Le Paquebot américain/Chapitre IV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 33-49).


CHAPITRE IV.


Où allez-vous si vite ? — Que Dieu vous protège ! Nous allons nous informer de ce que deviendra le grand duc de Buckingham.
Henri viii



Le rassemblement des passagers sur un grand paquebot est nécessairement un moment de froideur et de méfiance, surtout pour ceux qui connaissent le monde, et plus particulièrement encore quand il s’agit d’une traversée d’Europe en Amérique. La civilisation de l’ancien monde, plus avancée que celle du nouveau, avec les vices qui en sont la suite ; — la connaissance que le flux de l’émigration se dirige vers l’ouest, et que peu de gens abandonnent le séjour de leur jeunesse sans y être forcés au moins par l’infortune, se réunissent à d’autres causes faciles à imaginer pour produire cette distinction. Il y a ensuite les habitudes dédaigneuses et la fierté de certaines classes de la société, le raffinement de l’éducation et la réserve de la dignité, qui viennent en contact avec l’égoïsme affairé, l’ignorance des usages du monde, le manque de savoir-vivre, et tout ce qu’il y a de plus commun en pensées et en conduite. Quoique la nécessité établisse bientôt un certain ordre parmi ce chaos, la première semaine se passe ordinairement en reconnaissances, en civilités froides, en concessions circonspectes, et l’on y voit succéder enfin cette charité qui ne meurt jamais à moins qu’elle ne soit tenue en échec par quelque bonne querelle, causée, soit par des orgies nocturnes, soit par un racleur de violon, ou un ronfleur incorrigible.

Heureusement les passagers réunis à bord du Montauk eurent le bonheur de voir ce temps d’épreuve s’abréger par suite des événements de la nuit qui suivit leur départ. Deux heures s’étaient à peine écoulées depuis l’arrivée du dernier passager, et cependant ceux qui composaient les cercles du gaillard d’arrière et du gaillard d’avant avaient contracté entre eux une liaison plus intime que celle qu’aurait pu établir la charité humaine si vantée, pendant bien des jours de connaissance ordinaire. Ils avaient déjà découvert les noms les uns des autres, ce qu’ils devaient en partie aux soins du capitaine Truck, qui, au milieu de l’activité qu’il déployait, avait encore trouvé le temps de présenter une demi-douzaine de ses passagers les uns aux autres ; et ceux des Américains qui étaient le moins habitués aux usages du monde, prenaient déjà avec les autres les mêmes libertés que s’ils eussent été d’anciennes connaissances. Nous disons des Américains, car il se trouve ordinairement à bord de ces bâtiments un congrès de nations, quoique le nombre des Anglais et des habitants des colonies anglaises forme naturellement la majorité à bord de ceux qui naviguent entre Londres et l’Amérique. En cette occasion, ces deux classes se balançaient à peu près, du moins autant que le caractère national pouvait se faire reconnaître. L’opinion, qui, comme on pouvait s’y attendre, avait été très-empressée à se former sur ce point, était pourtant encore suspendue à l’égard de M. Blunt et d’un ou deux autres, que le capitaine appelait étrangers, pour les distinguer de son fonds anglo-saxon.

Cette distribution égale de forces aurait pu, en d’autres circonstances, conduire à une division de sentiments ; car les conflits d’opinion entre les Anglais et les Américains, et la différence de leurs habitudes, sont une source inépuisable de mésintelligence à bord des paquebots. L’Américain est porté à se regarder comme chez lui quand il vogue sous le pavillon de son pays, tandis que son parent transatlantique manque rarement de s’imaginer que, lorsqu’il a payé son passage, il a le droit d’embarquer avec lui ses préjugés comme faisant partie de son bagage.

Nul sentiment de nationalité ne se montra pourtant dans l’affaire du procureur et du couple nouvellement marié, les Anglais paraissant désirer aussi vivement qu’aucune autre partie de l’équipage qu’il échappât aux poursuites de la justice. Les deux époux étaient eux-mêmes Anglais ; et quoique l’autorité qu’ils éludaient fût également anglaise, juste ou injuste, tout ce qui était à bord était persuadé qu’elle était illégalement exercée. Sir George Templemore, l’Anglais du plus haut rang qui fut sur le Montauk, était décidément de cette opinion ; il l’exprimait avec chaleur ; et l’exemple d’un baronnet n’était pas sans poids sur la plupart de ses compatriotes, et même sur un assez grand nombre d’Américains. Il n’y avait que la famille Effingham, M. Sharp et M. Blunt, qui parussent complètement indifférents à l’avis de sir George ; et comme les hommes ont un instinct pour découvrir promptement ceux qui ont de la déférence pour leurs opinions et ceux qui en manquent, leur indépendance accidentelle pouvait avoir été favorisée par le fait que le baronnet adressait ses discours à ceux qui étaient les plus disposés à l’écouter. M. Dodge était de ce nombre ; il l’écoutait constamment et avec respect, et était son admirateur très-prononcé ; mais il était son compagnon de chambre, et c’était un démocrate si déterminé, qu’il aurait soutenu que personne n’avait droit à l’usage de ses sens sans le consentement populaire.

Cependant la nuit s’avançait, et la douce lumière de la lune se réfléchissant sur les eaux, ajoutait à l’intérêt de la scène une obscurité à demi mystérieuse ; l’embarcation à deux rames avait été interceptée par celle qui en portait six, et, après une courte conférence, la première s’était, fort contre son gré, dirigée vers la terre ; tandis que l’autre, profitant de sa position, avait déployé deux petites voiles, et avait mis le cap au large en suivant une ligne qui forcerait le Montauk à venir sous son vent quand les bas-fonds obligeraient ce bâtiment à virer, ce qui ne pouvait tarder.

— L’Angleterre est placée d’une manière très-incommode, dit le capitaine Truck d’un ton sec en voyant cette manœuvre. Si cette île ne se trouvait pas sur notre chemin, nous pourrions continuer notre route sans virer, et laisser cette embarcation s’amuser toute la nuit à masquer et à faire porter ses voiles dans la rade de Portsmouth.

— J’espère qu’il n’y a pas de danger que cette petite barque rejoigne ce grand bâtiment ! s’écria sir George avec une vivacité qui faisait grand honneur à sa philanthropie, du moins dans l’opinion de M. Dodge, celui-ci ayant pris un singulier penchant pour les personnes de condition, parce qu’il avait voyagé dans un eilwagen avec un baron allemand, de qui il avait pris le modèle de la pipe qu’il avait achetée, quoiqu’il ne fumât jamais, et parce qu’il avait passé deux jours et deux nuits dans la société d’une comtesse polonaise, comme il le disait uniformément, dans la gondole d’une diligence entre Lyon et Marseille. D’ailleurs, comme nous venons de le dire, M. Dodge était ultra-démocrate, opinion qui paraît être toujours sujette à réaction quand celui qui la professe se trouve en pays étranger.

— Une plume poussée par le souffle d’une femme voguerait plus vite que nous par le temps qu’il fait, sir George, répondit le capitaine ; le vent ne souffle que par bouffées, comme une baleine qui ronfle ; je donnerais le prix d’une place sur l’avant pour que la Grande-Bretagne fût à la hauteur du cap de Bonne-Espérance pour huit ou dix jours.

— Ou du cap Hatteras, dit M. Leach.

— Non, non, je ne veux pas de mal à la vieille île, et je ne lui souhaite pas un plus mauvais climat que celui qu’elle a déjà, quoiqu’elle se trouve en ce moment sur notre chemin, précisément comme la lune pendant une éclipse de soleil. J’ai pour la vieille créature l’affection d’un arrière-petit-fils, ou d’un descendant à un ou deux degrés plus éloignés, et je vais la voir trop souvent pour oublier la parenté ; mais, quoique je l’aime, cet amour n’est pas assez fort pour que je me fasse échouer sur ses bas-fonds, et par conséquent nous virerons de bord, monsieur Leach. En même temps, je voudrais de tout mon cœur que ce drôle avec ses deux voiles allât à ses affaires.

Le bâtiment vira lentement, mais avec grâce ; car il était ce que son capitaine appelait équipé pour la course ; et quand il eut fait son arrivée et que le cap eut été mis à l’est, il devint évident à tous ceux qui se connaissaient en marine que les deux petites voiles qui mangeaient le vent, comme disent les matelots, gagneraient le vent sur le Montauk avant que ce bâtiment pût arriver à l’autre bas-fond. Ceux même qui n’étaient pas marins avaient des soupçons inquiétants de la vérité, et les passagers de l’avant étaient déjà en consultation secrète sur la possibilité de cacher le mari dans quelque coin du bâtiment. Ils se disaient l’un à l’autre que cela s’était fait souvent, et que cela n’était pas plus difficile en ce moment qu’en tout autre temps.

Mais le capitaine Truck voyait l’affaire tout différemment. Sa profession l’amenait trois fois par an à Portsmouth, et il n’était pas très-disposé à mettre des entraves à ses communications futures avec cette ville, en bravant ouvertement les autorités locales. Il délibéra longtemps s’il devait lancer son bâtiment dans le vent, tandis qu’il avançait lentement vers l’embarcation, et inviter ceux qui s’y trouvaient à monter à bord. Mais l’orgueil de sa profession s’y opposait, et le capitaine Truck n’était pas homme à oublier les histoires que racontaient ses confrères dans le café de la Nouvelle-Angleterre, ou celles qui couraient parmi les fermiers des bords du Connecticut, d’où l’on tire tous les matelots des paquebots, et où ils vont se reposer quand ils ont fini leur carrière, aussi régulièrement que le fruit pourrit où il tombe, ou que l’herbe qui n’a pas été fauchée se flétrit sur sa tige.

— Il n’y a nul doute, sir George, dit le capitaine au baronnet qui ne quittait pas son côté, que ce drôle ne soit envoyé par un bâtiment de guerre. Prenez cette longue-vue de nuit, et vous verrez tout l’équipage assis sur ses bancs, les bras croisés, en hommes qui mangent le bœuf du roi. Il n’y a que les gens régulièrement payés par le public qui aient cet air impudent de fainéantise, soit en Angleterre, soit en Amérique. À cet égard, la nature humaine est la même dans les deux hémisphères. Un homme n’a jamais un coup de bonheur, sans s’imaginer que ce n’est que ce qu’il mérite.

— Ils paraissent être en grand nombre ; serait-il possible qu’ils eussent le dessein d’emporter le bâtiment à l’abordage ?

— En ce cas, il faudra qu’ils prennent la volonté pour le fait, répondit M. Truck d’un ton un peu sec. Je doute fort que le Montauk, avec trois officiers, trois domestiques, deux cuisiniers, et dix-huit matelots du gaillard d’avant, goûtât beaucoup l’idée d’être emporté, comme vous le dites, sir George, par l’équipage d’un cutter à six rames. Nous ne sommes pas aussi pesants que la planète de Jupiter ; mais nous avons un centre de gravité qui ne permet pas qu’on nous emporte si facilement.

— Votre intention est donc de résister ? demanda sir George à qui le zèle généreux dont il était animé pour les deux époux poursuivis faisait désirer plus vivement qu’à aucune autre personne qui fût à bord de les voir hors de tout danger.

Le capitaine Truck, qui n’était jamais fâché de trouver l’occasion de s’amuser, réfléchit un instant en souriant, et dit ensuite tout haut qu’il voudrait bien avoir sur son bord, un membre du parlement d’Angleterre.

— Ce désir est un peu extraordinaire dans les circonstances, dit M. Sharp ; voudriez-vous bien en expliquer la raison ?

— Cette affaire touche au droit des gens, Messieurs, répondit le capitaine en se frottant les mains ; car, indépendamment de l’art de présenter ses passagers les uns aux autres, le digne marin s’était mis en tête qu’il était passé maître dans les principes de Vattel. Il possédait un exemplaire de son ouvrage qu’il avait lu bien des fois, et il avait pour tous ses dogmes cette déférence que ceux qui commencent tard à apprendre accordent au maître entre les mains duquel ils sont tombés par hasard. — Dans quelles circonstances, dans quelle catégorie un bâtiment armé peut-il en forcer un neutre à se soumettre à être visité ? Je ne dis pas emporté, sir John, faites-y bien attention, car du diable si personne emporte jamais le Montauk sans être assez fort pour emporter en même temps son équipage et sa cargaison. Mais, je vous le demande, dans quelle catégorie un bâtiment comme le paquebot que j’ai l’honneur de commander, est-il obligé en comity[1] de mettre en panne et de se soumettre à être visité ? Mon bâtiment a levé l’ancre, il a honorablement viré sous voiles ; dans quelle catégorie se trouve-t-il, Messieurs ? je serais charmé d’avoir vos avis sur ce point.

M. Dodge venait d’une partie du pays où l’on est accoutumé à penser, à agir, je dirais presque à boire, manger et dormir, en commun : en d’autres termes, M. Dodge venait d’une de ces contrées d’Amérique où l’esprit de communauté était tel, que peu de gens avaient assez de courage moral pour se faire respecter comme individus, quand même ils auraient en les connaissances et tous les autres moyens nécessaires pour y réussir. Quand les voies ordinaires de conventions, de sous-conventions et d’assemblées publiques ne fournissaient pas les moyens « d’action concentrée, » ses voisins et lui étaient depuis longtemps dans l’habitude d’avoir recours aux sociétés pour obtenir « des moyens énergiques, » comme on le disait ; et depuis l’âge de dix ans jusqu’à vingt-cinq, il avait été président, vice-président ou directeur de quelque association philosophique, politique ou religieuse, ayant pour but de fortifier la sagesse humaine, de rendre les hommes meilleurs, et de résister à l’erreur et au despotisme. Son expérience l’avait rendu expert dans ce qu’on pourrait assez bien appeler la nécessité des associations ; nul homme de son âge, dans les vingt-six états, n’aurait pu employer plus couramment les mots « grandes mesures » — « agitation » — « hostilité prononcée » — « opinion publique » — « mettre sous les yeux du public, » et toute autre de ces phrases générales qui impliquent les privilèges de tous et ne concernent les droits de personne. Malheureusement la prononciation de ce personnage n’avait pas la même pureté que ses motifs, et quand le capitaine parla de comity, il s’imagina qu’il parlait d’un comité ; et quoiqu’il ne comprît pas bien ce que voulait dire le digne marin en disant, « obligé en comity de mettre en panne, » cependant il avait vu des comités faire tant d’actes énergiques, » qu’il ne voyait pas pourquoi un comité ne pourrait pas faire cette évolution tout aussi bien qu’un autre.

— Il paraît réellement, capitaine Truck, dit-il, que nous touchons à une crise, et votre suggestion d’un comité me frappe comme étant particulièrement convenable à la circonstance, et strictement conforme aux usages républicains. Pour épargner le temps, et pour que les membres qui seront nommés puissent faire promptement leur rapport, je proposerai sur-le-champ pour président sir George Templemore, laissant aux autres personnes présentes le soin de présenter les autres candidats ; j’ajouterai seulement que, suivant mon humble jugement, ce comité doit être composé au moins de trois membres, et avoir le pouvoir de se faire remettre telles pièces et d’interroger telles personnes qu’il jugera à propos.

— Je propose par amendement, capitaine Truck, que le comité soit composé de cinq membres, dit un autre passager de la même trempe que l’orateur qui venait de parler, les gens de cette école se faisant un point d’honneur de différer un peu de toute proposition qui est faite, afin de montrer leur indépendance.

Il fut heureux, tant pour l’auteur de la motion que pour celui qui avait proposé l’amendement, que le capitaine connût le caractère de M. Dodge, sans quoi la proposition que la manœuvre de son bâtiment fût dirigée par un comité, ou même en comity, — aurait probablement reçu un mauvais accueil. Mais ayant vu, au clair de la lune, les yeux d’Ève qui brillaient de gaieté, et le sourire malin de M. Blunt et de M. Sharp, il dit gravement qu’il approuvait de tout son cœur la nomination du président, et qu’il était disposé à entendre le rapport du comité, dès qu’il serait en état de le faire.

— Et si votre comité, Messieurs, ajouta-t-il, peut m’informer de ce que dirait Vattel de l’obligation de mettre en panne, dans un temps de paix profonde, et quand le vaisseau ou l’embarcation qui donne la chasse ne peut réclamer les droits des belligérants, j’en serai reconnaissant jusqu’au dernier jour de ma vie ; car je l’ai lu et relu avec autant d’attention qu’une vieille femme consulte son almanach pour savoir de quel côté le vent soufflera, et je crains que cette question ne lui ait échappé.

M. Dodge et quelques autres passagers, aussi épris que lui des comités, eurent bientôt nommé les autres membres, qui se retirèrent sur une autre partie du pont pour se consulter. Sir George Templemore, à la grande surprise de toute la famille Effingham, accepta les fonctions de président avec un empressement qui ne paraissait nullement nécessaire.

— Il pourrait être à propos, capitaine, de renvoyer d’autres objets à l’examen de ce comité, dit M. Sharp, qui avait assez de tact pour voir que ce n’était que sa retenue habituelle qui empêchait Ève de rire aux éclats. Je veux parler des questions importantes de décider quand il faut prendre des ris aux voiles, les serrer, les orienter ; quelles voiles il faut déployer, à quelle heure et en quelle occasion il faut appeler tout le monde sur le pont, et une foule d’autres manœuvres semblables ; questions qui seraient sans doute parfaitement résolues dans le rapport qui va vous être fait.

— Je n’en doute pas, Monsieur, et je m’aperçois que ce n’est pas la première fois que vous vous trouvez sur mer. Je regrette qu’on vous ait oublié en nommant les membres du comité. Oui, je vous en donne ma parole, la manière d’exécuter toutes les manœuvres dont vous venez de parler peut se décider par un comité, aussi bien que la question de savoir si nous mettrons ou ne mettrons pas en panne pour l’embarcation qui est là-bas. — À propos, monsieur Leach, ces drôles ont viré, et ils gouvernent de ce côté, espérant passer sous notre vent et nous parler. — Monsieur le procureur, la marée vient de terre ; et le jour pourra paraître avant que vous soyez dans votre nid, si vous tardez encore à partir. Je crains, Messieurs, que votre absence ne rende malheureuses mistress Seal et mistress Grab.

Les deux limiers de la justice écoutèrent cet avis avec un air d’indifférence, car ils espéraient trouver de l’aide, — quoiqu’ils eussent à peine pu dire quelle espèce d’aide, — dans l’embarcation qu’on voyait, et qui, comme cela était évident, devait gagner au vent le Montauk. Après s’être consultés ensemble, M. Seal offrit une prise de tabac à son compagnon, en prit une ensuite lui-même, en homme indifférent sur le résultat et attendant patiemment le moment de faire son devoir. Le visage halé du capitaine, dont la couleur était celle des joues d’une cuisinière quand son feu est le plus ardent, était tourné vers ces deux personnages, et ils auraient probablement reçu quelque manifestation décidée de sa volonté, si sir George Templemore, suivi des quatre autres membres de son comité, ne se fût rapproché pour faire son rapport.

— Capitaine Truck, dit le baronnet, nous sommes d’avis que, comme votre bâtiment est sous voiles, et qu’on peut dire avec vérité que votre voyage est commencé, il n’est ni convenable ni nécessaire que vous jetiez l’ancre de nouveau ; mais qu’il est de votre devoir…

— Je n’ai pas besoin d’avis sur mon devoir, Messieurs. Si vous pouvez me faire savoir ce que dit Vattel, ou ce qu’il devrait avoir dit sur la question ou touchant la catégorie du droit de visite, excepté comme un droit appartenant aux belligérants, je vous en serai obligé ; sinon, il faut nous contenter de le deviner. Je ne commande pas depuis dix ans un bâtiment faisant cette route pour avoir besoin de faire un effort de mémoire afin de connaître le droit de juridiction d’un port ; ce sont des choses que l’usage apprend, comme disait mon vieux maître en nous appelant de table quand nous n’avions qu’à moitié dîné. Or, il y a l’affaire des nègres de Charlestown, dans laquelle notre gouvernement prouva clairement qu’il n’avait pas étudié Vattel, sans quoi il n’aurait jamais répondit comme il le fit. — Peut-être n’avez-vous jamais entendu parler de cette affaire, sir George ? Je vous la raconterai brièvement, car elle touche au principe, et elle a des points délicats.

— N’en avons-nous pas une plus pressante, capitaine ? — Cette embarcation ne peut-elle pas ?…

— Cette embarcation ne fera rien, Messieurs, sans la permission de John Truck. — Il faut que vous sachiez qu’il existe une loi en Caroline, portant que tous les nègres amenés par un bâtiment dans cet état seront mis en cage jusqu’à ce que le bâtiment remette à la voile. C’est pour prévenir l’émancipation, comme on l’appelle, ou l’abolition, je ne saurais trop dire. Or, voilà qu’un bâtiment venant des îles des Indes-Orientales arrive avec un équipage de nègres ; et, conformément à la loi, les autorités de Charlestown les mettent tous en cage avant la nuit. John Bull se plaint à son ministre, son ministre envoie une note à notre secrétaire d’état, et notre secrétaire d’état écrit au gouverneur de la Caroline, lui recommandant d’exécuter le traité. Je n’ai pas besoin de vous dire ce que c’est qu’un traité, Messieurs ; c’est une chose à laquelle il faut obéir ; mais ce qui est important, c’est de savoir ce qu’il ordonne. Or, que disait ledit traité ? Que John Bull entrerait dans nos ports et en sortirait sur le pied de la nation la plus favorisée, d’après le principe du statu quo antè bellum, comme dit Vattel. Or, les habitants de la Caroline avaient traité John Bull comme ils traitaient Jonathan[2] ! et il n’y avait plus un mot à dire. Toutes les parties étaient tenues d’entrer dans le port, soumises aux règlements municipaux, comme Vattel le déclare. Vous voyez que c’était une affaire bientôt réglée, quoique le point fût délicat.

Sir George l’avait écouté avec une extrême impatience ; mais, craignant de l’offenser, il n’avait pas voulu l’interrompre. Saisissant la première pause que fit le capitaine, il reprit le fil de ses remontrances avec une chaleur qui faisait le plus grand honneur à son humanité, et cependant il n’oublia aucune des obligations imposées par la politesse. — Le cas que vous venez de rapporter, capitaine, est parfaitement clair, et je doute que lord Stowel eût pu en faire un meilleur exposé. Ce que vous avez dit du statu quo antè bellum rentre tout à fait dans la question qui nous occupe. Quant à moi, j’avoue que depuis longtemps aucune affaire ne m’a inspiré tant d’intérêt que celle de ces deux jeunes époux. Il y a quelque chose de plus pénible qu’on ne saurait le dire à être désappointé d’une manière si cruelle dans le matin de la vie ; et plutôt que de voir leur malheureuse situation se prolonger, je tirerais volontiers une bagatelle de ma poche. Si ce misérable procureur consent à recevoir cent guinées, à condition qu’il nous quittera et qu’il emmènera avec lui cette embarcation à deux voiles, je lui donnerai cette somme avec plaisir, avec grand plaisir, je le proteste.

Il y a quelque chose de si essentiellement respectable dans la générosité pratique que, quoique Ève et tous les auditeurs de ce qui se passait eussent eu jusqu’à ce moment la plus forte envie de rire de toute cette scène, dès que le baronnet eut fait cette déclaration, on aurait pu lire dans tous les yeux l’éloge de sa libéralité ; il avait démontré, comme le pensèrent la plupart de ceux qui l’avaient entendu, qu’il avait un cœur, quoique sa conversation préalable eût porté plusieurs à douter qu’il eût le quantum sufficit de tête.

— Ne vous inquiétez pas du procureur, sir George, lui dit le capitaine en lui serrant cordialement la main ; il ne touchera pas une guinée de votre argent, et je crois très-probable qu’il ne touchera pas davantage Robert Davis. Nous avons la marée à notre bossoir sous le vent, et le courant nous pousse du côté du vent ; dans quelques minutes nous aurons gagné le large, et alors, je donnerai au drôle une touche de Vattel qui le mettra tout à culer, si elle ne le jette pas par dessus le bord.

— Mais l’embarcation ?

— Si nous classons du bâtiment le procureur et Grab, les autres n’auront entre les mains rien qui les autorise à emmener l’homme, même en admettant leur juridiction. Je connais les drôles, et aucun d’eux n’emportera de ce bâtiment un seul shilling, de mon consentement. Écoutez, sir George, un mot à l’oreille : ce sont deux maudits coquins, pires qu’aucun grillon qui ait jamais infecté la soute au pain d’un bâtiment. Je les forcerai bientôt à lever l’ancre, ou je les jetterai dans leur barque de mes propres mains.

Le capitaine allait se détourner pour examiner la position de l’embarcation sous voiles, quand M. Dodge lui demanda la permission de lui faire un court rapport au nom de la minorité du comité. Le résultat de ce rapport était que la minorité était d’accord sur tous les points avec la majorité, mais qu’elle désirait faire observer que comme le bâtiment pouvait se trouver dans le cas de relâcher dans un des ports du canal Britannique, il était prudent de ne pas perdre de vue cette circonstance importante en prenant une détermination définitive. Ce rapport de la minorité, qui, comme M. Dodge l’expliqua au baronnet, était plutôt une mesure de précaution qu’une protestation, n’eut pas plus d’influence sur le capitaine Truck que l’opinion de la majorité, car il était un de ces hommes qui suivent rarement un avis quand il n’est pas d’accord avec leur jugement préalable. Il continua donc à examiner tranquillement le cutter, qui suivait alors la même route que le Montauk, et qui en était alors au vent à peu de distance, pinçant un peu le vent, de manière à s’en approcher à mesure qu’il avançait.

Cependant le vent avait fraîchi et s’était changé en une petite brise ; et le capitaine secoua la tête avec un air de satisfaction quand il entendit ce bruit qui annonçait que son bâtiment commençait à fendre l’eau avec plus de rapidité. Ceux qui étaient sur le cutter virent les flocons d’écume arriver jusqu’à eux, tandis que l’accélération de mouvement était à peine encore sensible à bord du Montauk. L’officier qui commandait le cutter s’aperçut promptement d’un changement qui lui était défavorable ; mais en donnant un peu de largue à ses voiles et en empêchant son embarcation de venir au vent autant qu’il le put, il se trouva bientôt à cent pieds du Montauk, suivant la même route et au vent. À la faveur d’un brillant clair de lune, on put voir distinctement un jeune homme en petit uniforme de lieutenant de vaisseau se lever sur les bancs de l’avant, où se trouvaient aussi deux autres personnes.

— Je vous serai obligé, Monsieur, de mettre le Montauk en panne, dit le lieutenant du ton le plus civil, en portant la main à son chapeau pour saluer le capitaine et les passagers, qui s’étaient approchée pour voir et entendre ce qui se passait ; je suis ici par ordre du roi, Monsieur.

— Je sais quelle est votre mission, Monsieur, répondit le capitaine Truck, dont la résolution de refuser cette demande était un peu ébranlée par la manière honnête dont elle avait été faite, et je vous prie de faire attention que, si je consens à ce que vous me demandez, ce sera volontairement ; car, d’après les principes établis par Vattel et les autres auteurs qui ont écrit sur le droit des gens, le droit de visite est un droit appartenant aux belligérants, et l’Angleterre étant en paix, nul bâtiment appartenant à cette nation n’a le droit d’arrêter un bâtiment appartenant à une autre.

— Ces distinctions sont trop subtiles pour moi, Monsieur, répondit le lieutenant d’un ton plus vif ; j’ai reçu des ordres, et vous m’excuserez si je vous dis que mon intention est de les exécuter.

— Exécutez-les, Monsieur, — de tout mon cœur. — Si vous avez reçu ordre de mettre mon bâtiment en panne, tout ce que vous avez à faire, c’est de monter à bord si vous le pouvez, et nous verrons de quelle manière vous maniez les vergues. Quant aux hommes que vous voyez stationnés aux bras, le porte-voix qui leur ordonnera une manœuvre ne peut se faire entendre de l’amirauté jusqu’ici. — Le jeune homme a de l’ardeur, ajouta-t-il en baissant la voix ; ses principes, comme officier, me plaisent, mais je ne puis admettre ses conclusions comme juriste. Il se trompe s’il se flatte de nous effrayer pour nous faire entrer dans une nouvelle catégorie, ce serait préjudicier à nos droits nationaux ; il s’est mis dans un dilemme, et il aura besoin de toute sa logique et de toute son ardeur pour s’en tirer.

— Vous ne pouvez songer à résister à un officier du roi dans les eaux britanniques, dit le lieutenant avec ce ton de hauteur que l’homme le plus doux apprend bientôt à prendre sous un pavillon.

— Résister, mon cher Monsieur ! je ne résiste à rien ; la méprise que vous faites est de supposer que vous gouvernez ce bâtiment au lieu de John Truck ; c’est mon nom, Monsieur, John Truck. Vous êtes le bienvenu à remplir votre mission, mais ne me demandez pas de vous y aider. Montez à bord, de tout mon cœur ; rien ne me ferait plus de plaisir que de prendre un verre de vin avec vous ; mais je ne vois pas la nécessité d’arrêter un paquebot qui a une longue route à faire, sans un objet quelconque, comme nous le disons de l’autre côté de la grande eau.

Il y eut un instant de silence, et ensuite le lieutenant, avec cette sorte d’hésitation qu’éprouve toujours un homme bien né quand il sent qu’il fait une proposition qui ne doit pas être acceptée, dit qu’il avait sur son cutter des personnes qui paieraient une indemnité pour le retard qui serait occasionné. Il n’aurait pu faire une offre plus malheureuse au capitaine Truck, qui aurait mis son bâtiment en panne à l’instant si le lieutenant lui eût proposé de discuter Vattel avec lui sur son gaillard d’arrière, et qui ne tenait bon que par une sorte d’égard pour ses droits, et par suite de cette disposition à résister aux agressions que l’expérience des quarante dernières années a si profondément enracinée dans le cœur de tout marin américain, dans tous les cas qui concernent des officiers de la marine anglaise. Il venait de se décider à laisser Robert Davis courir sa chance, et à vider une bouteille de vin avec le beau jeune homme qui était encore debout sur le cutter ; mais M. Truck avait été trop souvent à Londres pour ne pas savoir exactement de quelle manière les Anglais apprécient le caractère américain, et il savait, entre autres choses, que l’opinion générale dans cette île était qu’avec de l’argent on pouvait tout faire de Jonathan, ou comme Christophe avait autrefois, dit-on, exprimé la même idée ; que s’il y avait un sac de café dans l’enfer, on pourrait trouver un Yankee[3] pour l’y aller chercher.

Le capitaine du Montauk aimait autant qu’un autre à faire un gain légitime, mais tenait à l’honneur de ses compatriotes, et principalement parce qu’il voyait que leurs paquebots étaient meilleurs voiliers que tout autre bâtiment marchand, et qu’il leur attribuait avec fierté toutes les bonnes qualités que les autres pouvaient être disposés à leur refuser.

Au lieu donc d’accepter cette proposition, le capitaine Truck, dès qu’il l’eut entendue, souhaita froidement une bonne nuit au lieutenant : c’était amener tout d’un coup l’affaire à sa crise. Le lieutenant fit mettre la barre au vent et essaya de placer son cutter bord à bord avec le Montauk ; mais la brise avait constamment augmenté, l’air était devenu plus lourd à mesure que la nuit avançait, et l’humidité du soir resserrait, comme c’est l’ordinaire, le tissu des voiles, de manière à accélérer sensiblement la marche du bâtiment. Quand la conversation avait commencé, le cutter était par le travers du mât de misaine ; et lorsqu’elle se termina, à peine était-il en face du mât d’artimon. Le lieutenant ne fut pas longtemps à voir le désavantage qu’il avait, et il s’écria : — Vivement ! — voyant que son cutter allait se trouver sous la voûte du bâtiment et serait dans ses eaux dans une minute. Le patron de l’embarcation jeta un léger grappin avec tant de précision, qu’il s’accrocha aux agrès du mât d’artimon, et la corde se roidit en même temps de manière à remorquer le cutter. Un matelot, qui venait de la roue, passait en ce moment près du rouffle ; et avec le sang-froid décidé d’un vieux marin, il prit son couteau et coupa la corde tendue, comme si c’eût été un fil. Le grappin tomba à la mer, et avant qu’on eût eu le temps de respirer, le cutter dansait dans le remous du paquebot. Serrer les voiles et reprendre les rames fut l’ouvrage d’un instant, et l’on vit le cutter fendre l’eau, grâce aux efforts redoublés de ses rameurs.

— Bravo ! voilà de l’agilité ! s’écria le capitaine Truck qui était appuyé tranquillement contre un hauban d’où il pouvait voir tout ce qui se passait, et profitant de cette occasion pour secouer les cendres de son cigare pendant qu’il parlait. — Un beau jeune homme, dit-il, et qui, s’il vit, deviendra avec le temps, j’ose le dire, amiral ou quelque chose de plus, peut-être un chérubin. Eh bien ! Leach, s’il persiste un peu plus longtemps à ramer dans nos eaux, je serai obligé de l’abandonner. — Ah ! le voici qui manœuvre pour en sortir, en jeune homme sensé qu’il est. Sur ma foi, il y a quelque chose de plaisant dans cette prétention d’un cutter à six rames de prendre à l’abordage un bâtiment faisant la route de New-York à Londres, même en supposant qu’il eût pu arriver le long du bord.

Il paraît que M. Leach et l’équipage du Montauk pensaient de même, car ils continuaient leur ouvrage de nettoyer les ponts avec autant de philosophie qu’en montrent jamais les hommes chargés de remplir des fonctions qui ne leur vaudront pas même un remerciement. Ce sang-froid des marins est toujours un objet de surprise pour ceux qui sont étrangers à la marine ; mais des aventuriers qui ont été bercés par la tempête pendant des années entières, qui sont dans la plus grande sécurité quand les autres se croient en péril, et dont la sûreté dépend constamment de l’empire qu’ils ont sur leurs facultés, en viennent avec le temps à éprouver de l’insouciance pour toutes les terreurs et les agitations de la vie qui ne sont que d’un ordre inférieur, insouciance que personne ne peut posséder sans avoir contracté les mêmes habitudes et couru les mêmes hasards. L’équipage riait à voix basse, et de temps en temps un coup d’œil de curiosité cherchait à voir quelle était la situation du cutter ; mais là se terminait tout l’effet de l’incident que nous venons de rapporter, du moins en ce qui concerne les matelots.

Il n’en était pas de même des passagers. Les Américains triomphaient de l’échec qu’avait éprouvé le cutter d’un bâtiment de guerre anglais, et les Anglais ne savaient qu’en penser. La soumission à la couronne était en eux un sentiment habituel, et ils n’étaient pas contents de voir un étranger jouer un pareil tour à un cutter de la marine royale, dans ce qu’ils regardaient assez justement comme les eaux britanniques. À strictement parler, le Montauk était peut-être encore sous la dépendance des lois anglaises, quoiqu’il se fût trouvé à une lieue de terre, quand il était à l’ancre ; et, en ce moment, la marée et sa propre vitesse avaient au moins doublé la distance. Dans le fait, il en était alors, si éloigné, que le capitaine Truck crut qu’il était de son devoir d’en finir avec le procureur.

— Eh bien ! monsieur Seal, dit-il, je suis très-reconnaissant du plaisir que vous m’avez fait de m’accompagner jusqu’ici ; mais vous n’excuserez si je vous dis que je ne me soucie pas de vous conduire, vous et M. Grab, tout à fait jusqu’en Amérique. Dans une demi-heure, vous serez à peine en état de retrouver votre île ; car, dès que nous serons à une distance convenable du cutter, je gouvernerai au sud-ouest, et vous devez songer aux inquiétudes qu’auront vos dames.

— Cette affaire peut avoir des suites très-sérieuses quand vous reviendrez à Portsmoush, capitaine Truck ; on ne se joue pas impunément des lois anglaises. Voudriez-vous bien donner ordre qu’on m’apporte un verre d’eau ? Je vois qu’attendre justice est un devoir qui altère.

— Bien fâché de ne pas pouvoir vous satisfaire, monsieur. Vattel ne parle pas de l’obligation de fournir de l’eau aux belligérants ou aux neutres, et le congrès m’oblige d’emporter tant de gallons d’eau par homme. Si vous voulez boire à mon heureux voyage en Amérique, et à votre retour sans accident en Angleterre, ce sera avec du champagne, si vous aimez ce liquide agréable.

Le procureur allait donner son assentiment à un compromis offert à de pareilles conditions, quand la femme de Davis lui mit en main un verre plein du premier breuvage qu’il avait demandé ; il le vida, et se détourna d’elle avec l’air de dureté d’un homme qui n’avait jamais souffert qu’un mouvement de sensibilité fût un obstacle à sa cupidité sordide. Le vin fut pourtant apporté, et le capitaine remplit les verres avec l’air cordial d’un marin.

— Je bois à votre retour sans accident près de mistress Seal, et des petits dieux et des petites déesses de la justice. — Pan ou Mercure, lequel est-ce ? Quant à vous, Grab, prenez garde aux requins quand vous serez sur votre barque ; car s’ils apprennent que vous êtes sur mer, les esprits des marins que vous avez persécutés les exciteront contre vous, comme le diable pourchassa les hommes qui jouent le rôle de coquettes. Eh bien ! Messieurs, vous n’avez pas réussi pour cette fois, mais qu’importe après tout ? Ce n’est qu’un homme de moins dans un pays où il y en a déjà trop ; et j’espère que nous nous reverrons bons amis, d’aujourd’hui en quatre mois. Adieu donc, Messieurs ; il faut que le mari et la femme eux-mêmes se séparent quand le moment en est arrivé.

— Cela dépendra de la manière dont mon client envisagera votre conduite en cette occasion, capitaine Truck ; car ce n’est pas un homme qu’il soit toujours prudent de contrarier.

— Voici pour votre client, monsieur Seal, répondit le capitaine en faisant claquer ses doigts. Je ne suis pas homme à m’effrayer du grognement d’un procureur, ni du secouement de tête d’un happe-chair. Vous arrivez avec un ordre ou un mandat, peu m’importe lequel, je ne fais aucune résistance ; vous cherchez votre homme comme un basset cherche un rat ; c’était à vous à le trouver. Je le vois en ce moment, ce brave homme ; il est sur mon pont ; mais je ne me sens obligé de vous dire ni qui il est, ni où il est. Mon bâtiment est en mer, il est sous voiles, et vous n’avez aucune autorité pour m’arrêter. Nous sommes de deux bonnes lieues et demie en avant de tous les promontoires, et de bons auteurs disent que votre juridiction ne s’étend pas au delà de la portée du canon. Passé cela, votre pouvoir ne vaut pas la moitié de celui de mon cuisinier ; car il a le droit d’ordonner à son aide de nettoyer ses poêlons. Eh bien ! Monsieur, encore dix minutes, et nous serons à trois bonnes lieues du point le plus proche de votre pays ; vous serez alors, par une fiction légale, en Amérique, et votre voyage n’aura pas été long. Voilà ce que j’appelle une catégorie !

Pendant que le capitaine faisait cette dernière remarque, il s’aperçut que le vent avait tourné à l’ouest, de manière à le dispenser de la nécessité de virer, et que le bâtiment voguait en ce moment à raison de huit nœuds par heure en droite ligne de Portsmouth. Jetant un coup d’œil derrière lui, il vit que le cutter avait renoncé à le suivre, et qu’il rentrait dans la rade. Dans des circonstances si décourageantes, le procureur, qui commençait à craindre pour sa barque qui le suivait, remorquée par le Montauk, songea sérieusement à partir ; car il savait qu’il n’avait nul moyen de forcer le capitaine à mettre en panne pour qu’il pût descendre plus aisément du bâtiment. Il ne s’y décida pourtant que lorsque ses bateliers l’eurent averti qu’ils ne l’attendraient pas plus longtemps. Heureusement la mer était assez calme, et M. Seal, avec crainte et tremblement, réussit à descendre dans sa barque. M. Grab l’y suivit, non sans difficulté ; et comme on détachait le câblot d’amarre, le capitaine parut sur le passe-avant avec l’homme qu’ils cherchaient, et dit du ton le plus aimable :

— Monsieur Grab, permettez-moi de vous présenter M. Robert Davis ; monsieur Davis, voici M. Grab. Je présente rarement les passagers de l’avant ; mais pour obliger deux anciens amis, j’enfreins la règle que je me suis imposée. C’est ce que j’appelle une catégorie. Mes compliments à mistress Grab. Lâchez l’amarre !

À peine avait-il prononcé ces derniers mots, qu’on vit la barque danser et tournoyer dans le tourbillon causé par la marche du bâtiment.



  1. C’est-à-dire en toute politesse. Il est nécessaire de conserver le mot anglais comity, à cause de la scène qui va suivre.
  2. Sobriquet qu’on donne aux habitants des États-Unis, comme John Bull aux Anglais, Sandy aux Écossais, etc.
  3. Sobriquet donné aux Américains, et particulièrement aux habitants de la Nouvelle-Angleterre.