’hiver, et je demande un peu plus d’activité.

— Oui, oui, capitaine, répondit M. Leach, qui faisait partie d’une classe d’hommes pour qui la patience et l’obéissance sont des vertus habituelles. Dépêchez-vous, mes amis, et mettez tous les cordages en place.

— Leach, continua le capitaine, prenant un ton plus doux, approchez : mon bon ami. Je ne vous ai pas encore exprimé, monsieur Leach, tout ce que je désire vous dire sur votre bonne conduite dans toute cette affaire. Vous m’avez soutenu en brave, depuis le commencement jusqu’à la fin, et je n’hésiterai pas à en dire autant quand nous serons arrivés. Mon intention est d’écrire à ce sujet une lettre à nos armateurs, et sans doute ils la publieront ; car, quoi qu’on ait à dire contre l’Amérique, personne ne niera qu’il ne soit aisé d’y faire publier tout ce qu’on veut. La publicité est le boire et le manger pour la nation, et vous pouvez compter que toute justice vous sera rendue.

— Je n’en ai jamais douté, capitaine.

— Non, Monsieur, et vous n’avez pas bronché un seul instant. Le meilleur grand mât n’est pas plus ferme dans un ouragan, que vous ne l’avez été en combattant ces pillards africains.

— M. John Effingham, capitaine, — M. Sharp, — M. Blunt surtout…

— Laissez-moi le soin de rendre à chacun ce qui lui est dû. Toast lui-même s’est comporté en homme. — Eh bien ! Leach, on dit que le pauvre Lundi va filer son câble, après tout ?

— Je suis très-fâché de l’apprendre, capitaine ; nul soldat n’aurait pu combattre avec plus de courage que M. Lundi.

— C’est la vérité ; mais Bonaparte a été obligé de rendre l’âme ; Wellington le suivra un de ces jours ; et le vieux Putnam est mort lui-même. Vous ou moi, ou tous les deux, Leach, nous aurons à donner quelques-unes des consolations de la religion, dans cette triste occasion.

— Il y a M. Effingham et M. John Effingham, capitaine, et ils sont plus âgés et plus instruits que moi.

— Cela ne suffit pas. Tout ce qu’ils pourront offrir sera sans doute très-convenable, mais nous avons un devoir à remplir à l’égard de notre bâtiment. Les officiers d’un paquebot ne sont pas des maquignons transportant des chevaux de la Rivière dans les îles ; ce sont des hommes sages et discrets, et il convient qu’ils sachent montrer dans l’occasion quelle éducation ils ont reçue, et de quelle étoffe ils sont faits. J’attends donc de vous, Leach, que vous me soutiendrez, dans cette fâcheuse circonstance, comme vous l’avez fait ce matin dans le combat.

— Je tâcherai, capitaine, de ne pas faire honte au Montauk ; mais il est probable que M. Lundi professe la religion anglicane, et vous et moi nous appartenons à la plate-forme de Saybrook.

— Ah ! diable ! je l’avais oublié. Mais qu’importe ? la religion est la religion, après tout, anciennes ou nouvelles formes, et je doute fort qu’un homme si près de voir couper ses amarres y regarde de si près. Le grand point, c’est la consolation, et il faut que nous lui en donnions de façon ou d’autre, quand le moment convenable sera arrivé. — Et maintenant, monsieur Leach, veillez à ce que notre monde se dépêche ; que tout soit prêt sur l’avant, et le grand mât en place avant que le soleil soit couché, ou pour parler plus littéralement, avant qu’il soit en bas. — Car le capitaine Truck, en véritable habitant de la Nouvelle-Angleterre, employait invariablement un provincialisme qui est devenu si général en Amérique.

Le travail se continua avec ardeur ; chacun désirait tirer promptement le paquebot d’une position rendue aussi critique par la proximité des Arabes que par la possibilité d’un mauvais temps. Le vent était variable, comme c’est l’ordinaire dans le voisinage des vents alisés, et, quoiqu’il continuât à être léger, il venait quelquefois de la mer. Comme le capitaine l’avait espéré, quand la nuit suspendit les travaux, la vergue de misaine et celle du petit hunier étaient en place ; le mât de perroquet était en clef ; et, à l’exception des voiles, le bâtiment était en bon ordre sur l’avant. La besogne était moins avancée sur l’arrière ; cependant à l’aide des passagers, qui continuaient à prêter leur aide au besoin, les deux mâts avaient été mis en place, quoiqu’on n’eût pas eu le temps de les gréer. Les hommes de l’équipage offrirent d’y travailler par quarts toute la nuit ; mais le capitaine ne voulut pas y consentir, et il déclara qu’ils avaient bien gagné un bon souper et une bonne nuit, et qu’ils auraient l’un et l’autre.

Les passagers, qui, en général, n’offraient leurs services que lorsqu’il s’agissait de virer au cabestan, se chargèrent de faire la garde pendant la nuit, et comme on pouvait faire montre d’un assez grand nombre d’armes à feu, quoiqu’on eût fort peu de munitions, on ne craignait guère d’être attaqué par les Arabes. Comme on s’y attendait, la nuit se passa tranquillement, et chacun, en se levant au point du jour, avait puisé de nouvelles forces dans le sommeil.

Cependant le retour de la lumière amena sur le rivage une foule d’Arabes ; car le dernier ouragan, dont la violence avait été extraordinaire, et la nouvelle de deux bâtiments échoués, que les dromadaires avaient déjà répandue bien loin, avaient réuni sur la côte une troupe que le nombre seul suffisait pour commencer à rendre formidable. Le bâtiment danois avait été complètement pillé, et le pillage avait produit sur ces barbares avides le même effet que le sang, dit-on, produit sur le tigre. L’appétit leur était venu en mangeant, et, dès que le soleil parut, ceux qui étaient à bord du Montauk virent parmi les Arabes des signes qui annonçaient une disposition générale à faire une nouvelle tentative contre le paquebot.

Heureusement la partie la plus laborieuse du travail était terminée, et le capitaine Truck, plutôt que de risquer un autre combat contre des forces devenues si formidables, résolut de prendre à bord le reste des mâts et des vergues, et de conduire son bâtiment au-delà du récif sans attendre qu’il fût complètement gréé. Le premier ordre qu’il donna quand tout le monde fut réuni sur le pont, fut donc que les embarcations allassent lever les ancres à jet et celle d’affourcher, et qu’on fît tous les autres préparatifs nécessaires pour partir. Comme l’opération de lever les ancres était un travail long et pénible, il était midi quand elles furent hissées à bord et mises à leur poste. Toutes les vergues étaient alors gréées, mais pas une voile n’était enverguée.

Pendant que l’équipage était à dîner, le capitaine Truck se promena partout, examinant chaque étai et chaque hauban. Il découvrit quelques négligences causées par la précipitation ; mais au total il fut satisfait, quoiqu’il vît que la présence des Arabes avait été cause qu’il y aurait quelques bons coups de palans à donner aussitôt qu’on serait hors de danger, et qu’il faudrait faire examiner les amarrages. Cependant ce qui avait été fait suffirait par un temps passable, et il était trop tard pour en faire davantage.

Les vents alisés étaient revenus, ils soufflaient de manière à faire croire à leur durée ; et la mer, au-delà du récif, était assez calme pour permettre qu’on travaillât à ce qui restait à faire, maintenant que les principaux mâts étaient en place.

Le Montauk n’avait certainement pas l’air aussi majestueux et aussi imposant qu’avant l’ouragan, mais il paraissait équipé avec un soin et une exactitude qui étaient de bon présage ; on aurait dit un bâtiment du port de sept cents tonneaux auquel on avait donné les mâts et les vergues d’un bâtiment de cinq cents. Il ressemblait un peu à un homme de sir pieds portant l’habit d’un homme de cinq pieds sir pouces ; et cependant ce manque d’accord entre ses parties n’aurait pu être remarqué que par un œil exercé. Tout ce qui était essentiel se trouvait à sa place, et était convenablement installé ; et comme le bâtiment danois avait été équipé de manière à pouvoir naviguer sur une mer houleuse, le capitaine Truck fut convaincu que le Montauk pouvait, dans son état actuel, se hasarder, même en hiver, sur la côte d’Amérique, sans courir un risque extraordinaire.

Dès que l’heure du travail fut arrivée, il envoya le cutter jeter une ancre aussi près de la passe qu’il serait possible d’en approcher sans danger, et un peu au vent de l’entrée. En faisant ses calculs, et ayant égard à ses bouées, qui restaient encore aux endroits où il les avait placées, le capitaine reconnut qu’il pouvait gagner un étroit canal, assez droit pour permettre au bâtiment de se touer en ligne directe jusqu’à ce point. Tout était alors à bord, excepté les embarcations ; on leva l’ancre, on garnit l’aussière au cabestan, on vira, et le Montauk commença à avancer lentement vers la passe.

Ce mouvement fut un signal pour les Arabes, qui coururent par centaines sur les deux côtés du récif en criant et en gesticulant comme des furieux. Il fallait de bons nerfs et quelque confiance en soi-même pour avancer en face d’un tel danger, d’autant plus que les Barbares se montraient en plus grand nombre sur les rochers du côté du nord, qui leur offraient un bon abri, qui commandaient le canal, et qui étaient si près de l’endroit où on avait jeté l’ancre, qu’on aurait pu lancer une pierre d’un point à l’autre. Pour ajouter à ces désavantages, les Arabes commencèrent à faire feu avec ces longs mousquets qui rendent si peu de service dans un combat de près, mais qui sont connus pour porter avec précision à une grande distance. Les balles pleuvaient comme la grêle sur le bord, mais nos marins étaient protégés par la force et la hauteur des murailles de l’avant.

Dans cet embarras, le capitaine hésita s’il continuerait à se touer, et il appela près de lui M. Blunt et M. Leach pour leur demander leur avis. Tous les deux lui conseillèrent la persévérance. Mais comme l’avis du premier fera connaître en peu de mots la situation des choses, nous rapporterons ses propres termes.

— Par l’indécision, dit-il, on décourage toujours ses amis et on en courage ses ennemis, et c’est pourquoi je recommande la persévérance. Plus nous approcherons des rochers, plus nous les commanderons, et plus nous diminuerons les chances qu’ont les Arabes de faire tomber leurs balles sur notre pont. Aussi longtemps que nous avancerons, le cap au vent, ceux qui sont sur les rochers du côté du nord ne peuvent tirer assez bas pour nous atteindre ; et du côté du sud ils n’oseront se hasarder bien près, faute d’abri. Il est vrai que nous ne pouvons enverguer nos voiles, ni envoyer une embarcation en avant en face d’un feu si constant ; mais nous pourrons peut-être les déloger à l’aide de notre canon ou de nos fusils. Dans le cas contraire, je conduirai quelques hommes dans les hunes, et de là je me charge de les faire reculer hors de la portée de nos mousquets en cinq minutes.

— Ce serait un service très-dangereux pour ceux qui se hasarderaient dans les hunes.

— Il ne sera pas sans péril, et il peut nous causer quelque perte ; mais quand on combat il faut s’attendre à quelque risque. En ce cas, c’est à M. Leach et à moi qu’il appartient de conduire nos marins dans les hunes. — Diable ! si c’est notre devoir de consoler les mourants, nous avons droit au privilège de combattre les vivants.

— Sans doute, capitaine, sans doute, dit M. Leach ; cela est conforme à la raison.

— Je respecte trop vos droits, Messieurs, pour vouloir les usurper, dit Paul avec douceur ; mais il y a trois hunes, et nous pouvons en prendre chacun une. L’effet sera proportionné au plus ou moins de moyens que nous emploierons. Une attaque vigoureuse en vaut une douzaine de fausses.

Le capitaine serra cordialement la main de Paul, et lui dit qu’il suivrait son avis. Quand le jeune homme se fut retiré, il se tourna vers son aide et lui dit :

— Il faut avouer, après tout, que les hommes qui ont servi à bord d’un vaisseau de guerre sont un peu plus avancés que nous dans la science de l’attaque et de la défense, quoique je pense que je pourrais leur apprendre quelque chose dans celle des signes. Dans mon temps, j’ai servi deux ou trois fois à bord de lettres de marque ; mais pour ce qui est de lâcher des bordées, je n’ai jamais eu d’occupations régulières. — Avez-vous vu comment M. Blunt gouvernait sa chaloupe ? Avec autant de sang-froid, Dieu me pardonne, qu’une grande dame de Londres regarde un de nous en l’état de nature. Quant à moi, Leach, la moutarde me montait au nez, et j’étais prêt à couper la gorge à mon meilleur ami ; tandis que lui souriait tranquillement quand ma chaloupe passa devant la sienne, quoique la fumée de son canon me permit à peine de distinguer ses traits.

— C’est la manière de ceux qui ont fait régulièrement la guerre sur mer, capitaine. Je vous garantis qu’il a commencé jeune, et qu’il avait jeté sa gourme sur de plus vieux que lui avant qu’il eût dix-huit ans. Et pourtant il ne semble pas de la vraie race des loups de mer ! Mais c’est un grand privilège que de pouvoir allonger le pied quand et contre qui bon vous semble.

— Non, non, Leach, ce n’est pas là sa manière. — Mais il pourra peut-être nous donner un coup de main quand il faudra en venir au fait avec ce pauvre Lundi. J’ai le plus grand désir que ce brave homme parte décemment de ce monde.

— Vous feriez bien de le lui proposer, capitaine. Quant à moi, j’aimerais mieux monter seul tour à tour dans les trois hunes, que d’en venir à l’abordage avec un mourant.

Le capitaine lui dit qu’il y réfléchirait. Ils fixèrent alors toute leur attention sur la situation critique du bâtiment, qui, au bout de quelques minutes, se trouva aussi près de l’ancre que la prudence le permettait.