Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Conte 3

Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 351-371).

CONTE TROISIÈME

Séparateur

Les quatre Brahmes fous.

On avait publié, dans un district, un samarahdana [1], c’est-à-dire un de ces grands repas publics qu’on donne aux brahmes dans les occasions solennelles. Quatre brahmes, partis chacun d’un village différent pour s’y rendre, se rencontrèrent par hasard sur la route, et lorsqu’ils surent qu’ils allaient tous pour assister au même repas, ils voulurent faire le voyage ensemble.

Chemin faisant, ils furent rencontrés par un soldat qui tenait la route opposée à la leur, et qui en passant les salua en joignant les mains, et prononçant les paroles usitées quand on salue les brahmes, sarané-aya (salut respectueux, seigneur) ! À quoi les quatre brahmes répondirent tous à-la-fois par le mot ordinaire assirvahdam (bénédiction) ! Le soldat, sans s’arrêter, poursuivit sa route, et les brahmes continuèrent aussi la leur jusqu’à ce qu’ils arrivassent auprès d’un puits, où ils s’arrêtèrent quelque temps pour se désaltérer et se reposer à l’ombre d’un arbre voisin. Dans le temps qu’assis sous cet arbre, leur esprit ne leur fournissait pas matière pour une conversation plus sérieuse, l’un d’eux, prenant la parole, dit aux autres : Il faut avouer que le soldat que nous avons rencontré tout-à-l’heure est un homme de discernement. Avez-vous remarqué comme il a su me distinguer des autres en me saluant poliment ?

Ce n’est pas vous qu’il a salué, lui répondit celui qui était auprès de lui, c’est à moi seul qu’il a fait cette politesse.

Vous vous trompez l’un et l’autre, dit le troisième, c’est moi que le salut regarde, et une preuve de mon assertion, c’est que le soldat, en prononçant les mots sarané-aya ! a jeté les yeux sur moi.

Il n’en est pas ainsi, dit le quatrième, c’est à moi seul que le salut s’adressait ; sans cela aurais-je répondu à celui qui l’a fait par le mot assirvahdam ?

Leur dispute s’échauffa à un tel point, qu’ils étaient prêts d’en venir aux mains, lorsque l’un d’entre eux, apercevant les suites qu’allait avoir leur querelle, imposa silence aux autres : Pourquoi vous mettre ainsi inutilement en colère ? Quand nous nous serons dit mutuellement bien des injures ou peut-être même battus, comme la canaille de Soudras, le sujet de notre dispute en sera-t-il mieux décidé ? Qui peut mieux terminer notre différent que celui même qui y a donné lieu ? Le soldat que nous avons rencontré et qui a prétendu saluer l’un d’entre nous, ne peut pas encore être fort loin : mon avis est donc que nous courions vite après lui, afin de savoir auquel de nous quatre il a adressé son salut.

Ce conseil parut très-sage aux autres, qui s’y conformèrent sur-le-champ, et courant tous ensemble après le soldat, ils l’atteignirent enfin tous hors d’haleine à plus d’une lieue de distance de l’endroit où ils l’avaient rencontré. De si loin qu’ils l’aperçurent, ils lui crièrent de s’arrêter, et s’étant approchés de lui, ils lui exposèrent le sujet de la dispute survenue entre eux à l’occasion de son salut, et le prièrent de la terminer en leur disant quel était celui qu’il avait prétendu saluer.

Le soldat ayant connu par ce récit l’esprit et les dispositions des personnes qui s’adressaient à lui, voulut s’amuser à leurs dépens : Eh bien, leur dit-il, c’est le plus fou des quatre que j’ai prétendu saluer. Et sans leur en dire davantage, il leur tourne le dos et continue sa route ; les brahmes reprirent aussi la leur, et la poursuivirent quelque temps en silence. Cependant, ils avaient tous ce salut si fort à cœur, que chacun d’eux commença bientôt à soutenir de nouveau qu’il lui appartenait exclusivement en vertu de la décision du soldat, chacun prétendant de son côté avoir la supériorité sur les autres en folie. Ce fut un procès de nouvelle espèce, et chacun d’eux soutenait sa cause avec tant d’opiniâtreté, qu’ils se virent encore une fois au moment d’en venir aux coups.

Cependant, celui qui avait auparavant donné l’avis de courir après le soldat, voyant où allait aboutir cette nouvelle querelle, en arrêta les suites par un nouveau conseil : Je ne me prétends pas, dit-il, moins fou qu’aucun de vous, et chacun de vous se prétend plus fou que moi et qu’aucun des autres. Après que nous nous serons accablés les uns les autres d’injures grossières, ou peut-être même de coups, en sera-t-il mieux décidé lequel de nous quatre l’emporte en folie ? Croyez-moi, suspendons notre querelle ; nous voilà à peu de distance de la ville de Darmapoury, allons-y, rendons-nous à la chauderie (salle de justice) et prions les chefs du lieu de terminer notre différent.

Cet avis fut approuvé et suivi immédiatement. Ils se rendirent tous à la chauderie pour faire décider leur querelle par la voie de l’arbitrage. Ils ne pouvaient y arriver dans une circonstance plus favorable ; les chefs du lieu, brahmes et autres, s’y trouvaient tous rassemblés ; il ne s’était présenté ce jour-là aucune affaire à examiner, on donna tout de suite audience à ces étrangers.

Après avoir obtenu la permission d’exposer le sujet de leur différent, l’un d’entre eux prenant la parole, raconta en détail à l’assemblée l’histoire du salut du soldat, de sa réponse, de la contestation à laquelle l’un et l’autre avaient donné lieu, et finalement de la prétention absolue et exclusive que chacun d’eux croyait avoir à ce salut, comme plus fou que les autres.

Ce récit fit plusieurs fois éclater de rire toute l’assemblée ; le chef, naturellement gai, fut charmé d’avoir trouvé une si belle occasion de se divertir. Prenant donc un air sérieux, il imposa silence, et s’adressa aux plaideurs :

Comme vous êtes tous quatre étrangers, leur dit-il, et inconnus dans cette ville, il n’est pas possible d’eclaircir votre procès par la voie des témoins ; le seul moyen donc que vous ayez declairer vos juges sur vos droits, c’est que chacun rapporte un des traits de sa vie qui caractérise le mieux sa folie : ce n’est qu’après cela que nous pourrons décider lequel d’entre vous mérite la préférence et a les droits les mieux fondés au salut du soldat.

Les plaideurs consentirent tous à cette proposition ; on fit signe à l’un d’eux de commencer et aux autres de garder le silence.

Je suis mal pourvu de vêtemens, comme vous le voyez, dit le premier ; et ce n’est pas d’aujourd’hui seulement que je me trouve revêtu de haillons. Apprenez quelle en est la cause. Un riche marchand de notre voisinage, fort charitable envers les brahmes, m’avait un jour fait présent de deux pièces de toile les plus fines qu’on eût jamais vues dans notre agrahra[2]; je les montrai à tous les autres brahmes, qui me félicitèrent sur cette bonne acquisition, me disant qu’elle ne pouvait être que le fruit des bonnes œuvres que j’avais pratiquées dans une génération précédente. Avant de m’en revêtir, je les lavai selon l’usage pour les purifier des souillures qu’elles avaient contractées en passant par les mains du tisserand et du marchand ; et pour les faire sécher, je les suspendis par les deux bouts aux branches d’un arbre. Un maudit chien vint à passer dessous ; je ne pus m’apercevoir s’il les avait touchées ou non, j’interrogeai mes enfans qui jouaient à quelque distance ; mais ils me répondirent qu’ils n’avaient observé le chien que déjà passé, et à quelque distance des toiles, et qu’ils ne savaient pas s’il les avait touchées en passant par-dessous. Comment m’assurer du fait ? Voici ce que j’imaginai : je me mis à quatre pattes, de manière à me trouver à-peu-près de la hauteur du chien, et je passai dans cette posture sous mes toiles. Ai-je touché ? demandai-je à mes enfans qui m’observaient. Non, me répondirent-ils. À cette agréable nouvelle, je fis un saut de joie ; cependant un moment après, une réflexion me vint : le chien avait la queue retroussée sur le dos, et par conséquent relevée au-dessus du reste du corps, le bout de sa queue pourrait bien avoir touché l’extrémité de mes toiles, et les avoir souillées par cet attouchement. Nouveau doute à éclaircir. Que ferai-je ? Je m’attache une faucille à rebours sur le dos, et marchant de nouveau à quatre pattes, je repasse sous mes toiles. Pour le coup, la faucille a touché, s’écrièrent mes enfans qui se tenaient tout près. Je n’avais plus à douter que la queue du chien n’en eût fait autant, et n’eût souillé mes toiles par son attouchement. Aveuglé par le désespoir, je saisis mes toiles, et je les déchirai en lambeaux, maudissant mille fois et le chien et son maître.

Cette aventure se répandit, tout le monde me traita d’insensé. Quand même ce chien aurait touché tes toiles, et les aurait souillées par cet attouchement, me disait l’un, ne pouvais-tu pas les laver une seconde fois pour enlever la souillure ? Au moins, ajoutait un autre, il fallait les donner à de pauvres soudras, plutôt que de les déchirer : après un pareil trait de folie, qui voudra désormais te fournir des vêtemens ?

Leurs prédictions se trouvèrent justes, et depuis ce temps-là, lorsque je me suis avisé de demander à quelqu’un des toiles pour me vêtir : C’est sans doute pour les déchirer en pièces ? m’a-t-on répondu.

Lorsqu’il eut fini son histoire, un des auditeurs lui dit : Il paraît, par votre récit, que vous savez bien courir à quatre pattes ? Oh ! très-bien, reprit-il ; mais jugez-en vous-mêmes. Et mon brahme de se mettre à courir dans cette posture, et l’assemblée de rire jusqu’aux convulsions.

Cela suffit, lui dit alors le président : ce que vous venez de raconter, et ce que nous venons de voir prouvent beaucoup en votre faveur ; mais, avant de rien décider, voyons les marques de folie de vos adversaires ; il fit en même temps signe à un des autres de parler, et celui-ci ne se fit pas attendre.

Si ce que vous venez d’entendre, dit-il, vous a paru fonder un juste droit en faveur de celui qui vient de parler, j’espère que ce que je vais rapporter établira mes droits bien au-dessus des siens, et fixera pour moi votre décision.

Un jour que je devais assister à un samaradahna (repas public) qu’on avait annoncé dans le voisinage, je m’étais fait raser la tête pour y paraître plus décemment. Je dis à ma femme de donner au barbier un sou pour son salaire ; mais mon étourdie lui donne une pièce de deux sous. Je redemande au barbier ma pièce ou l’excédent, il ne me veut rien rendre ; la dispute s’échauffe, et déjà les gros mots commençaient à se faire entendre, quand le barbier propose un accommodement : Vous réclamez un sou, me dit-il, eh ! bien, si vous voulez, pour ce sou je raserai la tête à votre femme. Bien dit, m’écriai-je ; le moyen est parfait pour terminer le différent sans injustice ni d’une part ni d’autre.

Ma femme était présente : en entendant ces paroles, elle vit bien ce qui lui allait arriver, et voulut s’enfuir ; mais je la saisis, et pendant que je la tenais assise par terre, le barbier lui rasa la tête. L’opération faite, elle courut vite se cacher, vomissant contre le barbier et contre moi un torrent d’injures. Mon homme décampa sur-le-champ ; mais en route il rencontre ma mère et lui raconte ce qui venait de se passer : celle-ci, d’accourir à l’instant pour vérifier ce fait, et lorsqu’elle vit que le barbier ne lui avait dit que la vérité, elle resta quelque temps confuse et interdite, et ne rompit le silence que pour m’accabler d’imprécations et de menaces.

Le barbier publia par-tout cette aventure, et les méchans ne manquèrent pas d’ajouter à son récit qu’ayant surpris ma femme en flagrant délit dans les bras d’un autre homme, je lui avais fait raser la tête en punition de sa faute. On accourut en foule de tous les côtés ; on amena même un âne pour y faire monter ma femme, et la promener en cet équipage dans le village, comme on a coutume de le faire pour les femmes qui ont manqué essentiellement à leur honneur.

Ce n’est pas tout, l’histoire parvint bientôt chez les parens de ma femme ; son père et sa mère accoururent pour savoir ce qui en était. Jugez du tapage qu’ils firent lorsqu’ils virent leur fille tête rase, et qu’ils connurent le sujet qui avait donné lieu à une pareille ignominie ; les injures et les malédictions pleuvaient sur moi, mais j’endurai tout avec patience : ils m’enlevèrent ma femme, et l’emmenèrent chez eux, en ayant grand soin de la faire partir de nuit, pour lui éviter la confusion d’être vue durant le jour dans l’état humiliant où elle se trouvait. Elle resta auprès d’eux quatre ans entiers sans qu’ils voulussent entendre parler d’accommodement ; cependant ils finirent par me la rendre.

Ce contre-temps m’avait fait manquer le samaradahna, auquel je m’étais préparé par trois jours de jeûne ; je fus bien fâché ensuite de n’avoir pu y assister, car j’appris qu’on y avait splendidement régalé tous les brahmes présens, et surtout que le beurre liquéfié y avait été servi avec profusion.

Peu de temps après, on publia un autre samaradahna, je ne manquai pas de m’y rendre ; mais j’y fus reçu au milieu des huées de plus de cinq cents brahmes présens, qui, s’étant saisis de ma personne, me dirent qu’ils ne me lâcheraient pas que je ne leur eusse déclaré qui était le complice de l’adultère de ma femme, afin qu’il put être puni selon toute la rigueur des règles de la caste.

Je protestai solennellement de son innocence, et je leur rapportai le vrai motif pour lequel je lui avais fait raser la tête. Leur surprise ne fit qu’augmenter en entendant mon récit, et tous ceux qui composaient l’assemblée se regardant les uns et les autres avec étonnement : A-t-on jamais vu, se dirent-ils, faire raser la tête à une femme mariée, si ce n’est en cas d’adultère ? Ou cet homme est un menteur, ou c’est un des plus grands fous qui existent sur la terre.

Vous penserez, j’espère, de même, et je me flatte que vous jugerez que ce trait de folie vaut bien au moins celui des toiles déchirées, dit-il en regardant d’un air moqueur celui qui avait parlé le premier.

L’assemblée décida que le trait de folie qui venait de lui être rapporté, méritait assurément d’être pris en considération dans la dispute dont il s’agissait ; mais qu’avant de déterminer finalement lequel des quatre plaideurs devait l’emporter, il fallait entendre les deux autres.

Le troisième brûlait d’envie de parler, il n’eut pas plus tôt obtenu la permission de le faire, qu’il commença ainsi :

Je m’appelais autrefois Anantaya, à présent on me donne par-tout le nom de Bétel-Anantaya : voici l’action qui m’a valu ce sobriquet.

Il y avait à peine un mois que ma femme, retenue jusqu’alors à la maison de son père à cause de sa jeunesse, était venue habiter avec moi ; une nuit, en nous couchant, je m’avisai de lui dire, je ne sais à quel propos, que les femmes étaient des babillardes ; elle me répondit qu’il y avait des hommes qui étaient plus babillards que les femmes. Je compris à son air que c’était à moi qu’elle faisait allusion ; et vivement piqué de cette réponse : Eh ! bien, lui dis-je, voyons lequel de nous deux parlera le dernier. Volontiers, répondit-elle ; mais que donnera à l’autre celui qui perdra la gageure ? Une feuille de bétel[3], repris-je ; et, le pari fait, nous nous couchâmes sans prononcer une seule parole.

Le lendemain matin, comme on ne nous voyait pas paraître à l’heure ordinaire du lever, après avoir attendu quelque temps, on nous appela plusieurs fois, mais point de réponse ; on cria beaucoup plus fort en heurtant violemment à la porte ; même silence de notre part. L’alarme se répand aussitôt dans la maison, on craint que nous ne soyons morts tous les deux subitement durant la nuit ; on appelle vite le charpentier qui s’approche avec ses outils, et enfonce notre porte. En entrant, on ne fut pas peu surpris de nous voir l’un et l’autre éveillés, assis et bien portans, mais privés tous les deux de la parole.

Ma mère, saisie de frayeur, commença à jeter les hauts cris. Tous les brahmes du village, hommes et femmes, accoururent au nombre de plus de cent pour savoir le sujet d’une pareille alarme ; tout le monde nous examina et chacun de raisonner à sa manière sur l’accident prétendu qui nous est survenu. Cependant le plus grand nombre était d’avis que notre état ne pouvait être que l’effet d’un sort jeté sur nous par quelque ennemi secret : en conséquence, on fait venir en toute diligence le plus fameux magicien du voisinage pour enlever le maléfice. Dès qu’il est arrivé, mon sorcier commence par nous tâter le pouls dans différentes parties du corps, et après mille grimaces dont le souvenir me fait encore rire toutes les fois que j’y pense, il déclare que notre état provient effectivement d’un sortilège dirigé contre nous ; il nommait même le diable dont, selon lui, nous étions possédés ma femme et moi. Ce démon, disait-il, était d’un naturel très-tenace, et ne lâchait pas prise facilement quand une fois il s’était emparé de quelqu’un, et il n’oublia pas d’ajouter qu’il en coûterait au moins cinq pagodes pour les dépenses des sacrifices nécessaires pour le chasser.

Un brahme de nos amis qui se trouvait là, soutint contre l’opinion générale, tant du magicien que des assistans, que notre état n’était qu’une maladie naturelle dont il avait vu de fréquens exemples, et s’offrit de nous guérir tous les deux sans qu’il en coûtât rien. Il se fit aussitôt apporter un petit lingot d’or qu’il mit dans un réchaud plein de charbons ardens, et quand il fut chaud à étinceler, il le prit avec des pincettes, et me l’appliqua d’abord sous la plante des pieds, ensuite au-dessus des genoux, aux deux coudes, sur l’estomac et sur le sommet de la tête. Je soutins ces horribles opérations sans témoigner le moindre signe de douleur, et sans proférer un seul mot, aimant mieux endurer toute sorte de peines, et la mort même s’il l’eût fallu, que de perdre mon pari.

Après m’avoir ainsi brûlé en pure perte : Essayons l’épreuve sur la femme, dit le médecin étonné, et un peu déconcerté de ma constance. En disant ces mots, il commença à lui appliquer sous les pieds le petit lingot d’or encore tout brûlant ; mais elle n’eut pas plus tôt senti les premières impressions du feu, qu’avec un mouvement convulsif : Appah ! s’écria-t-elle[4], en voilà assez ! et elle ajouta tout de suite, j’ai perdu la gageure ; puis se tournant vers moi : Tiens, me dit-elle, voilà une feuille de bétel. Je te l’avais bien dit, répliquai-je, que tu parlerais la première, et que tu justifierais par ta propre conduite ma proposition d’hier soir, que les femmes sont des babillardes.

Tout les assistans, surpris de ce qui se passait, n’entendaient rien à ce que nous disions, ma femme et moi ; je leur expliquai le pari que nous avions fait la veille en nous couchant.

Quand on eut entendu mon récit : Quoi ! s’écria-t-on, est-ce donc pour ne pas perdre une feuille de bétel, que tu as répandu l’alarme dans la maison et dans tout le village ? C’est pour si peu de chose que tu as eu la constance de te laisser brûler depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête ? A-t-on jamais vu pareil trait de folie ? Et depuis lors, on ne m’a plus nommé que Bétel-Anantaya.

L’assemblée, après avoir entendu cette histoire, fut d’avis que ce trait de folie lui donnait assurément de grandes prétentions au salut du soldat, mais qu’avant de porter un jugement définitif il fallait entendre le dernier des plaideurs.

La femme que j’avais épousée, dit celui-ci, était restée six ou sept ans à la maison de son père, à cause de sa grande jeunesse ; nous eûmes enfin le plaisir d’apprendre qu’elle avait atteint la puberté, et ses parens ne tardèrent pas à avertir les miens que leur fille pouvait désormais remplir les devoirs du mariage et habiter avec son mari.

Ma mère se trouvait malheureusement indisposée dans ce moment, et mon beau-père habitant à une distance de cinq à six lieues de notre demeure, elle ne fut pas en état d’entreprendre le voyage pour m’amener ma femme ; elle me permit donc de l’aller chercher moi-même, et me recommanda mille fois de me conduire convenablement, de ne rien faire, de ne rien dire qui pût trahir ma sottise : Te connaissant comme je le fais, me dit-elle en me congédiant, j’ai grand’-raison de me défier de toi. Je promis de me conduire avec sagesse, et je me mis en route.

Je fus très-bien accueilli par mon beau-père, qui donna, à mon occasion, un grand repas à tous les brahmes du village, et après un séjour de trois jours chez lui, il me permit de m’en retourner et d’emmener ma femme avec moi. Au moment du départ, il nous combla de ses bénédictions, nous souhaita une vie longue et heureuse, enrichie d’une nombreuse postérité, et quand nous nous séparâmes, il versa un torrent de larmes, comme s’il eût prévu le malheur qui allait bientôt arriver.

On était alors au solstice d’été, et le jour de notre départ, la chaleur était excessive. Nous avions à traverser une plaine sablonneuse de plus de deux lieues. Le sable, échauffé par l’ardeur du soleil, eut bientôt brûlé la plante des pieds de ma jeune femme, qui, élevée jusque alors trop délicatement à la maison de son père, n’était pas accoutumée à de si rudes épreuves ; elle se mit d’abord à pleurer, et bientôt ne pouvant plus avancer, elle se jeta par terre, et refusa de se relever, disant qu’elle était résolue à mourir là.

Je m’assis à côté d’elle ; j’étais dans un embarras cruel et ne savais quel parti prendre, lorsqu’un marchand vint à passer ; il conduisait cinquante bœufs chargés de diverses marchandises : je lui racontai le sujet de mes peines, et le priai de m’aider de ses conseils et de m’indiquer quelque moyen pour conserver la vie de ma femme. Il me répondit que, par cette chaleur il était également dangereux pour une jeune femme aussi délicate de rester ou de marcher ; que de toute façon la mort de ma femme était certaine, et que plutôt que de m’exposer à la douleur de la voir périr sous mes yeux, ou peut-être même à être soupçonné de l’avoir tuée, je ferais bien de la lui remettre ; qu’il la ferait monter sur un de ses meilleurs bœufs, l’emmènerait avec lui et en prendrait le plus grand soin ; qu’à la vérité je la perdrais, mais que, perte pour perte, il valait beaucoup mieux la perdre avec le mérite de lui avoir sauvé la vie, que de la perdre avec le soupçon de lui avoir donné la mort. Quant à ses joyaux, ajouta-t-il, ils peuvent valoir vingt pagodes, tenez, en voilà trente, et donnez-moi votre femme.

Les raisons de ce marchand me parurent très-plausibles ; je pris donc l’argent qu’il m’offrait et lui livrai ma femme. Il la fit monter sur un de ses meilleurs bœufs, et continua sa route en grande hâte ; je poursuivis aussi la mienne, et j’arrivai à la maison les pieds presque rôtis par la chaleur du sable sur lequel j’avais marché.

Où est donc ta femme ? s’écria ma mère déjà effrayée de me voir revenir tout seul. Je lui racontai au long tout ce qui s’était passé depuis mon départ de la maison ; je lui fis part de la manière honnête dont j’avais été reçu et congédié par mon beau-père ; je lui rapportai qu’ayant été surpris en route par la chaleur du midi, ma femme avait été sur le point d’être suffoquée par l’ardeur du soleil ; que dans cette extrémité, pour la préserver d’une mort certaine, et ne pas m’exposer au soupçon de l’avoir tuée, je l’avais livrée à un marchand qui passait ; en même temps je lui montrai les trente pagodes que j’avais reçues de lui.

Ma mère, entrant en fureur à ce récit, se mit à pousser contre moi des cris de rage : Malheureux ! insensé ! scélérat ! me dit-elle, tu as vendu ta femme ! tu l’as donnée à un autre ! une brahmmady est devenue la concubine d’un vil marchand ! eh ! que diront ses parens et les nôtres lorsqu’ils entendront le récit d’une pareille stupidité, d’un trait si humiliant de folie ?

Les parens de ma femme ne furent pas long-temps sans apprendre la triste aventure arrivée à leur pauvre fille, ils accoururent chez nous en furieux ; et ils m’auraient assurément assommé, ainsi que ma mère innocente, si nous ne nous fussions promptement évadés l’un et l’autre.

Ils portèrent l’affaire devant les chefs de la caste, qui tous, d’une voix unanime, me condamnèrent à payer une amende de deux cents pagodes comme une réparation d’honneur envers mon beau-père ; on m’aurait même exclu de la caste pour toujours, si ce n’eût été un reste de considération que tout le monde conservait pour la mémoire de feu mon père, homme universellement respecté. On fit en même temps défense de jamais donner d’autre femme à un fou tel que moi, sous peine, pour celui qui le ferait, d’être ignominieusement chassé de la caste, et je suis ainsi condamné à rester veuf toute ma vie.

Maintenant, dit le narrateur en finissant, j’espère que vous ne jugerez pas ma folie inférieure à celle des personnes qui ont parlé avant moi, ni mes prétentions déraisonnables si j’ose m’attribuer le salut du soldat.

Les quatre brahmes entendus, il restait à juger. Les arbitres décidèrent qu’après des preuves si convaincantes de folie, chacun d’eux pouvait prétendre avec justice à la supériorité : Ainsi, dirent-ils, chacun de vous a gagné son procès ; allez donc et continuez votre voyage en paix, s’il est possible.

Les plaideurs, satisfaits de cette décision, partirent à l’instant, criant chacun de leur côté : J’ai gagné ! j’ai gagné mon procès !

FIN DU CONTE TROISIÈME.
  1. Eu voir la description : Mœurs de l’Inde, t. I, p. 588.
  2. On a déjà remarqué que c’était le nom qu’on donnait aux villages des brahmes.
  3. Les Indiens mâchent continuellement du bétel : on a trente ou quarante feuilles de cette plante pour la valeur d’un liard.
  4. Sorte d’exclamation fort commune.