Le Panier d’argenterie/19
XIX
La nature paraît souffrir, il fait très lourd,
Elle meurt et n’en a même plus pour un jour,
Le soleil s’est ouvert les veines dans l’espace,
Le ciel en est rougi, puis le soleil trépasse,
Plus rien.
Si ma pensée existe encore, si
Je puis m’insurger d’être encore à ta merci,
Si je puis m’absenter quelque peu de toi-même,
Je tenterai d’écrire un moderne poème
Qui ne soit plus d’amour, qui ne soit plus un chant
De détresse ou de joie, un chant doux et touchant,
J’ai fatigué mon âme à ce métier, mon âme
Que je blâme aujourd’hui d’être comme une femme,
Ne donnant que des pleurs pour explication
Et ne sachant souffrir avec discrétion.
Oui, je viens chercher mon sujet dans le mystère
Des choses, étendu de mon long sur la terre,
Regardant la forêt nocturne, beau décor
Où j’ai des souvenirs dont je palpite encor.
..................
J’ai la mémoire des parfums, de la musique
Et des couleurs. Pour évoquer les jours défunts,
Coupez des fleurs, j’ai la mémoire des parfums.
J’ai la mémoire aussi de la musique,
Certain rythme magique
Éveille le Passé dans mon cœur nostalgique ;
Coupez des fleurs, faites de la musique.
J’ai la mémoire des couleurs
Assez pour rappeler quelqu’un ou quelque chose ;
Je me souviens que par un crépuscule rose
Ma maîtresse riait et que j’étais en pleurs,
J’ai la mémoire des couleurs…
Ce soir une fleur en maraude
Autour de moi soupire et rôde
Et je me souviens d’autrefois
Quand mon adolescence
Pleine d’effervescence
S’en allait par les bois.
En ce temps-là les soirs d’été dans la campagne,
Les soirs tombants,
Les couchers de soleil flambants
Me grisaient autant que les yeux de ma compagne,
En ce temps-là
J’étais en fête
Je ne comprenais pas les trois mots du poète :
« Ceci tuera cela. »
..................
Silence étincelant. Voici donc l’heure blanche
De la lune qui va passant de branche en branche.
À celui qui m’appelle en pleurant, je dirai :
Laissez toute espérance !
Mon cœur est tellement seul et désespéré
Qu’il ne pourrait ce soir calmer votre souffrance.
Alors chacun son tour, je console aujourd’hui.
Moi qui comptais t’avoir, courtisane embaumée,
Toute la nuit,
Heureuse et fleurie et pâmée,
Pour te dire mon rêve en étouffant mes pleurs,
Car je viens de passer par de grandes douleurs !…
Mais tu souffres toi-même et tes larmes sont douces,
Tu les sèmes sur les feuilles et sur les mousses.
Je sais tout ce que je te dois,
Et je me souviens d’autrefois,
Tu m’écoutais, ton cher silence
Savait calmer ma violence,
Cela s’est répété souvent.
N’as-tu pas emporté mes plaintes dans le vent ?
N’as-tu pas au moment du tiède crépuscule,
Quand le soleil se fond, se disperse et recule,
Avec ta gloire intervenant,
Charmé mon cœur meurtri tout en l’illuminant ?
Je suis reconnaissant à la sereine lune
D’avoir impressionné ma maîtresse brune
Certaine nuit, vrai songe d’une nuit d’été,
Ses baisers eurent des accents de vérité
Grâce à son affolante clarté.
..................
Ah ! consoler quelqu’un dès qu’on souffre soi-même,
Qu’on souffre saintement par tout ce que l’on aime,
Cela vous donne de la force, ainsi merci,
Puisqu’en te consolant je me console aussi.
Les fleurs comme étouffées
Dédaignent d’écouter les fées,
C’est qu’un orage approche par là-bas.
Chante donc, les fleurs ne m’écoutent pas.
J’aime aussi les fleurs, ma maîtresse
Est meilleure quand je lui tresse
Une gerbe de belles fleurs.
Pourtant elle n’est pas des leurs,
Son âme sans parfum est une âme ordinaire,
C’est une fleur imaginaire.
Chez elle jamais de retour,
De la raison et point d’amour,
Un orage sans accalmie ;
Elle est moins amante qu’amie,
Moi qui veux être constamment
Non son ami, mais son amant…
Aussi mon chagrin est immense,
Elle a vécu quand je commence !
Tu te plains, peux-tu pas pourtant
Dominer ta peine un instant
À mon profit et me distraire ?
Tu pleures, tu te plains, quand j’attends le contraire…
Chante-nous quelque chose alors.
De la musique, des accords
De violons, que je me grise
De la musique de la brise.
............
La lune est triste aussi, nos chagrins sont égaux,
Parlons-lui tous les deux, recommande aux échos
D’accompagner nos vers pour qu’ils soient musicaux…
Ô Lune, es-tu pas éplorée
D’avoir été tant adorée
Par de grands peuples disparus ?
Belle idole toute dorée,
Leur départ t’a désespérée,
Car tu ne les reverras plus !
Sers-toi de ta force, déesse,
Pour avoir le cœur en liesse !
Moi, si j’étais divinité,
J’aurais l’éternelle jeunesse,
Je n’aimerais pas ma maîtresse
Durant toute l’éternité.
Roule, roule à travers les mondes,
Et le long des routes profondes,
Dans ces effroyables lointains,
Que ce spectacle te confonde !
Puisque leur clarté nous inonde,
Et que ces mondes sont éteints.
Ô Terre, terre, fais comme elle,
N’est-elle pas ta sœur jumelle ?…
Distrais-toi donc, écoute, entends
Les métamorphoses du temps…
Tu crois, ah ! tu crois trop, tu crois à trop de choses ! —
Tu crois que la Nature en ses métamorphoses
Est heureuse de vivre, et que le renouveau
Des saisons rajeunit mon corps et mon cerveau ;
Pauvre naïf ! tu crois que je personnifie
Ici le grand jardin de lumière et de vie
Dans lequel, invisible à chacun, le bon Dieu
Circule librement et se repose un peu.
Toi, tu mourras demain ; moi, je reste immortelle,
Je traîne mon angoisse et j’y suis si fidèle
Que je pleure des mois entiers à chaque hiver,
Et que le lendemain mon cœur redevient vert
Pour se faner ensuite aux râles de l’automne,
Puis à l’hiver encor, supplice monotone.
Hélas !
Nous sommes las autant l’un que l’autre, fort las.
Ne t’imagine donc pas, cher poète,
Que je suis
L’Oasis,
Rien de plus, la Belle et la Bête
Qui n’ont que du vent dans la tête,
Que je marche inconsciemment
Vagabonde
Depuis le commencement
Du monde.
Le pourrais-je ? Je suis le flux et le reflux,
Le mouvement perpétuel de droite à gauche,
En arrière, en avant, dessous comme dessus.
Tu ne vieilliras pas, toi, la mort te fauche,
Et les morts ne vieillissent plus.
Moi, je suis vieille, moi, j’ai des milliers d’années,
On referait le monde avec mes fleurs fanées.
..................
J’ai raison. Tes raisons je ne les comprends pas.
Tes printemps, tes hivers, sont prévus, tes combats,
Tes ivresses et tes sanglots sont méthodiques,
Ton passé, ton présent, ton futur identiques.
Ma vie à moi est un roman
Varié chaque jour jusqu’à son dénoûment…
Qui sait ce qui m’attend tout à l’heure ? avant même ?
Ta vie est une loi, ma vie est un poème…
..................
L’âme de la forêt frissonne à travers moi.
La voilà tout en émoi…
Il commence le prodige :
La fleur qui s’inclinait se hausse sur sa tige
Comme pour mieux t’entendre et puis s’épanouit.
Parle-lui, parle-nous, nul ne dort cette nuit.
Pourquoi vous raconter ma peine
Puisque vous avez traversé
Des souffrances comme la mienne ?
Mon Présent, c’est votre Passé.
Si je soupire et si je pleure,
En vous expliquant mon ennui,
Vous soupirerez tout à l’heure
Et vous pleurerez cette nuit.
Pourquoi vous raconter ma peine ?
Je craindrais trop en le faisant
D’ouvrir une tombe ancienne,
Où le mort n’est qu’agonisant.
La mémoire est fidèle et sûre
Et le cœur n’est jamais rouillé,
Suffit-il pas d’une mesure
Pour retrouver l’air oublié ?
Pourquoi vous raconter ma peine
Puisque vous avez traversé
Des souffrances comme la mienne ?
Mon Présent, c’est votre Passé.
Ô Poète, ton âme est une harpe fine
Qui vaut celles du paradis.
Sois heureux et sois fort, que ton cœur s’illumine.
Déjà tu n’en peux plus et tes bras engourdis
Laissent tomber leur part de la souffrance humaine.
Dis-nous des vers écrits sans chagrin et sans haine.
Nous n’avions pas des âmes sœurs,
Elle me hait et me malmène ;
Je ne suis pas mort, mais je meurs
En cette triste tombe humaine.
S’il ne s’agit que de souffrir,
Qu’importe ! j’en ai l’habitude,
Mais si vraiment je dois mourir,
Que je meure avec promptitude.
À ce moment, faites, mon Dieu,
Qu’elle ait du regret, que je voie
Ses yeux secs se mouiller un peu,
Et je m’en irai dans la joie.
Pour me combler entièrement,
Dites-moi, contre toute attente,
Qu’elle aime son nouvel amant
D’une amour paisible et constante.
Alors, loin de m’en alarmer,
Je dirai, tout fier de l’apprendre :
Elle était capable d’aimer,
C’est moi qui n’ai pas su m’y prendre.
Ah ! comme tu l’aimais.
Quand on souffre de cette sorte,
Jamais on ne guérit, jamais…
Je voudrais être mort.
Je voudrais être morte.