Le Paquebot américain/Chapitre XXV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 309-322).


CHAPITRE XXV.


Et quand arrivent les heures du repos, comme un calme sur le sein de la mer, ce moment est aussi à toi ; il te parle de celui qui veille sur cette vaste et malheureuse cité, tandis qu’elle dort.
Bryant



C’était un incident cruel que de se trouver arrêtés si subitement et d’une manière si inattendue dans un moment si critique. La première idée des deux jeunes gens fut que quelqu’un des centaines d’Arabes qu’ils savaient être près d’eux avait mis la main sur la chaloupe, mais un moment d’examen suffit pour dissiper cette crainte. Personne n’était visible, personne ne touchait à la chaloupe ; la gaffe ne rencontrait aucun obstacle dans l’eau, et il était impossible qu’ils eussent encore touché en cet endroit. Levant enfin la gaffe par dessus sa tête, Paul découvrit l’obstacle qui les arrêtait. La corde dont les barbares s’étaient servis pour tâcher de faire mouvoir le bâtiment s’étendait depuis le gaillard d’avant jusqu’au récif, et le mât de la chaloupe avait frappé contre, ce qui l’avait arrêté. On la coupa avec précaution, mais le bout le plus court glissa de la main de M. Sharp, qui la coupait, et tomba dans l’eau près du Montauk. Ceux des Arabes qui étaient de garde sur le pont entendirent ce bruit, et ils coururent à la hâte sur le bord du paquebot.

Il n’y avait pas un instant à perdre. Paul, qui tenait encore l’autre bout de la corde, dont l’extrémité était attachée sur le récif, la tira de toutes ses forces, ce qui éloigna la chaloupe du bâtiment, et lui fit en même temps gagner un peu d’avance. Jetant alors la corde dans la mer, il saisit les rabans du gouvernail, afin de maintenir la chaloupe dans une direction qui tînt le milieu entre les deux dangers, le récif et le Montauk. Tout cela ne put se faire sans quelque bruit, et les Arabes qui étaient sur le pont entendirent les pas des deux jeunes gens qui marchaient sur le rouffle, et même le murmure des eaux que fendait l’embarcation. Ils appelèrent ceux qui étaient sur le récif, qui leur répondirent et éveillèrent leurs camarades. En une minute l’alarme fut générale, car ils savaient que le capitaine Truck était encore en liberté avec tout son équipage, et ils craignaient une attaque.

Les clameurs qui s’élevèrent alors étaient effrayantes : on tirait des coups de mousquet au hasard, et les cris qu’on poussait dans le camp répondaient à ceux qui partaient du paquebot et des rochers. Ceux qui étaient endormis sur la chaloupe s’éveillèrent en sursaut, et la frayeur fit crier Saunders plus haut qu’aucun des Arabes. Les deux amis firent bientôt comprendre à leurs compagnons quelle était leur situation, et ils leur recommandèrent le plus profond silence.

— Ils ne paraissent pas nous voir, dit Paul à miss Effingham, en se baissant pour approcher d’une fenêtre qui était restée ouverte, et le retour de la brise peut encore nous sauver. Une grande alarme semble répandue parmi eux, et ils savent sans doute que nous ne sommes pas bien loin ; mais tant qu’ils ne connaîtront pas positivement notre situation, nous sommes comparativement en sûreté. Leurs cris nous rendent service en nous apprenant les points où ils se trouvent, et vous pouvez être bien sûre que je n’en approcherai pas. Demandez du vent au ciel, miss Effingliam, demandez-lui du vent.

Ève pria en silence, mais avec ferveur, pendant que Paul donnait toute son attention à la chaloupe. Dès qu’ils ne furent plus abrités par le bâtiment, les bouffées intermittentes de vent recommencèrent, et il y eut quelques minutes d’une assez bonne brise. Pendant ce temps la chaloupe s’éloignait sensiblement du paquebot, car on n’entendait moins distinctement les cris des Arabes qui s’y trouvaient. Cependant les clameurs continuaient sur toute la ligne, et nos deux amis furent bientôt convaincus que les barbares avaient occupé tous les rochers dont le sommet n’était jamais couvert d’eau quand la marée était haute, et elle était alors sur le point d’être à son plus haut au nord comme au sud de l’entrée de la passe.

— La marée arrive encore par la passe, dit Paul, et nous aurons à lutter contre le courant : il n’est pas très-fort, mais le moindre retard est important dans un moment comme celui-ci.

— Ne pourrions-nous atteindre ce banc que nous avons par le travers, demanda M. Sharp, et en nous servant de ces deux légers espars conduire la chaloupe en avant des rochers ?

L’idée était bonne, mais Paul craignit que le bruit que les espars feraient dans l’eau ne fût entendu par les Arabes, et ne les exposât à leur feu, la plus grande distance du récif à ce banc ne pouvant excéder cent brasses. Enfin, une autre bouffée de vent venant de terre emplit leurs voiles, et l’on entendit de nouveau l’eau bouillonner sur l’avant de la chaloupe. Le cœur de Paul battit vivement ; et tandis qu’il tenait les rabans du gouvernail, ses yeux faisaient de vains efforts pour percer l’obscurité.

— Sûrement, dit-il à M. Sharp qui était constamment à son côté, ces cris partent directement en face de nous ; nous avançons vers les Arabes !

— Les ténèbres nous ont donc fait prendre une fausse direction ? Ne perdez pas de temps pour éloigner la chaloupe, car sous le vent on n’entend aucun bruit.

Comme tout cela était évident, Paul, quoique peu sûr de son estime, mit la barre au vent, et l’embarcation avança vent arrière. Son sillage étant alors plus rapide, quelques minutes produisirent un changement notable dans la direction des cris que poussaient les bandes bruyantes d’Arabes, mais elles amenèrent aussi une diminution considérable dans la force du vent.

— J’y suis ! s’écria Paul, serrant fortement le bras de son compagnon ; nous arrivons à la passe, et je crois que nous y entrons en droite ligne. Vous entendez les cris qu’on pousse sur notre droite ; ils viennent de l’extrémité septentrionale du récif, et ceux qu’on entend à gauche partent de la pointe méridionale. Les sons qui arrivent encore du bâtiment, la direction du vent de terre, la distance que nous avons parcourue, tout me le confirme, et la Providence nous protège encore une fois.

— Ce sera une cruelle erreur, si nous nous méprenons.

— Nous ne pouvons nous méprendre. Rien autre chose ne saurait expliquer toutes ces circonstances. Tenez, la chaloupe sent les lames de fond. C’est une heureuse preuve, une preuve certaine que nous arrivons à la passe. Plût au ciel que la marée fût au plus haut, ou que nous eussions plus de vent !

Quinze minutes d’inquiétude suivirent cette courte conversation. Tantôt les bouffées de vent faisaient avancer la chaloupe ; tantôt il était évident qu’elle cédait à la force d’un courant contraire. Il n’était pas facile de la maintenir sur sa route véritable, car la moindre déviation de la droite ligne dans le cours de la marée fait également dévier un bâtiment. Pour prévenir ce dernier danger, Paul était obligé de faire constamment attention au gouvernail, sans avoir d’autre guide que les vociférations bruyantes et perpétuelles des Arabes.

— La chaloupe tangue, dit Paul. Ce mouvement me remplit d’espérance, et je crois qu’il augmente.

— Je voudrais voir les choses comme vous, mais je n’aperçois que bien peu de différence.

— Je suis certain que la mer devient plus houleuse, et que les tangages sont plus fréquents ; vous conviendrez que l’eau est plus agitée.

— Certainement, je m’en étais aperçu avant que vous eussiez mis la chaloupe vent arrière. Mais un vent si variable est vraiment le supplice de Tantale.

— Sir George Templemore, — monsieur Powis, dit une voix douce à une fenêtre au-dessous d’eux.

— Miss Effingham ! s’écria Paul avec un empressement qui fit que les rabans du gouvernail lui échappèrent des mains.

— Ces cris sont effrayants ; ne cesserons-nous jamais de les entendre ?

— S’il dépendait de moi, — de l’un de nous, ils ne vous inquiéteraient pas plus longtemps. La chaloupe entre peu à peu dans la passe, mais elle a à combattre une marée contraire. Le vent est faible et variable, sans quoi, dans huit ou dix minutes nous serions hors de danger.

— Hors de ce danger, mais pour en rencontrer un autre.

— Avec une si bonne chaloupe, je ne crains guère les dangers de l’Océan. Le pire serait que nous pourrions être obligés de démolir le rouffle, qui la rend plus commode, mais qui gêne un peu la manœuvre. Au surplus, je crois que nous aurons bientôt les vents alisés, et avec leur aide notre chaloupe, même avec son rouffle, fera bonne route.

— Ces cris se font certainement entendre de plus près qu’il y a quelques minutes.

Paul sentit la rougeur lui monter aux joues, et sa main chercha à la hâte le raban du gouvernail, car la chaloupe s’était évidemment avancée vers le récif du côté du nord. Une bouffée de vent l’aida à réparer quelques instants d’oubli, et bientôt on entendit distinctement le bruit des cris s’éloigner.

— Le courant a moins de force, dit Paul, et il en est temps, carla marée doit être bien près d’être au plus haut. Elle nous sera bientôt favorable, et alors tout ira bien.

— C’est une heureuse nouvelle, monsieur Powis ; notre reconnaissance ne pourra jamais nous acquitter de tout ce que nous vous devons.

Le vent exigea alors toute l’attention de Paul, car il changeait à chaque instant, et enfin il se fixa directement en face pendant une demi-heure. Dès qu’il se fut aperçu de ce changement, il orienta ses voiles, et la chaloupe recommença à fendre l’eau.

— Ce changement a été si soudain, dit Paul, que nous ne pouvons nous être trompés sur la direction du vent. D’ailleurs ces cris nous servent de pilote. Jamais pareilles vociférations ne furent si agréables.

— Je sens le fond avec cet espar ! s’écria tout à coup M. Sharp.

— Dieu de miséricorde ! protégez l’être faible et aimable…

— Je ne le sens plus. Nous sommes déjà dans une eau plus profonde.

— C’était donc le bord du rocher sur lequel un matelot était placé quand nous sommes arrivés, dit Paul respirant plus librement. J’aime aussi à entendre ces voix partir davantage sous notre vent. Nous continuerons cette bordée — le cap était au nord — jusqu’à ce que nous arrivions au récif, à moins que les cris des Arabes ne nous donnent un avis contraire.

La chaloupe avançait alors à raison de cinq milles par heure, c’est-à-dire plus vite, qu’un homme ne peut marcher, même en allant bon train. Elle tanguait de manière à indiquer qu’elle sentait l’influence des longues vagues de l’Océan, et le bruit de l’eau se faisait mieux entendre quand elle tombait dans le creux des petites lames.

— J’entends le bruit des vagues qui battent le récif, dit Paul ; tout annonce que nous allons sortir de son enceinte.

— Que Dieu le veuille !

— Ce son est évidemment produit par une vague qui se brise sur un rocher ; le roc est plus près qu’on ne le voudrait et sous notre vent ; et cependant ce bruit est une musique délicieuse pour mes oreilles.

La chaloupe avançait constamment, et elle fut plusieurs fois sur le point de frapper contre des rochers, comme le prouvait le bruit des vagues, et même une fois ou deux ils purent les apercevoir. Mais les cris changeaient peu à peu de direction, et bientôt on les entendit en arrière. Paul savait qu’au-delà de la passe le récif s’inclinait à l’est, et il espéra qu’il en quittait rapidement extrémité occidentale, ou la partie qui s’avançait le plus en amer, après quoi il trouverait plus d’eau sous le vent, la route qu’il suivait étant presque en plein nord, à ce qu’il supposait.

Le bruit des cris venait toujours de l’arrière, mais il commençait à s’éloigner, et les vagues en battant sur le récif ne se faisaient plus entendre de si près.

— Donnez-moi, s’il vous plaît, dit Paul, la sonde qui est au pied du mât. Il me semble que nous sommes dans une eau plus profonde, et les lames deviennent plus régulières.

Il jeta la sonde, et elle rapporta six brasses. C’était une preuve, pensa-t-il, qu’ils étaient tout à fait hors de l’enceinte du récif.

— Mon cher monsieur Effingham, miss Effingham, monsieur John, Mademoiselle ; s’écria-t-il avec gaieté, je crois à présent que nous pouvons nous regarder comme délivrés des Arabes, à moins qu’un coup de vent ne nous rejette sur leur côte inhospitalière.

— Est-il permis de parler ? demanda M. Effingham, qui avait gardé jusqu’alors un profond silence et qui avait à peine pu respirer.

— Librement. Notre voix est hors de la portée des Arabes ; et ce vent, quoiqu’il vienne d’un côté qui ne me plaît pas, nous éloigne rapidement de ces misérables.

Il n’aurait pas été prudent que les dames et même leurs autres compagnons montassent sur le rouffle pendant une obscurité si profonde, et quand la chaloupe était, en certains moments, violemment agitée par les vagues ; mais ils ouvriront quelques volets, et regardèrent le sombre aspect des eaux avec un sentiment de sécurité qu’ils n’auraient pas cru qu’il fût possible d’éprouver dans leur situation. Le plus grand danger était passé pour le moment, et, quand on vient d’échapper à un péril, on sent un soulagement qui fait oublier ceux qui peuvent encore survenir. Ils pouvaient causer sans craindre de donner l’éveil à leurs ennemis, et Paul ne leur parla de l’avenir qu’en termes encourageants. Son projet était d’avancer vers le nord jusqu’à la hauteur du bâtiment danois, et s’ils ne pouvaient s’y procurer aucune nouvelle de leurs amis, de se diriger en droite ligne vers l’île la plus voisine sous le vent.

Après avoir appris toutes ces nouvelles encourageantes, ils se disposèrent à se coucher, et les deux jeunes gens restèrent à leur poste sur le rouffle.

— Nous devons ressembler à une arche, dit Paul en riant, assis sur une caisse près de l’étrave, et je crois que les Arabes n’oseraient nous attaquer, quand même ils en auraient l’occasion. Mais ce rouffle que nous portons serait un compagnon fâcheux si nous avions en tête une mer houleuse.

— Vous avez dit qu’il était facile de s’en débarrasser.

— Bien certainement, car les pièces qui le composent sont faites de manière à pouvoir se monter et se démonter. Tant que nous voguerons vent arrière, nous pouvons le conserver ; mais, en allant au plus près du vent, il nous rendrait trop pesants du haut. Cependant, en cas de pluie ou de gros temps, c’est un trésor pour nous tous, surtout pour les femmes, et je crois qu’il faut le conserver aussi longtemps qu’il sera possible.

La demi-heure de brise dont il a été déjà parlé suffit pour conduire la chaloupe à quelque distance vers le nord ; elle tomba ensuite, et fut remplacée par quelques bouffées de vent venant de terre. Paul supposa qu’ils étaient alors au moins à deux milles de la passe, et ayant jeté la sonde elle rapporta dix brasses d’eau, preuve qu’ils s’étaient aussi graduellement éloignés du rivage. Cependant d’épaisses ténèbres les entouraient encore, quoiqu’il n’y eût plus aucun doute qu’ils ne fussent dans l’Océan.

Pendant près d’une heure un vent variable se fit sentir par bouffées comme auparavant. Pendant ce temps, le cap de la chaloupe fut tenu au nord, autant que Paul et M. Sharp purent en juger, mais elle n’avança que fort peu. Alors la brise tourna peu à peu, varia d’un quart de l’arrière, et continua plus constamment qu’elle ne l’avait fait de toute la nuit. Paul soupçonna ce changement, quoiqu’il n’eût aucun moyen d’en être sûr ; car, lorsque le vent changeait, il ne pouvait plus gouverner que par conjecture. La brise fraîchit et la vitesse de la chaloupe en augmenta, quoiqu’elle fût toujours tenue au plus près du vent. Enfin, au bout d’une demi-heure, les deux amis commencèrent à être inquiets, ne sachant trop quelle direction ils suivaient.

— Ce serait un sort cruel de retrouver encore le récif, dit Paul ; et pourtant je ne puis être sûr que nous n’y courions pas en droite ligne.

— Nous avons deux compas ; allumons une lumière et vérifions le fait.

— Il aurait mieux valu le faire plus tôt. À présent, une lumière peut être dangereuse, si nous nous sommes réellement trompés de route dans cette obscurité profonde. Cependant il n’y a pas d’alternative et il faut en courir le risque ; mais, auparavant, je jetterai encore une fois la sonde.

Le résultat de cette opération fut deux brasses et demie d’eau.

— La barre dessous ! s’écria Paul en sautant à l’écoute. Ne perdez pas un instant ! la barre dessous !

Avec sa voile imparfaite et le rouffle dont elle était chargée, la chaloupe ne se montra pas très-docile à la manœuvre, et il s’ensuivit un moment d’inquiétude pénible ; Paul réussit pourtant à coiffer une partie de la voile ; et il se sentit rassuré.

— La chaloupe cule, monsieur Sharp, changez la barre d’un bord à l’autre.

Ce changement fut exécuté, et les deux jeunes gens sentirent un soulagement presque égal à celui qu’ils avaient éprouvé en sortant de la passe, quand ils virent la chaloupe aller de nouveau en avant et obéir au gouvernail.

— Récif ou rivage, nous sommes près de quelque chose, dit Paul tenant la sonde en main et prêt à s’en servir. Je crois pourtant que ce ne peut être le récif, car nous n’entendons pas les Arabes.

Après avoir attendu quelques minutes, il jeta la sonde, et, à sa joie infinie, elle rapporta trois bonnes brasses.

— C’est une bonne nouvelle, s’écria-t-il, nous nous éloignons du danger, quel qu’il puisse être ; et maintenant consultons les compas.

Il appela Saunders, qui battit le briquet et apporta une lumière ; il examina ensuite les deux compas. Ces guides fidèles, mais mystérieux, qui depuis si longtemps ont servi l’homme, en défiant son génie de découvrir les sources secrètes de leur pouvoir, furent, comme à l’ordinaire, fidèles au principe qui les gouverne. Le cap de la chaloupe était alors au nord-nord-ouest, le vent était au nord-est, et avant qu’ils eussent changé de route, ils avançaient sans aucun doute en ligne droite vers le rivage, d’où ils ne pouvaient être plus loin qu’un quart de mille. Quelques minutes de plus les auraient portés sur les brisants, la chaloupe aurait chaviré, et tous ceux qui étaient dans le rouffle auraient probablement été noyés, sinon ceux qui étaient dessus.

Paul frémit en réfléchissant à ces dangers, et il résolut de suivre la même route pendant deux heures ; alors le jour paraîtrait, et il pourrait sans danger se rapprocher de la terre.

— Ce sont les vents alisés, dit-il, et il est probable qu’ils dureront. Nous avons à combattre un courant et un vent debout. Mais je crois que nous pourrons doubler le promontoire de bon matin ; nous pourrons alors examiner le bâtiment danois à l’aide d’une longue-vue, et si nous ne découvrons rien, je tournerai le cap à l’instant vers les îles du Cap Vert.

Ils prirent alors le gouvernail tour à tour, celui qui dormait s’attachant au mât pour ne pas rouler dans la mer par suite du mouvement de la chaloupe. Quand ils trouvèrent quinze brasses d’eau, ils changèrent encore de route et gouvernèrent à l’est-sud-est, s’étant assurés d’abord par un nouvel examen des compas que le vent continuait à venir du même côté. La lune se leva bientôt après, et, quoique le ciel fût encore chargé de nuages, elle donnait assez de clarté pour que les ténèbres ne fissent plus courir aucun danger. Enfin cette longue nuit, si fertile en inquiétudes, se termina, suivant l’usage, par un premier rayon de soleil qui fit étinceler les sables du désert. Paul était alors au gouvernail, gouvernant par instinct plutôt que par calcul, et sa tête tombant de temps en temps sur sa poitrine ; car deux nuits passées sans dormir et un jour de travail fatigant avaient assoupi sa crainte du danger et ses inquiétudes pour les autres. D’étranges idées s’emparent de l’esprit des hommes en de pareils moments, et son imagination active se reportait sur quelques-unes des scènes de sa première jeunesse, quand il s’entendit héler par la courte interpellation d’usage.

— Oh ! du canot !

Ces mots firent sortir Paul d’une sorte d’assoupissement ; il sentit qu’il tenait en main la barre du gouvernail, et ses yeux allaient se refermer, quand les mêmes mots furent répétés d’une voix plus ferme :

— Oh ! du canot ! — Qui êtes-vous ? Répondez, ou l’on va faire feu sur vous.

C’était parler intelligiblement, et toutes les facultés de Paul se réveillèrent en un moment ; se frottant les yeux, il vit plusieurs embarcations à l’ancre, précisément par son bossoir du vent, et un grand radeau en arrière.

— Vivat ! s’écria-t-il ; ce sont des nouvelles qui descendent du ciel ! — Êtes-vous l’équipage du Montauk ?

— Oui. — Et vous, qui diable êtes-vous ?

La vérité est qu’attendu la manière dont elle était gréée, le capitaine Truck n’avait pas reconnu sa propre chaloupe ; l’obscurité de nuit, la circonstance qu’il sortait à l’instant même d’un profond sommeil, tout contribuait à jeter quelque confusion dans ses sens. Paul mit sur-le-champ sa barre dessous, largua l’écoute, et en une minute la chaloupe du paquebot était bord à bord avec celle du bâtiment danois. Les volets du rouffle s’ouvrirent, et des têtes se montrèrent ; chacun s’éveilla sur toutes les embarcations, il y eut un mouvement général dans toute la petite flottille.

La joie de cette rencontre ne fut le partage que de ceux qui venaient d’arriver ; ils trouvaient vivants et libres ceux qu’ils avaient crus morts ou esclaves, tandis que les autres avaient à apprendre toute l’étendue du malheur qui venait d’arriver. Ce contraste jeta un air de contrainte et d’embarras sur les premiers moments de leur réunion. Le capitaine Truck reçut les félicitations de ses amis comme s’il eût fait un rêve ; Toast parut tout surpris quand son ami Saunders lui serra la main, et les passagers qui avaient été à bord du bâtiment échoué écoutèrent les compliments de ceux qui venaient d’échapper aux Arabes, en hommes qui croyaient que les autres avaient perdu la raison.

Nous n’entrerons pas dans le détail des explications qui eurent lieu ; le lecteur les comprend facilement. Le capitaine Truck écouta Paul en homme qui croit que sa raison ou celle de celui qui lui parle est égarée ; et lorsque le jeune marin eut fini son récit, il se passa quelque temps avant qu’il pût parler. Pour donner à ses idées un cours moins sombre. Paul lui parla des provisions dont il avait chargé la chaloupe, des vents alisés qui semblaient arriver, et de la grande probabilité qu’ils arriveraient tous en sûreté aux îles du Cap Vert. M. Truck ne lui fit aucune réponse. Il passa sur sa chaloupe, monta sur le rouffle, et s’y promena a grands pas. Il ne fit attention ni à quelques mots qu’Ève lui adressa, ni aux consolations qu’essaya de lui donner M. Effingham. Enfin il s’arrêta tout à coup, et s’écria :

— Monsieur Leach !

— Me voici, capitaine.

— Nous voici dans une catégorie, Monsieur.

— Oui, capitaine, oui, assez mauvaise dans son genre ; mais elle vaut encore mieux que celle des Danois.

— Vous me dites, Monsieur, dit le capitaine en se tournant vers Paul, que vous avez positivement vu ces infâmes chenapans sur le pont du Montauk.

— Très-positivement, capitaine. Ils en sont en pleine possession, car nous n’avions aucun moyen de leur résister.

— Et le bâtiment est échoué ?

— Sans aucun doute.

— Crevé dans son fond ?

— Je ne le crois pas ; — seulement échoué sur le sable. — Il n’y a pas de fortes vagues dans l’enceinte du récif.

— Nous aurions pu nous épargner la peine de ramasser ces maudits bâtons, Leach ; ils ne nous serviront pas même à faire des cure-dents.

— Ni à chauffer le four, car nous n’en avons pas.

— C’est une catégorie infernale ! — Monsieur Effingham, je suis charmé de vous voir en sûreté ; — et vous aussi, ma chère miss Effingham. Il vaudrait mieux que tous les paquebots allant de New-York en Angleterre fussent entre les mains des Arabes qu’une seule femme telle que vous.

Les yeux du vieux marin devinrent humides tandis qu’il parlait ainsi, et il oublia un instant son bâtiment.

— Monsieur Leach !

— Capitaine !

— Faites déjeuner tout l’équipage, et qu’on se dépêche. Il est probable que nous ne passerons pas cette matinée les bras croisés, Monsieur. Levez l’ancre, et avançons contre ces vagabonds ; je serais bien aise de les voir. Nous avons pour nous le vent et le courant, et nous serons bientôt près d’eux.

On leva l’ancre, on déploya toutes les voiles, et les deux chaloupes ayant été attachées ensemble, toutes les embarcations et le radeau commencèrent à avancer vers le sud de manière à arriver en deux heures à l’entrée de la passe.

— Voici la route des îles du Cap Vert, Messieurs, dit le capitaine avec un ton d’amertume. — Nous aurons à passer devant notre porte, avant d’aller demander l’hospitalité à des étrangers. — Faites une distribution de grog, monsieur Leach ; il est juste que nos hommes fassent un bon repas avant de se servir de leurs armes.

Quant à lui, il ne voulut rien prendre ; il mâcha le bout d’un cigare, et continua à se promener sur le rouffle.

Au bout d’une demi-heure, tout le monde avait déjeuné ; les embarcations, ainsi que le radeau, avaient déjà fait bien du chemin. Il faisait alors grand jour, et le capitaine dit à ses passagers : — Messieurs, faites-moi le plaisir de me suivre ; je désire me consulter avec vous : je le dois à votre situation.

Il les conduisit sur l’arrière de la chaloupe danoise, et leur parla ainsi :

— Messieurs, toute chose dans ce monde à sa nature et ses principes. Je vous crois tous trop instruits et trop bien élevés pour nier cette vérité. La nature d’un voyageur est de voyager et de voir ce qu’il y a de curieux ; celle du vieillard est de songer au passé ; celle du jeune homme d’espérer en l’avenir. La nature d’un marin est de s’attacher à son bâtiment ; et celle d’un bâtiment d’être traité comme doit l’être un bâtiment, et non saccagé comme une ville prise d’assaut ou un couvent mis au pillage. Vous n’êtes que passagers, et vous avez certainement vos désirs comme j’ai les miens. Vos désirs sont assurément de vous trouver à New-York parmi vos amis ; les miens sont d’y conduire aussi le Montauk le plus tôt et avec le moins d’avaries possible. Vous avez parmi vous un bon navigateur ; je vous propose donc de prendre la chaloupe du Montauk avec les provisions nécessaires, et de faire voile sur-le-champ pour les îles du Cap Vert. Je prie Dieu que vous y arriviez tous en sûreté ; que vous trouviez ensuite en Amérique tous vos amis en bonne santé, et que le retard de votre arrivée ne leur ait pas causé trop d’inquiétude. Vos effets seront remis à ceux que vous chargerez de les recevoir, s’il plaît à Dieu de me permettre de pouvoir en faire la remise.

— Vous avez dessein d’essayer de reprendre le Montauk ? s’écria Paul.

— Oui, Monsieur, répondit le capitaine, qui pour la première fois de la matinée fit entendre un vigoureux heim ! et alluma un cigare. Ce projet peut réussir ou échouer, Messieurs : s’il réussit, vous entendrez encore parler de moi ; dans le cas contraire, dites en Amérique que nous avons porté nos voiles tant qu’il en est resté un haillon.

Les passagers se regardèrent les uns les autres, les plus jeunes attendant avec respect l’opinion des hommes plus âgés, ceux-ci hésitant à parler, par déférence pour l’ardeur et l’impétuosité de la jeunesse.

— Nous devons prendre part avec vous à cette entreprise, capitaine, dit enfin M. Sharp d’un ton fort tranquille, mais avec l’air d’un homme plein de résolution et de courage.

— Certainement ! certainement ! s’écria M. Lundi, nous devons faire ici cause commune ; et j’ose dire que sir George Templemore en dira autant. La noblesse n’a pas coutume de rester en arrière quand il s’agit de payer de sa personne.

Le faux baronnet consentit à prendre part à cette entreprise d’aussi bonne grâce que l’avait proposé celui qu’il avait temporairement dépouillé de son rang ; car, quoiqu’il fût d’un caractère faible et plein de vanité, il s’en fallait de beaucoup qu’il fût lâche.

— C’est une affaire très-sérieuse, dit Paul, il faut y procéder avec méthode et réflexion. Si nous avons à songer à la conservation d’un bâtiment, nous devons penser à la sûreté d’êtres qui sont infiniment plus précieux.

— Cela est vrai, parfaitement vrai, monsieur Blunt, s’écria M. Dodge avec empressement. Ma maxime est qu’on doit se contenter d’être bien ; et je suis sûr que des gens naufragés peuvent difficilement se trouver mieux que dans la situation où nous sommes. J’ose dire que ces braves marins, si on leur soumettait la question, la décideraient à une nombreuse majorité en faveur des choses telles qu’elles sont. Je suis ce qu’on appelle un conservateur, capitaine ; et je crois qu’on doit faire un appel au scrutin avant de se déterminer à une mesure si importante.

L’occasion était trop sérieuse pour qu’on pût songer à plaisanter, et la proposition étrange de M. Dodge fut écoutée en silence à son grand mécontentement.

— Je crois qu’il est du devoir du capitaine Truck de chercher à reprendre son bâtiment, dit Paul, mais l’affaire sera sérieuse, et le succès est loin d’être certain. La chaloupe du Montauk doit être laissée en sûreté à quelque distance avec toutes les femmes, et des hommes prudents pour veiller à leur sûreté ; car si ceux qui monteront à l’abordage étaient vaincus, toutes les autres embarcations tomberaient probablement entre les mains des Arabes, ce qui mettrait en danger ceux qui seront restés sur la chaloupe. M. Effingham et M. John Effingham resteront naturellement avec les dames.

Le père y consentit, avec la simplicité d’un homme qui connaît ses motifs ; mais son cousin se tourna brusquement vers Paul, et lui demanda avec un sourire sardonique :

— Et vous, resterez-vous sur la chaloupe ?

— Cela ne pourrait nullement me convenir. Mon métier est la guerre ; et j’espère que le capitaine Truck a dessein de m’honorer du commandement d’une de ses embarcations.

— Je m’y attendais, de par Jupiter ! s’écria le capitaine, lui saisissant la main et la serrant cordialement. Je m’attendrais autant à voir ma maîtresse ancre grimacer, ou ma première ancre de bossoir sourire douloureusement, qu’à vous voir lâcher pied dans le danger. Cependant, Messieurs, je connais la différence de nos situations, et je ne demande à personne d’oublier pour moi ce qu’il doit à ceux qu’il a laissés à terre. Je crois que mon équipage ordinaire, aidé de M. Blunt, dont les connaissances peuvent réellement m’être fort utiles, suffira pour tout ce que nous pourrions faire tous ensemble. Ce n’est pas le nombre qui emporte un bâtiment à l’abordage ; c’est l’ardeur, la promptitude et la résolution.

— Mais pour prendre une résolution, dit M. Dodge, qui avait interprété ce dernier mot dans le sens qu’on lui donne si souvent dans les assemblées législatives ou populaires, il faut que la question ait été posée à l’équipage.

— Elle le sera, Monsieur, répondit le capitaine Truck, et je vous prie de faire attention à la majorité. Alors, montant sur un banc de rameur, il s’écria d’une voix forte : Enfants, vous savez l’histoire du Montauk. Les Arabes en sont en possession, mais ils ne sont pas en état de le manœuvrer ; ce sera donc leur rendre service de le leur reprendre. Pour cela, il me faut des volontaires ; ainsi donc ceux qui sont pour le récif et une attaque se lèveront, et pousseront une acclamation ; les autres n’ont qu’à rester tranquilles et à garder le silence.

À peine avait-il prononcé ces mots, que M. Leach sauta sur le plat-bord en agitant son chapeau. Tout l’équipage se leva en masse et poussa trois acclamations aussi bruyantes qu’aucun toast joyeux en ait jamais occasionné.

— Avez-vous la majorité, Monsieur ? demanda le capitaine à l’éditeur du Furet Actif ; j’espère qu’à présent vous êtes satisfait.

— Le scrutin aurait pu donner un autre résultat, murmura M. Dodge ; il ne peut y avoir de liberté d’élection sans scrutin.

Personne ne songea plus à M. Dodge ni à ses scrupules, et l’on fit avec promptitude et prudence tous les préparatifs pour l’attaque. Il fut décidé que Ma Effingham et son domestique resteraient sur la chaloupe du Montauk avec les femmes, et comme il était nécessaire d’y laisser quelqu’un qui connût la navigation, il fit tirer au sort ses deux lieutenants pour décider lequel y resterait. Le sort tomba sur le second, qui se soumit d’assez mauvaise grâce à sa bonne fortune.

On mit en pièces un buste de Napoléon, et l’on en fit quelques balles de plomb aussi rondes qu’il fut possible ; on coupa le reste en morceaux en forme de mitraille, et on les mit dans des sacs de toile ; on ouvrit le seul baril de poudre qu’on possédât, on coupa une ou deux chemises de flanelle et l’on prépara des gargousses ; on distribua ensuite des munitions à tout l’équipage, et M. Sharp examina si toutes les armes étaient en bon état ; on retira la pièce de canon de la chaloupe du Montauk, et on la plaça sur un caillebotis sur l’avant de celle du bâtiment danois ; on en retira les voiles et leur gréement, qu’on plaça sur le radeau, et quand il y eut placé le nombre d’hommes convenable, le capitaine en donna le commandement à Paul.

Il distribua aussi le monde nécessaire sur les trois autres embarcations. Le capitaine prit le commandement du cutter, et donna celui des deux canots à M. Leach et à John Effingham. M. Dodge se crut obligé de passer comme volontaire sur la chaloupe danoise, où Paul avait déjà pris son poste ; mais ce fut avec une répugnance qui ne put échapper aux remarques de quiconque prit la peine de l’observer. M. Sharp et M. Lundi suivirent le capitaine, et le faux sir George Templemore accompagna M. Leach. Ces arrangements terminés, tous attendirent avec impatience que le vent et le courant les eussent conduits jusqu’au récif, dont on voyait déjà distinctement les rochers en montant sur les bancs de rameurs.