Le Paquebot américain/Chapitre XXIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 283-295).


CHAPITRE XXIII.


O Domine Deus, speravi in te.
O carei mi Jesu, nunc libera me.
In dura catenà,
In misera pœnà,
Desidero te
Languendo, gemendo,
Et genuflectendo
Adoro, imploro, ut liberes me.

La Reine Marie



Les consolations sublimes de la religion ne furent que faiblement senties par les deux jeunes gens ardents et généreux qui se promenaient alors sur le pont du Montauk. Les êtres doux et faibles se laissent dominer plus aisément que les autres par l’influence divine ; et de tout ce qui se trouvait en ce moment à bord de ce malheureux bâtiment, ceux-là étaient les plus résignés à leur destin, que leurs forces physiques rendaient le moins capables de le soutenir.

— Cette résignation céleste, dit M. Sharp à demi-voix, a quelque chose de plus déchirant que les cris mêmes du désespoir.

— Elle est effrayante, répondit Paul Blunt. Il n’est rien qui ne vaille mieux qu’une soumission passive en pareille circonstance. Je ne vois que bien peu de chance d’échapper à ces barbares ; je n’en vois aucune, devrais-je plutôt dire ; mais rester ainsi dans l’inaction, c’est une torture. — Si j’essaie de soulever cette chaloupe, m’aiderez-vous ?

— Commandez-moi comme à votre esclave. Plût au ciel que nous eussions la moindre apparence de succès !

— Il y en a fort peu ; et quand même nous réussirions, nous ne pourrions nous éloigner du bâtiment sur la chaloupe, car le capitaine en a emporté toutes les rames, et je n’y vois ni mâts ni voiles. Si nous en avions, avec le vent qui commence à souffler, nous pourrions prolonger l’incertitude de notre destin en gagnant une de ces pointes de rochers les plus éloignées.

— En ce cas, au nom de la bienheureuse Vierge Marie, s’écria en français une voix tout près d’eux, ne tardez pas un instant, et tous ceux qui sont à bord vous aideront dans ce travail.

Ils se retournèrent avec surprise, et virent mademoiselle Viefville si près d’eux, qu’elle avait entendu leur conversation. Habituée à compter sur elle-même, née dans un pays ou les femmes ont plus d’énergie et se rendent plus utiles peut-être que parmi toute autre nation chrétienne, et ayant reçu de la nature un esprit ferme et résolu, cette femme hardie et généreuse était montée sur le pont pour voir s’il ne restait réellement aucun moyen d’échapper aux Arabes. Si elle avait aussi bien connu la manœuvre d’un bâtiment qu’elle avait de résolution, il est probable qu’elle aurait déjà fait adopter bien des expédients inutiles ; mais se trouvant dans une situation si nouvelle, elle n’avait pu jusqu’alors suggérer aucune idée qu’il fût probable que ses compagnons approuvassent. Saisissant alors celle de Paul Blunt, elle le pressa vivement de l’exécuter, et à force de zèle et d’instances, elle détermina les deux jeunes gens à commencer sur-le-champ les préparatifs nécessaires. Elle alla chercher M. John Effingham et Saunders ; car, ayant une fois pris part à l’entreprise, elle y mit toute l’ardeur de son caractère ; et descendant enfin sous le pont, elle alla préparer tout ce qui serait nécessaire à leur subsistance s’ils réussissaient à quitter le paquebot.

Le marin le plus expérimenté n’aurait pu se mettre à l’œuvre avec plus de sagesse, ni mieux prouver qu’il savait parfaitement tout ce qu’il y avait à faire, que ne le fit alors M. Blunt. Il chargea Saunders de nettoyer la chaloupe sur laquelle se trouvait un rouffle, et qui était le domicile d’une compagnie encore respectable de volailles, de moutons et de cochons ; il lui ordonna de laisser subsister le rouffle, qui pouvait en quelque sorte servir de pont ; tout le reste fut transféré rapidement de la chaloupe sur le bâtiment, puis Saunders se mit à la nettoyer avec un zèle qui ne lui était pas ordinaire. Heureusement les palans à l’aide desquels M. Leach, la matinée précédente, avait mâté les bigues et mis en place le mât de fortune, étaient encore sur le pont ; et ce fut autant de travail d’épargné à Paul Blunt. Il s’occupa donc à en frapper deux sur l’étai provisoire qui avait été mis en remplacement de l’étai du grand mât. Alors les saisines de la chaloupe furent larguées, et le garant d’un des palans fut garni au cabestan.

Mademoiselle Viefville, par son énergie et son caractère décidé, avait alors inspiré tant d’ardeur à Ève Effingham et aux deux autres femmes, qu’elles voulurent partager ses travaux ; et M. Effingham, quittant sa fille, monta sur le pont et se mit au nombre de ceux qui aidaient Paul dans ses opérations. L’intérêt que tout le monde y prenait était si vif, que toutes les femmes, interrompant leur occupation, arrivèrent elles-mêmes sur le pont à l’instant où les hommes commençaient à virer au cabestan, flottant entre la crainte et l’espérance et respirant à peine, car c’était une question très-douteuse de savoir si leurs forces réunies suffiraient pour enlever une masse si pesante. Le cabestan fit plusieurs tours, la corde se raidissant peu à peu, et enfin ceux qui en tenaient les barres sentirent qu’ils ne pouvaient faire de plus grands efforts.

— Virez tous ensemble, Messieurs ! s’écria Paul, qui dirigeait le travail, en donnant lui-même l’exemple nous soutenons le poids de la chaloupe à présent, et tout ce que nous gagnons est autant de fait pour la hisser.

Ils continuèrent leurs efforts deux ou trois minutes sans en retirer beaucoup de fruit, et s’arrêtèrent tous pour reprendre haleine.

— Je crains que cette entreprise ne soit au-dessus de nos forces, dit M. Sharp. La chaloupe ne me paraît pas avoir remué, et la corde est tellement tendue qu’elle menace de rompre.

— Il ne nous faut que la force d’un enfant ajoutée à la nôtre, dit M. Blunt en jetant un coup d’œil avec hésitation sur le groupe de femmes. — En pareil cas, une livre en vaut mille.

Allons, s’écria mademoiselle Viefville en faisant signe à la femme de chambre française de la suivre, — vous n’échouerez pas dans votre projet, faute du peu d’aide que nous pouvons vous donner.

Ces deux femmes résolues se placèrent aux barres du cabestan, et leurs efforts, secondant ceux des hommes, décidèrent la victoire, qui avait été très-douteuse. Le cabestan qu’un instant auparavant on voyait à peine remuer, et seulement après un effort lent et violent, tourna maintenant lentement, mais constamment, et l’on vit le bout de la chaloupe se lever. Ève voulait prendre part au travail, mais elle en fut empêchée par Nanny, qui la serrait dans ses bras pour la retenir, de crainte qu’il ne lui arrivât quelque accident.

Paul Blunt annonça alors gaiement qu’ils avaient une force suffisante pour hisser la chaloupe, quoique cette opération dût être longue et laborieuse. Nous disons « gaiement ; » car, quoiqu’il ne vît pas encore bien clairement à quoi conduirait ce succès inespéré, un succès quelconque donne toujours du cœur.

— Nous sommes maîtres de la chaloupe, dit-il, pourvu que les Arabes ne nous inquiètent pas ; et à l’aide d’une voile telle quelle, nous pouvons nous éloigner à une distance qui nous mettra hors de leur pouvoir, jusqu’à ce que nous ayons définitivement perdu tout espoir de revoir nos amis.

— C’est une heureuse assurance ! s’écria M. Effingham, et Dieu peut encore nous épargner la partie la plus cruelle de cette calamité. Les émotions comprimées éclatèrent encore, et Ève versa de nouvelles larmes dans les bras de son père, mais il s’y mêlait une sorte de sainte joie. Cependant Paul ayant amarré le garant sur lequel ils venaient de virer, garnit l’autre au cabestan, et l’on recommença l’opération avec le même succès. De cette manière, au bout d’une demi-heure, la chaloupe resta suspendue à l’étai, à une hauteur suffisante pour y placer les palans de bout de vergue ; mais comme ils n’étaient pas en place, Paul ayant jugé prudent de s’assurer qu’ils étaient en état de soulever la chaloupe, avant de perdre tant de travail, les femmes allèrent reprendre leurs travaux sous le pont, tandis que les hommes aidaient le jeune marin à passer un cartahu pour hisser les palans au bout des vergues. Pendant cet intervalle, Saunders fut chargé de chercher partout des mâts et des voiles, car Paul pensa qu’il devait s’en trouver sur le bâtiment, puisque la chaloupe avait été construite pour en porter.

Pendant ce temps, il devint évident que les Arabes surveillaient de fort près tous leurs mouvements ; car, du moment que Paul se montra sur la vergue, on remarqua une grande agitation parmi eux, et plusieurs coups de mousquet furent tirés dans la direction du Montauk, quoiqu’il s’en inquiétât peu attendu la distance. Ses compagnons remarquèrent pourtant avec crainte que les balles tombaient au-delà du bâtiment, preuve effrayante de la portée extraordinaire des armes de ces barbares. Heureusement le récif, qui était alors presque à fleur d’eau près du paquebot, était, près du rivage, en plusieurs endroits, couvert d’une eau assez profonde pour qu’on ne pût y passer qu’à la nage. Cependant John Effingham, qui examinait les Arabes avec une longue-vue, annonça qu’un certain nombre d’entre eux semblaient se disposer à s’approcher du paquebot de rocher en rocher ; car ils avaient quitté le rivage pour avancer sur le sable, et ils traînaient avec eux de longues mais légères pièces de bois, dont ils paraissaient vouloir faire un pont pour traverser successivement les endroits où l’eau était profonde sans qu’il y eût une distance considérable d’un rocher à l’autre.

Quoique l’opération commencée par les Arabes dût nécessairement prendre beaucoup de temps, cette nouvelle redoubla l’activité des préparatifs qui se faisaient sur le paquebot. Saunders surtout, qui était justement arrivé pour dire qu’il n’avait trouvé ni mâts, ni voiles, se remit au travail avec plus de zèle que jamais ; car, comme c’est l’usage de tous ceux qui savent le moins se servir de leur raison, il était très-pusillanime, et il craignit horriblement de tomber entre les mains des Arabes. Ce fut pourtant un ouvrage long et pénible d’élever ainsi au bout des vergues de lourds palans ; et si Paul Blunt n’eut été aussi remarquable par sa force physique qu’il l’était par ses connaissances dans sa profession, il n’aurait pu y réussir sans aide, — sans aide sur la vergue, car les autres l’aidaient beaucoup sur le pont en travaillant aux palans. Enfin cette partie imposante de la besogne se termina, Paul redescendit sur le pont, et l’on se remit au cabestan.

Pour cette fois, les femmes ne furent pas mises, en réquisition, les hommes se trouvant en état de hisser la chaloupe près du bord du paquebot ; mais il fallut prendre beaucoup de précautions pour lui faire parer la lisse du plat-bord. John Effingham fut alors placé au garant d’un des palans d’étai, Paul se mit à l’autre, et quand il donna le signal de filer, la chaloupe avança lentement vers le côté du paquebot. Mais au moment de le franchir, elle frappa contre la lisse et s’y arrêta. Paul amarra à la hâte le garant qu’il tenait à la main, courut en avant, et se baissant sous la chaloupe, il vit que la quille était arrêtée par un cabillot contre lequel elle avait frappé. Un coup d’une barre de cabestan fit sauter ce cabillot, et la chaloupe passa sans obstacle. Les palans d’étai furent alors entièrement filés, et tous ceux qui étaient à bord virent, avec des transports de joie qu’on ne saurait décrire, la chaloupe suspendue directement au-dessus de l’eau. Nulle musique ne parut jamais si agréable aux oreilles de ceux qui l’écoutaient, que le bruit que fit cette lourde embarcation en tombant sur la surface de l’eau ; sa grandeur, sa force et son rouffle, lui donnaient une apparence de sécurité qui les trompa tous pour le moment ; car, en contemplant l’avantage qu’ils avaient remporté d’une manière si inespérée, ils oubliaient les obstacles qui s’opposaient à ce qu’ils pussent en profiter.

Quelques instants après, Paul était sur le rouffle, avait détaché les palans et amarré la chaloupe le long du bord du paquebot, afin d’y faire passer les provisions et autres objets que les femmes avaient préparés. Mais pour que le lecteur puisse mieux comprendre la nature de l’embarcation qui allait recevoir tous ceux qui restaient sur le Montauk, il est à propos d’en faire la description.

La chaloupe était grande, solidement construite, et capable de résister à une mer houleuse en étant bien manœuvrée ; mais il en résultait qu’elle était lourde. Il aurait fallu huit à dix avirons pour lui imprimer un mouvement modéré, et toutes les recherches qu’on avait faites n’avaient pu en faire découvrir un seul. On réussit pourtant à trouver un gouvernail et une barre, objets dont toutes les chaloupes ne sont pas munies, et Paul ne perdit pas un instant pour les mettre en place. Autour du plat-bord étaient des montants qui soutenaient un rouffle légèrement arrondi, ce qui est assez ordinaire à bord des paquebots, afin de mettre les animaux qu’ils portent à l’abri du mauvais temps. Ces animaux ayant été lâchés sur le pont du paquebot, et l’intérieur du rouffle ayant été bien nettoyé, il offrait alors une chambre propre et commode, petite et sans meubles, à la vérité, mais qui aurait paru un palais à des marins naufragés. Comme il était possible de conserver ce rouffle, à moins que le mauvais temps n’obligeât à le détruire, Paul, qui n’en avait jamais vu sur une embarcation, le regardait avec enchantement, car il promettait du moins un abri à celle qu’il chérissait si tendrement, et c’était plus qu’il n’avait osé espérer. Aux côtés du rouffle étaient adaptés des volets, qui, étant fermés, faisaient de l’intérieur un appartement bien clos, dans lequel un homme même pouvait se tenir debout sans chapeau. Il est vrai que cet arrangement rendait l’embarcation lourde, et faisait qu’il était plus difficile de la manœuvrer ; mais tant qu’il serait possible de le conserver, ce rouffle la rendrait infiniment plus commode, et l’on pouvait l’abattre en cinq minutes si les circonstances l’exigeaient.

Paul venait de faire à la hâte l’examen de son trésor, car c’était ainsi qu’il considérait alors la chaloupe, quand, levant les yeux dans l’intention de remonter sur le paquebot, il vit sur le pont Ève qui le regardait comme si elle eût voulu lire leur destin dans l’expression de ses traits.

— Les Arabes, dit-elle, avancent sur le récif, et plus vite, dit mon père, qu’il ne le voudrait ; et nous n’avons d’espoir qu’en vous et la chaloupe. Je sais que nous pouvons compter sur vous tant que vous pourrez nous rendre service ; mais pouvons-nous faire quelque chose de la chaloupe ?

— Pour la première fois, ma chère miss Effingham, je vois une faible chance d’échapper à ces barbares ; mais il n’y a pas de temps à perdre, il faut transporter à l’instant sur la chaloupe tout ce qui nous est indispensable.

— Que le ciel vous récompense du rayon d’espoir que vous nous montrez, Powis ; vos paroles me raniment, et notre vie sera à peine assez longue pour vous prouver notre reconnaissance.

Elle prononça ces mots d’un ton naturel, comme on exprime un sentiment dont on est fort pénétré, sans réflexion et sans trop peser ses paroles ; mais, même dans ce moment terrible, ils firent battre toutes les artères de Paul. Le regard plein d’ardeur qu’il jeta sur Ève la fit rougir jusqu’au front, et elle se retira à la hâte.

On commença alors à apporter dans la chaloupe tous les objets qui avaient été préparés, principalement par la prévoyance de mademoiselle Viefville. Paul les recevait et les jetait sous le rouffle, sans perdre à les arrimer des moments si précieux. Il s’y trouvait des matelas, des couvertures, les malles qui contenaient leurs vêtements ordinaires, des viandes conservées et salées, du pain, du vin, ces derniers objets pris parmi les approvisionnements de Saunders ; en un mot tout ce qui pouvait être nécessaire et qu’on avait pu trouver dans la précipitation du moment. Paul refusa presque la moitié de ce qu’on lui apporta, et ce ne fut que par égard pour les dames qu’il n’en rejeta pas encore davantage. Cependant, quand il vit qu’il y avait assez de vivres pour leur subsistance pendant plusieurs semaines, il demanda une trêve ; en s’écriant qu’il serait indiscret de vouloir emporter un superflu qui ne ferait que les gêner et qui chargerait la chaloupe d’un poids inutile. L’objet le plus important, l’eau, manquait pourtant encore, et ayant demandé qu’on fît descendre dans la chaloupe Nanny et la femme de chambre française pour arranger un peu mieux tout ce qui y avait été jeté à la hâte, il remonta sur le paquebot pour tâcher de trouver quelque chose qui pût servir de voile.

Il songea pourtant d’abord à l’eau, sans laquelle tout le reste serait devenu complètement inutile. Mais avant tout il prit un instant pour examiner ce que faisaient les Arabes. La marée s’était déjà tellement retirée, que presque tous les rochers se montraient au-dessus de l’eau sur le récif, et plusieurs centaines de ces barbares s’y avançaient, traînant après eux leur pont, opération lente et difficile, qui les empêchait seule d’arriver sur-le-champ au rocher le plus voisin du bâtiment. Paul vit qu’il n’y avait pas un instant à perdre, et, appelant Saunders, il descendit sous le pont.

On eut bientôt trouvé quelques barils vides ; Paul et le maître d’hôtel travaillaient à les remplir, et dès qu’il y en avait un de plein, les autres le montaient sur le pont, et le faisaient passer sur la chaloupe en aussi peu de temps qu’il était possible. Les cris des Arabes se faisaient alors entendre distinctement même sous le pont, et il fallait une grande fermeté de nerfs, pour continuer les préparatifs nécessaires. Enfin le dernier baril fut rempli, et Paul se précipita sur le pont, car les cris des barbares annonçaient qu’ils n’étaient pas loin du paquebot. Quand il y arriva, il vit que le récif était couvert d’Arabes, les uns hélant le bâtiment, d’autres menaçant, plusieurs tirant des coups de mousquet. Heureusement les balles ne pouvaient les atteindre, parce qu’ils avaient soin de ne pas se montrer au-dessus de la muraille.

— Nous n’avons pas un instant à perdre ! s’écria M. Effingham. sur la poitrine duquel Ève, presque incapable de mouvement, avait la tête appuyée.

— Les vivres et l’eau sont dans la chaloupe ; au nom du ciel miséricordieux, fuyons cette scène de barbarie épouvantable.

— Le danger n’est pas encore inévitable, répondit Paul avec fermeté, et quelque effrayant, quelque pressant qu’il paraisse, nous avons encore quelques minutes pour réfléchir. Mais permettez-moi de prier miss Effingham et mademoiselle Viefville de boire quelques gorgées d’une liqueur cordiale.

Prenant une bouteille qui était restée sur le pont avec beaucoup d’autres objets jugés superflus, il en versa dans un verre qu’il approcha lui-même des lèvres pâles d’Ève, et elle en avala quelques gouttes, presque comme l’enfant reçoit sa nourriture des mains de sa nourrice. Le sang reprit son cours dans ses veines, elle releva la tête, fit un effort pour sourire, et le remercia de son attention.

— C’était un cruel moment, dit-elle en appuyant une main sur son front, mais il est passé, et je me sens mieux. Mademoiselle Viefille vous sera obligée d’avoir pour elle la même attention.

La Française, ferme et courageuse, quoique pâle comme la mort, et évidemment en proie à la crainte la plus vive, le remercia poliment, et lui dit qu’elle n’en avait pas besoin.

— Nous sommes à soixante brasses du rocher le plus voisin, dit Paul avec calme. C’est un fossé qu’il faut traverser pour venir à nous. Aucun d’eux ne paraît disposé à le passer à la nage, et leur pont, quoique assez bien construit, peut ne pas être assez long.

— Les dames peuvent-elles sans danger descendre dans la chaloupe à l’endroit où elle se trouve ? demanda M. Sharp. Elles seraient exposées aux mousquets des Arabes.

— Nous y remédierons, répondit Paul. Comme je ne puis quitter le pont, voudriez-vous, monsieur Sharp, descendre avec Saunders pour chercher quelque voile ? Sans en avoir une, nous ne pourrons nous éloigner du bâtiment quand nous serons dans la chaloupe. Je vois ici un espar qui peut nous servir, et le gréement convenable ; mais il faut chercher la voile dans la soute aux voiles. Je conviens qu’il est inquiétant de descendre sous le pont dans un pareil moment, mais vous avez trop de confiance en nous pour craindre que nous vous abandonnions.

M. Sharp se borna à serrer la main de Paul, en signe de confiance, car il lui aurait été impossible de parler. Saunders, après avoir reçu ses instructions, descendit sous le pont avec M. Sharp.

— Je voudrais que ces dames fussent dans la chaloupe avec leurs femmes, dit M. Blunt ; car Nanny et la femme de chambre y étaient encore occupées à tout arranger dans le rouffle, où les Arabes ne pouvaient les voir, les volets en étant fermés ; mais il serait imprudent de les y faire passer pendant, qu’elles seraient exposées au feu du récif. Il faudra finir par changer la position du bâtiment, autant vaut le faire sur-le-champ.

Faisant signe à John Effingham de le suivre, ils se rendirent sur l’avant du paquebot, pour examiner encore une fois la position des Arabes, avant de prendre un parti définitif. Ils se placèrent derrière les hautes murailles du gaillard d’avant, d’où ils purent faire leur examen sans danger, la hauteur du pont cachant aux yeux de ceux qui étaient sur ces rochers tout ce qui s’y passait.

Les barbares, qui semblaient connaître, et qui, dans le fait, connaissaient parfaitement le petit nombre et la situation désespérée de ceux qui restaient à bord du paquebot, travaillaient sans la moindre crainte d’être inquiétés de ce côté. Leur grand but était de se rendre maîtres du bâtiment, avant que la marée en revenant les forçât encore à quitter les rochers. Pour y réussir, ils avaient placé tous ceux qui étaient de bonne volonté sur leur pont, quoiqu’il s’en trouvât une centaine qui restaient sur le rocher, ne faisant que crier, battre des mains, menacer, et tirer de temps en temps un coup de mousquet : ils en avaient une cinquantaine en leur possession.

— Ils travaillent avec jugement, dit Paul après les avoir considérés quelques instants ; — vous, pouvez voir qu’ils ont poussé au vent le bout de leur pont, en l’écartant du rocher pour qu’il aille à la dérive jusque sous les bossoirs du bâtiment, et alors ils monteront à bord comme autant de tigres. Ce pont est mal joint, mal attaché, et la moindre vague le mettrait en pièces ; mais sur une eau si tranquille, il répondra à leurs vues. Il avance lentement, mais dans quinze ou vingt minutes il aura certainement dérivé jusqu’à nous. Ils en paraissent certains eux-mêmes, car ils semblent aussi contents de leur ouvrage que s’ils étaient déjà sûrs du succès.

— Il est donc important pour nous d’agir promptement, puisqu’il nous reste si peu de temps !

— C’est ce que nous allons faire, mais d’une autre manière. Si vous voulez m’aider, je crois que nous pouvons déjouer leur tentative, et nous aurons ensuite le temps de songer à nous échapper.

Paul, aidé, par John Effingham, décapela alors entièrement les chaînes des bittes, ce qui permit au paquebot de culer. Comme cette manœuvre avait été faite sans bruit et à couvert, elle avait pris plusieurs minutes ; mais le vent ayant alors fraîchi, le paquebot céda à cette nouvelle force ; et quand le pont flottant se trouva, après avoir dérivé, en ligne directe entre le rocher et le bâtiment, il y avait entre le bout du pont et le paquebot un espace d’eau de plus de cent pieds. Les Arabes s’étaient déjà élancés sur leur pont, afin d’être prêts à monter sur leur prise, et ils poussèrent des rugissements de fureur quand ils se virent trompés dans leur attente. Plusieurs d’entre eux glissèrent sur les espars mouillés et tombèrent dans la mer, et quelques instants se passèrent dans la confusion et les clameurs. Enfin ils obéirent aux ordres de leurs chefs, et ils se mirent à rompre le pont pour en faire un radeau.

Sharp et Saunders revinrent en ce moment avec plusieurs voiles légères, telles que des cacatois et des bonnettes de perroquet. Il fit ensuite porter sur la chaloupe un mât de perruche et un boute-hors de bonnettes de perroquet, ainsi qu’une certaine quantité de légers cordages ; il fit déposer le tout sur le passe-avant, après quoi il s’occupa sérieusement des dernières mesures qu’il avait à prendre. Comme le temps commençait à presser, les Arabes travaillant avec ardeur en continuant de pousser de grands cris, il appela tous les hommes à son aide, et donna à chacun des instructions sur ce qu’il avait à faire.

— Dépêchez-vous, Saunders, dit-il au maître d’hôtel, qu’il avait pris sur l’avant avec lui, comme devant connaître mieux que les autres la manœuvre d’un bâtiment ; — dépêchez-vous, mon brave, et larguez promptement cette chaîne. Dix minutes en ce moment ont plus de prix qu’une année entière en d’autres circonstances.

— Cela est horrifiant, monsieur Blunt, — très-horrifiant, Monsieur, je le déclare, répondit Saunders en pleurnichant et en s’essuyant les yeux, tout en larguant la chaîne. — Un tel destin pour un office si bien fourni ! — et toute la faïence de la meilleure qualité qu’on puisse trouver à Londres ou à New-York ! Si j’eusse pronostiqué que tel serait le sort du Montauk, Monsieur, j’aurais conseillé au capitaine Truck de ne pas prendre la moitié autant de provisions, — surtout les vins, Monsieur, les vins ! — Oui, il est horrifiant de voir tomber du ciel une pareille calamité, après avoir rassemblé tant d’élégance !

— Oubliez tout cela, mon brave, et continuez à larguer la chaîne.

— Ah ! le bâtiment touche sur l’arrière. Dix à quinze brasses de plus, c’est tout ce qu’il nous faut.

— J’ai fait attention à l’argenterie, Monsieur ; et tout est sur la chaloupe, même la cuillère à moutarde cassée. J’espère que l’âme du capitaine Truck, s’il lui est permis de jeter encore un coup d’œil sur l’office, sera béatifiée en voyant ma prudence et mes soins. J’ai laissé tout le reste de la fourniture de table, Monsieur, quoique je pense que ces mangeurs de moules ne se serviront que des couteaux à ouvrir les huîtres, car on dit qu’ils mangent avec leurs doigts. Je déclare qu’il est oppressif et inhumain de songer que de pareils vagabonds mettront au pillage mon office et mon garde-manger.

— Courage ; larguez la chaîne, larguez ! Le bâtiment a en ce moment la brise à bâbord. Songez que des êtres précieux n’ont à compter que sur nous pour leur sûreté.

— Oui, Monsieur, oui. Je prends beaucoup d’intérêt aux dames, et surtout aux provisions que nous abandonnons. Jamais bâtiment mieux approvisionné n’est sorti des docks Sainte-Catherine, Monsieur, surtout pour ce qui est du département de l’office, et je ne sais ce que ces misérables en feront. Ils ne sauront que faire de tout ce qu’ils y trouveront et ne pourront tirer parti de rien. Et le pauvre Toast ! il passera monstrueusement mal son temps avec ces mangeurs de moules, car ils ne mangent jamais de poisson, et ses manières s’étaient considérablement édulcorées depuis qu’il est avec mois. Je ne serais pas surpris qu’il oubliât tout ce que j’ai eu tant de peine à lui apprendre, à moins qu’il ne soit mort, et en ce cas, à quoi cela lui servira-t-il ?

— Voilà qui suffit ! dit Paul en cessant son travail ; le bâtiment est échoué de l’avant à l’arrière. À présent nous placerons les mâts et les voiles sur la chaloupe et nous ferons descendre les dames.

Afin que le lecteur comprenne mieux quelle était alors la situation du Montauk, il peut être à propos de lui expliquer quel était le travail dont M. Powis et Saunders venaient de s’occuper. En larguant les chaînes, ils avaient permis au paquebot de retomber plus en arrière, et il avait touché par l’arrière sur l’extrémité du banc de sable dont il a déjà été parlé. Une fois assuré sur ce point, l’avant, poussé par le vent, avait reculé autant que la profondeur de l’eau le permettait. Enfin le bâtiment était complètement échoué de l’avant à l’arrière, ayant le récif à bâbord, et la chaloupe placée entre lui et la partie du banc de sable qui s’élevait au-dessus de l’eau, position qui empêchait qu’elle pût être vue ou attaquée par les Arabes.

Ève, mademoiselle Viefville et M. Effingham, descendirent alors dans la chaloupe ; les autres restèrent encore sur le paquebot pour achever les préparatifs du départ.

— Ils avancent vite dans la construction de leur radeau, dit Paul, tout en travaillant et en dirigeant le travail des autres ; mais nous serons en sûreté ici jusqu’à ce qu’ils quittent le rocher. Le radeau dérivera certainement sur le Montauk, mais le mouvement sera nécessairement lent ; car, quand même ils auraient des gaffes — et je ne leur en vois aucune — la mer est trop profonde pour qu’ils puissent en toucher le fond. Jetez ces voiles de rechange sur le toit du rouffle, Saunders ; nous pourrons en avoir besoin avant d’entrer dans un port, si Dieu nous protège assez pour permettre que nous y arrivions. Mettez-y aussi deux compas et tous les outils de charpentier qu’on a pu réunir.

Tout en donnant ses ordres, Paul s’occupait à scier le gros bout du mât de flèche de perruche pour en faire un mât pour la chaloupe. Il finissait cet ouvrage au moment où il cessa de parler ; et ayant préparé une carlingue, il sauta sur le toit du rouffle, et y fit un trou pour l’y placer à un endroit qu’il avait déjà marqué dans ce dessein. Lorsqu’il eut fini, le mât était prêt à être placé, et une minute après on eut la satisfaction de voir en place un mât qui suffisait pour la chaloupe. Vergues, drisses, voile, amures, rien ne fut oublié, et tout fut prêt pour mettre à la voile au premier signal. Comme on avait alors le moyen d’imprimer du mouvement à la chaloupe, chacun commença à respirer plus librement, et à songer aux choses moins essentielles, mais utiles, qu’on avait oubliées dans la précipitation du moment. Après quelques autres minutes, pendant lesquelles tout le monde eut fort à faire, John Effingham commença à presser sérieusement ses compagnons de quitter le paquebot. Paul hésitait pourtant encore ; il regardait avec la longue-vue dans la direction du bâtiment danois, dans l’espoir de voir arriver du secours de ce côté ; mais il l’espérait en vain, car c’était précisément le moment ou le capitaine Truck était obligé de faire touer la chaloupe et le radeau pour gagner le large. En ce moment une vingtaine d’Arabes sautèrent sur le radeau qui venait d’être terminé, et qui commença à arriver lentement à la dérive vers le Montauk.

Paul jeta un regard autour de lui pour voir s’il n’apercevrait rien qui pût être utile, et ses yeux tombèrent sur le canons. Il fut frappé de l’idée qu’il pourrait s’en servir contre les Arabes comme d’un épouvantail, en traversant la passe, et il résolut de le placer, du moins pour le moment, sur le toit du rouffle, sauf à le jeter à l’eau dès qu’ils seraient en pleine mer, s’ils étaient assez heureux pour pouvoir sortir de l’enceinte formée par le récif. L’étai et les palans de la vergue lui offraient toutes les facilités nécessaires. Il attacha sur-le-champ la pièce de canon ; quelques tours de cabestan suffirent pour l’enlever du pont ; quelques autres la placèrent au-delà du bord, et il fut ensuite aisé de la descendre sur le rouffle, Saunders ayant d’abord été chargé de placer une épontille en dessous pour en soutenir le poids.

Enfin, tout le monde descendit dans la chaloupe, à l’exception de Paul qui resta encore sur le pont du paquebot, examinant comment les Arabes avançaient, et calculant ce qu’il avait à faire.

Il fallait une grande force d’esprit, beaucoup de sang-froid et une confiance entière dans ses connaissances et dans ses moyens pour rester ainsi spectateur passif de la marche lente du radeau qui avançait en droite ligne vers le paquebot. Quelques Arabes placés sur le radeau l’aperçurent, et avec la duplicité ordinaire aux barbares ils lui firent des signes d’amitié et d’encouragement. Blunt ne se laissa pourtant pas tromper par ces signes, mais il continua à observer avec attention tous leurs mouvements, espérant pouvoir ainsi obtenir quelque connaissance de leurs intentions. Son air calme les trompa, et ils allèrent jusqu’au point de lui faire signe de leur jeter une corde. Jugeant qu’il était alors temps de partir, il leur répondit par un signe qui semblait favorable à leur demande, et disparut à leurs yeux.

Même en descendant sur la chaloupe, le jeune marin ne montra aucune précipitation ; ses mouvements furent prompts, et il prit toutes ses mesures avec une rapidité qui était le résultat de sa science ; mais ni trouble, ni confusion, ni incertitude, ne lui firent perdre un seul instant. Il déploya la voile, l’amura, et se plaça ensuite sous le rouffle, après avoir détaché le câblot qui amarrait la chaloupe au paquebot et avoir vigoureusement poussé le bâtiment pour que l’embarcation s’en éloignât. Par ce dernier mouvement, il mit sur-le-champ trente pieds d’eau entre la chaloupe et le Montauk, espace que les Arabes n’avaient aucun moyen de franchir. Dès qu’il fut sous le rouffle, il prit la barre du gouvernail qui, au moyen d’une étroite ouverture pratiquée dans les planches, pouvait se mouvoir à travers un des volets. M. Sharp prit sa place sur l’avant, d’où il pouvait voir par différentes fentes les bancs de sable et les canaux, et d’où il indiquait à Paul comment il devait gouverner. À l’instant où de grands cris annonçaient l’arrivée sa radeau de l’autre côté du paquebot, le battement de leur voile apprit à ceux qui étaient dans la chaloupe l’heureuse nouvelle qu’ils étaient déjà assez loin pour sentir la force du vent.