Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Aventures du Taureau Sandjivaca

Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 30-39).

AVENTURES DU TAUREAU SANDJIVACA.

Séparateur

Le Taureau Sandjivaca, le Lion, et les deux Renards Carataca et Damanaca.

Un marchand nommé Dana-Nahica, de la ville de Canta-Vaty-Patna, avait entrepris un long voyage pour se procurer des marchandises rares et de grand prix. Il conduisait avec lui un grand nombre de bœufs destinés à transporter les objets de son commerce. Comme il traversait une forêt, un de ses meilleurs bœufs appelé Sandjivaca, ayant fait un feux pas, se prit le pied entre deux grosses pierres, et dans les efforts qu’il fit pour se dégager, il se démit la jambe. Le marchand, ne trouvant aucun remède à ce mal, aima mieux faire le sacrifice de ce bœuf, que de retarder son voyage, il l’abandonna donc au milieu de cette forêt et continua sa route.

Le taureau Sandjivaca, ainsi délaissé, languit long-temps ; cependant l’herbe fraîche et l’eau claire qu’il trouvait dans la forêt le rétablirent peu-à-peu ; à la fin il devint gros et gras, et ne se ressentit plus de l’accident qui avait causé son abandon dans cette solitude.

Dans le voisinage habitait un lion ; c’était le souverain de la forêt, et il y exerçait un empire absolu sur tous les autres animaux qui y avaient établi leur demeure. Ce lion avait eu pour ministres deux renards. Carataca et Damanaca (c’était le nom de ces deux ministres) s’étant, dans une certaine occasion, conduits d’une manière peu respectueuse avec leur maître, celui-ci les avait chassés ignominieusement de sa cour, avec défense de se présenter à l’avenir en sa présence.

C’était le temps que ces deux ministres disgraciés vivaient dans la retraite. Un jour le roi lion, altéré par l’ardeur d’un soleil brûlant, vint au bord du fleuve Youmna pour s’y désaltérer ; il avait étanché sa soif et allait reprendre la route de son palais, tout d’un coup il entend une voix effroyable (c’était le mugissement de Sandjivaca). D’où venait cette voix qui le frappait pour la première fois ? Quel était l’animal capable de produire un bruit si épouvantable ? Ce devait être sans doute un animal bien fort et bien puissant. Si c’était un rival qui vînt lui disputer le domaine de la forêt ? Ces pensées le remplirent de trouble et d’effroi. Dévoré d’inquiétudes, ne sachant quelles mesures prendre pour détourner les dangers dont il se croyait menacé ou comment en triompher, il lui vint en pensée de se réconcilier avec ses deux ministres ; il espérait qu’ils pourraient l’aider de leurs conseils. Enfin il s’arrêta à ce dernier parti, et sans perdre de temps il leur députa un message et les invita à venir auprès de lui.

Carataca et Damanaca délibèrent s’ils se rendront à l’invitation du Roi Lion.

Lorsque Carataca et Damanaca eurent reçu le message du roi, et qu’ils connurent le motif qui donnait lieu à leur rappel, ils ne voulurent pas se rendre à cette invitation, avant d’avoir fait les plus mûres réflexions sur les suites d’une pareille démarche. « Le roi, se dirent-ils l’un à l’autre, nous rappelle maintenant auprès de lui, parce qu’il se trouve dans le plus cruel embarras et qu’il éprouve les plus vives alarmes sur sa sûreté personnelle. Avant de prendre un parti, ajouta Damanaca, examinons si ce que nous nous proposons de faire doit tourner à notre avantage ou à notre ruine, et ne nous décidons pas sans avoir bien pesé toutes les chances.

Tu as raison, reprit Carataca ; on ne doit jamais agir sans réflexion, autrement on s’expose aux mêmes dangers que le singe dont je vais te raconter l’histoire. »

Le Singe écrasé dans la fente d’une Poutre.

Un marchand nommé Goupta faisait construire un temple sur le bord de la rivière Séraba. Pendant qu’on travaillait à la construction de l’édifice, un jour les charpentiers, occupés à fendre une des plus grosses poutres, se retirèrent avant d’avoir pu mettre à fin leur ouvrage, et la poutre, fendue à moitié, fut laissée à l’endroit où elle était fixée ; on avait eu seulement l’attention de mettre au milieu des deux parties de la poutre une cheville, destinée à les tenir séparées. Les ouvriers retirés, arrive un grand nombre de singes qui se rendaient dans cette place pour y chercher leur vie et s’y livrer à leurs jeux et leurs gambades. L’un d’entre eux s’élance follement sur la poutre à demi fendue, et s’amuse à courir dessus d’un bout à l’autre. Mais, en sautant, l’étourdi s’appuie sur la cheville qui tenait écartés les deux côtés de la poutre ; la cheville se détache, tombe, et la poutre se refermant, le pauvre singe, pris par le milieu du dos, périt écrasé.

L’exemple de ton singe m’a bien convaincu des dangers de l’irréflexion, repartit à son tour Damanaca ; mais si tu veux connaître aussi ceux auxquels on s’expose en disant la vérité aux rois et en se vouant à leur service, écoute :

Le Pénitent immolé par un Roi.

Dans la ville d’Oudjyny, le roi Darma-Dabla, ayant fait creuser un vaste étang, attendait avec impatience le temps où, rempli d’eau, il pourrait servir aux usages auxquels il était destiné ; mais il attendait vainement, parce qu’une ouverture insensible, qui communiquait à un gouffre souterrain, s’était formée au milieu de l’étang, et toute l’eau qui arrivait s’engloutissant dans ce gouffre, l’étang restait à sec. Le prince, qui l’avait fait creuser à grands frais, voyait avec peine toutes les dépenses qu’il avait faites rendues inutiles. Un mouny (ou pénitent), qui vivait dans le voisinage, apprit l’embarras du roi et la cause de sa douleur. Il se présente devant lui, et l’informe que son étang ne reste dans cet état de sécheresse que par la force d’un enchantement jeté par des personnes jalouses ; il ajoute que pour voir le charme cesser et l’étang se remplir d’eau, il n’y avait pas d’autre moyen que d’immoler un rajah-poutre, ou, à son défaut, un mouny. Le roi, charmé de l’avertissement du pénitent, voulut sans délai suivre son avis, et ne trouvant pas à sa portée d’autre personne à immoler pour la destruction de l’enchantement, il fait prendre le mouny même qui lui avait donné le conseil, le sacrifie sur le bord de l’étang et fait jeter son cadavre au milieu. Le corps du mouny tomba par hasard sur le trou par lequel l’eau s’engloutissait dans le gouffre souterrain et le boucha si exactement, que l’eau ne pouvant plus s’échapper, l’étang se remplit bientôt, et ses eaux produisirent la fertilité et l’abondance dans tout le voisinage.

Damanaca venait de finir son récit. Carataca, qui lui avait prêté une oreille attentive, réfléchit quelques momens, puis rompant le silence : Quelque défiance que doivent nous inspirer les exemples et les raisonnemens que nous venons de rappeler, je pense qu’il est de notre intérêt de retourner auprès du roi lion. En effet, depuis que nous ne sommes plus à son service, objets des dédains publics, nous menons ici une vie obscure et misérable. Mais nous ne serons pas plutôt rentrés en grâce auprès de lui, que nous verrons chacun s’empresser de nous rendre les plus grands honneurs ; et sans parler de l’éclat et des dignités dans lesquels nous vivrons nous-mêmes, nous serons encore à portée de rendre service à nos parens et à nos amis, de faire des largesses aux indigens, de secourir ceux qui vivent dans l’oppression, et de pratiquer toutes sortes de bonnes œuvres. Ne voyons-nous pas chaque jour un chien, pour quelque vile nourriture, courir de côté et d’autre, caressant son maître en agitant sa queue, et revenir satisfait du peu qu’on lui a donné ; un éléphant, oubliant sa fierté naturelle, se familiariser avec l’homme et se soumettre à lui par le même motif : pourquoi, dans la situation pénible où nous nous trouvons, hésiterions-nous à retourner auprès du roi et à rentrer à son service ?

À ces réflexions de Carataca, Damanaca répondit, par cette ancienne maxime :

Sloca.

« Le vol, l’art de dompter les chevaux, les richesses accumulées, la colère, la magie et le service des rois, ont presque toujours des suites funestes. »

Ainsi, ajouta-t-il, toutes réflexions faites, je ne veux pas retourner à la cour du lion. Si tu veux accepter son service, tu peux y aller seul ; mais pour moi je ne t’y accompagnerai pas.

Tu as tort, reprit Carataca, dans une affaire aussi importante que celle-ci, nous devons marcher de concert si nous voulons réussir ; sans quoi, nous courons à notre ruine ; et si nous séparons nos intérêts, nous éprouverons le sort de l’oiseau à deux becs.

L’Oiseau à deux becs.

Dans un désert vivait un oiseau à deux becs, lequel s’étant un jour perché sur un manguier, se rassasiait de ses fruits délicieux. Tandis qu’avec un de ses becs il les cueillait et les avalait, l’autre bec, jaloux, se plaignit à lui de ce qu’il ne cessait pas de manger, et ne lui laissait pas le temps de cueillir aussi des fruits et de les avaler à son tour. Le bec qui travaillait dit à celui qui était oisif : Pourquoi te plains-tu ? et qu’importe que ce soit toi ou moi qui avalions les fruits, puisque nous n’avons tous les deux qu’un même estomac et qu’un même ventre ? Le bec oisif, outré de dépit de ce que l’autre bec, qui ne cessait de manger, ne voulait pas lui donner le temps d’avaler des fruits à son tour, résolut de se venger aussitôt de ce refus. Il crut ne pouvoir mieux y réussir qu’en avalant un grain de l’arbrisseau yteja, poison des plus subtils qui se trouvait à sa portée. Il l’avala et l’oiseau mourut à l’instant.

Ce fut la désunion des deux becs qui causa leur ruine : par-tout où règne la division on n’a que des maux à attendre.

D’ailleurs ne connais-tu pas cet ancien proverbe :

« On ne doit jamais aller seul en voyage, ni se présenter sans soutien devant les rois ? » Veux-tu de nouveaux exemples qui te montrent les avantages qu’on trouve à se soutenir mutuellement et à se rendre des services réciproques dans les différentes circonstances de la vie ? Écoute avec attention.