Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Conte 2
CONTE SECOND.
Le berger et le Brahme Pourohita.
Un berger faisait paître ses moutons. Le soleil qui s’avançait sur l’horizon, ayant commencé à faire sentir l’ardeur de ses rayons, il se retira avec son troupeau à l’ombre d’un arbre touffu qui se trouvait auprès du grand chemin.
Pendant qu’il se reposait sous cet arbre, un brahme pourohita vint à passer par cette route, et comme c’était l’heure du jour où la chaleur était la plus violente, il s’approcha de l’arbre à l’ombre duquel le berger se reposait avec son troupeau, pour s’y reposer aussi ; à son approche, le berger se leva par respect, s’approcha de lui, fit très-humblement le namascara[1] en prononçant les mots d’usage sarané-aya (salut respectueux, seigneur) ! à quoi le brahme répondit par le mot gracieux assirvahdam (bénédiction) !
Après lui avoir rendu ces premiers devoirs de respect, le berger lui adressant la parole : Où va donc votre excellence ? lui demanda-t-il ; il faut que vous ayez des affaires bien pressantes pour vous mettre en route par une chaleur si violente ?
Si je prends tant de peine, répondit le brahme, c’est parce que j’y trouve mon profit : dans un des villages voisins, on doit faire avec pompe l’inauguration d’une nouvelle statue de pierre ; le moment favorable pour la consacrer sera aujourd’hui à quatre nahly et demi après le troisième djahva[2] (environ cinq heures du soir) : c’est moi qui suis le pourohita désigné pour animer cette statue et y faire descendre la divinité par la vertu des mantrams. Je vais donc pour m’acquitter de mon emploi, parce que je sais que je serai bien récompensé. Si de ton côté tu voulais donner quelque chose pour contribuer à cette bonne œuvre, les nouveaux Dieux que je vais fixer dans la statue se souviendraient de toi et t’accorderaient leur protection.
Vous allez, seigneur, animer une statue de pierre et y faire descendre la divinité ! reprit le berger avec un air de surprise. Je ne suis qu’un pauvre ignorant de pâtre : je savais bien que le pouvoir des brahmes s’étendait fort loin ; mais j’ai ignoré jusqu’à présent qu’il allât jusqu’au point d’animer une pierre et de lui donner la vie. Puisque vous possédez un tel pouvoir, je ne suis plus surpris à présent qu’on vous applique les noms sublimes de Dieux brahmes, Dieux de la terre ! Maintenant que je suis mieux instruit qu’auparavant de votre puissance surnaturelle, permettez-moi, seigneur pourohita, de profiter d’une occasion si favorable, pour solliciter une grâce auprès de votre excellence.
Il y a environ un mois qu’une maladie contagieuse a attaqué mes moutons, j’en ai déjà perdu près de la moitié, et je suis menacé de perdre bientôt le reste. La nuit passée, deux des plus beaux sont encore morts subitement ; la grâce que je vous demande, c’est, non pas de ressusciter ceux qui sont déjà morts, quoique j’imagine bien que cela ne serait pas au-dessus de votre pouvoir, mais seulement de retenir la vie dans ceux qui vivent encore, en les empêchant de mourir ainsi à contre-temps.
La faveur que je sollicite ne me paraît pas déraisonnable ni au-dessus de vos forces ; car, puisque vous possédez le pouvoir d’animer une statue de pierre qui n’a jamais eu ni mouvement ni vie, il doit vous être infiniment plus aisé de conserver l’un et l’autre dans des animaux déjà vivans.
Si votre excellence daigne me rendre un pareil service en arrêtant la mortalité de mon troupeau, je vous promets de mon côté de vous témoigner ma reconnaissance en vous faisant hommage, durant l’espace d’un an, de tout le lait qui sortira des mamelles de mes brebis.
L’astrologue, tout confus et interdit du langage du berger, et ne trouvant ni réponse ni défaite à ce que ce dernier venait de lui proposer, se leva de sa place, et jetant sur lui des regards de colère : Chien de soudra ! stupide pâtre ! lui dit-il en le quittant, il convient bien à un ignoble ignorant de ton espèce d’en agir ainsi familièrement avec une personne de mon rang en lui proposant des questions aussi impertinentes et aussi absurdes ; et après l’avoir accablé d’un torrent d’injures grossières que le pauvre berger entendit avec patience et résignation, il continua sa route.