Arthème Fayard et Cie (p. 18-31).

CHAPITRE II

L’éclosion d’un principe

Il peut paraître singulier qu’à une époque où le principe des nationalités tend, malgré sa fragilité, à guider les groupements politiques du monde, nous venions parler d’un autre principe même s’il n’exclut pas le premier, mais s’y juxtapose ou l’englobe et se traduit par une politique spéciale.

Pourtant, ce principe que nous appellerons le principe des races, perce déjà dans la politique de certains États d’une façon assez claire pour mériter, exiger même qu’on s’y arrête et qu’on y pense. Aussi bien ne s’agit-il nullement ici de spéculation académique, mais d’un effort de compréhension, première condition pour atteindre pratiquement le but auquel tout homme digne de ce nom doit tendre : le maintien de la paix dans le monde. Il n’est malheureusement que trop certain que la situation créée par les intérêts qui s’opposent entre peuples riverains de l’Océan Pacifique peut dégénérer en conflit armé. Tout ce qui peut écarter ou seulement retarder pareille éventualité : l’adoption ou l’étude d’un principe nouveau, une notion nouvelle répandue parmi les peuples, — tout cela doit être retenu.

Or, en dépit de la propagation du nationalisme, nous verrons qu’une idée nouvelle tend à s’affirmer de plus en plus dans de vastes régions devant les progrès matériels réalisés par les hommes de couleur, en l’espèce les jaunes[1].

Ces progrès sont à la fois la cause d’une pénétration réciproque des civilisations de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique et d’une crise inévitable entre elles. Tant que les groupements des peuples ont vécu isolés et que leurs civilisations sont restées distinctes, des crises partielles seulement étaient à craindre ; dès l’instant où le développement des moyens de communication, la vulgarisation des sciences et des arts, l’adoption des mêmes doctrines philosophiques et sociales se généralisent, une crise plus étendue est à redouter. Un sort fatal veut que plus les hommes se mêlent, moins ils s’entendent et se supportent.

L’éloignement et l’ignorance, écrit Ferrero, enveloppaient les différents groupes humains comme des zones d’indifférence imperméables à la haine et à l’amour. Il n’en fut plus ainsi quand les branches dispersées de la famille humaine pénétrèrent les unes dans les autres. Elles s’aperçurent alors qu’elles étaient différentes, et ces différences les attirèrent mutuellement en même temps qu’elles leur inspirèrent une répugnance réciproque[2].

Le prestige de la civilisation qui inventa l’ensemble de connaissances dont nous venons de parler, qui fut seule pendant un temps à le posséder et à en user, s’émousse à mesure que d’autres civilisations s’y adaptent ; toute tutelle de l’une sur les autres, tout privilège deviennent insupportables. Or cette civilisation est celle des blancs : Européens et Américains. Aux yeux des jaunes, les caractéristiques européennes et américaines n’existent pas ; un seul et même type, le type blanc, ressort, et c’est contre lui, en tant que représentant d’une même civilisation, que les jaunes se comptent.

Nous ne ferons pas le procès des méthodes d’enseignement ou d’importation des idées et des inventions des blancs chez les jaunes ; nous ne dresserons pas de réquisitoire contre ce que l’on appelle, non sans dépit quelquefois, l’émancipation des peuples asiatiques. Le regret ou l’indignation même que d’aucuns manifestent à propos de l’instruction libéralement donnée à ceux-ci, nous a toujours paru pour le moins quelque chose d’extrêmement facile et par conséquent de peu de valeur. Sans doute, un choix judicieux des méthodes à employer serait à recommander, mais, au bout du compte, le résultat, un jour ou l’autre, doit être le même, quel que soit le choix auquel on s’arrête. Si l’on admet que la pénétration des civilisations est devenue dorénavant inévitable et qu’elle a commencé, il faut admettre en même temps que les heurts le sont également et se placer, comme nous le faisons ici, devant la réalité nouvelle, décidé à l’étudier sans vaines récriminations. N’est-il pas plus humain au sens le plus large et aussi le plus noble du mot, d’accepter les conséquences quelques qu’elles puissent être d’une instruction que l’on croit utile aux hommes, que d’en calculer le pour et le contre, en vue d’intérêts égoïstes et immédiats. C’est dans le recul du temps que les nations comme les individus se jugent à leur juste valeur ; et des premières comme des seconds, les actes généreux brillent d’un pur éclat dans la mémoire des hommes.

Pour comprendre l’éclosion du principe qui tend à commander la politique future du Pacifique, il faut essayer de déterminer les caractères de la crise qui s’est ouverte entre les civilisations en présence.

La puissance de diffusion de la civilisation européenne demeura longtemps sans conteste prépondérante ; cette civilisation qui accompagnait l’hégémonie de l’Europe se répandait de peuple à peuple sans rencontrer de concurrence. Mais, tout à coup, une civilisation américaine, pauvre en spiritualité, mais riche en productions mécaniques, montra une faculté de diffusion peut-être supérieure et en tout cas au moins égale à la première. Civilisation des masses, alors que l’autre était surtout celle des élites, elle attirait les masses de tous les pays. D’autre part, la civilisation néo-asiatique du Japon, faite d’un compromis de traditions ancestrales et des civilisations d’Europe et d’Amérique, montra elle aussi, principalement en Asie, une grande force d’expansion.

Des influences diverses et réciproques s’en suivaient ; mais rien n’est moins aisé que la pénétration harmonieuse des civilisations.

Au début du xxe siècle, une crise s’ouvrit dans le Pacifique qui portait sur la civilisation matérielle et sur la civilisation morale.

Nous commencerons par la civilisation matérielle.

La crise qu’elle traversait, résultait d’abord de la répartition inégale des hommes entre les pays intéressés : trop de monde au Japon, insuffisamment en Amérique et en Australie, du moins pour l’exploitation de tout le territoire. Un mouvement d’émigration commence alors à se dessiner du Japon vers les États-Unis qui, dès 1898, manifestent une certaine méfiance. Après la victoire du Japon sur la Russie, cette méfiance s’accentue et des mesures rigoureuses sont prises par les États de l’Ouest pour atténuer le mouvement en le décourageant. Ces mesures se succèdent de plus en plus restrictives, puis vexatoires, pour aboutir en peu d’années à l’Immigration Act de 1924 qui refuse pratiquement aux Japonais le droit à la résidence aux États-Unis, en le refusant à tout étranger incapable d’avoir accès à la naturalisation, comme par exemple les Asiatiques.

Toutefois l’émigration japonaise ne créait pas seule la crise de la civilisation matérielle dans le bassin du Pacifique. Des Chinois, des Indiens, qui étaient passés autrefois dans les deux Amériques, y suscitaient de plus en plus de conflits agricoles et ouvriers, les premiers plus nombreux et plus graves que les seconds, la population rurale dépassant de beaucoup la population urbaine. (Les noirs importés jadis comme esclaves constituent un problème à part dont nous parlerons plus loin.) Ces conflits provenaient de l’inégale distribution de la richesse entre les États qui recevaient les émigrés. Pareille inégalité — autre cause de la crise que nous étudions — entraînant des différences de prix et de salaires d’un État à l’autre. Dans chaque État les ouvriers réclamaient la protection du travail national et cherchaient à faire restreindre l’immigration par des lois. Faut-il tant s’étonner qu’en présence de ce qui se passait dans l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, les États-Unis, les derniers éprouvés, en soient arrivés aux mesures antijaponaises de 1924 ?

Quoi qu’il en soit, du fait de l’immigration facilitée par la multiplicité des moyens de communication, du fait également de l’usage de plus en plus répandu des machines, de la disparition des anciens métiers et de la création d’industries nouvelles, des civilisations séparées par les océans s’étaient brusquement rapprochées, ce qui avait précipité leurs progrès, mais fait d’elles en même temps des concurrentes sur le terrain de l’économie et du bien-être.

Une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science, écrit M. Paul Valéry, devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète, excitant de la richesse, appareil d’exploitation du capital planétaire, — cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation, devient une valeur d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une denrée, qui est désirable non plus par quelques amateurs très distingués, mais par Tout le Monde… Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre ou de la paix, laquelle se fondait la prédominance européenne, tend à disparaître graduellement[3].

De l’émulation ou, plus exactement, de l’animosité créée par la concurrence des civilisations, à l’hostilité née du préjugé de race, il n’y avait pas loin ; des hommes de civilisations différentes, qui recherchaient les mêmes avantages matériels, un confort égal, se dressaient vite les uns contre les autres comme représentants de deux races : celle de couleur faisant effort pour atteindre au bien-être de la blanche ; celle-ci l’en empêchant en restreignant ses possibilités d’infiltration et de permanence.

Dans le domaine moral, l’opposition était pire encore et la crise y atteignait toute son acuité. Les civilisations en présence s’opposaient dans leurs principes mêmes autant que dans les conditions de leur développement.

De même que les progrès matériels tendent à se propager uniformément par le monde, une sorte de civilisation universelle se forme avec des institutions internationales comme les postes, le système métrique, la protection de la propriété industrielle, la répression de la traite, la Cour d’arbitrage de La Haye, etc. L’étude des langues vivantes se répand dans tous les pays. Les mêmes mouvements philosophiques se produisent en Europe et en Amérique, se font sentir jusqu’en Extrême-Orient. Cependant les principes fondamentaux des civilisations intéressées dans le Pacifique s’opposaient à ce point les uns aux autres, que la poursuite d’un même but : le relèvement de la condition morale des masses dans une sorte d’unification morale, aggravait la crise au lieu de l’atténuer, chaque pays tenant pour la plus humaine, la civilisation dont les principes pour lui étaient le plus favorables, sans tenir compte des conditions du voisin. Au reste, certaines institutions conviennent mieux à certains stades de civilisation qu’à d’autres, parce qu’elles traduisent les besoins d’un peuple à une époque déterminée. Il est toujours risqué pour un peuple d’adopter sans transition les institutions ou les idées d’un autre peuple plus avancé que lui. Le moins qu’il puisse lui en coûter est un déséquilibre intérieur plus ou moins profond et plus ou moins long.

Bref, plus les rapports s’établissaient entre Américains et Asiatiques, plus les premiers prenaient ombrage des aspirations des seconds, considérés comme de race inférieure.

Pourtant la crise des civilisations était moins le résultat de leur inaptitude à s’influencer, à se concilier, que justement le résultat d’un contact trop rapide. La diffusion d’une culture supérieure exerce à la longue sur les masses une action salutaire, éclaire les esprits comme les progrès matériels développent la richesse générale et répandent le bien-être dans les classes déshéritées. Mais l’individualisme s’imposait tout à coup à des sociétés communautaires, patriarcales ; la démocratie à des peuples qui n’avaient jamais connu que l’impérialisme et le pouvoir absolu ; la science exacte à la routine et aux superstitions séculaires.

Au lieu de ces brusques changements que ne suivait pas, que ne pouvait pas suivre une aussi prompte adaptation, c’est lentement, méthodiquement, que, de toute évidence, les vieilles traditions auraient dû être modifiées, si l’on eût voulu éviter la crise. On ne sut pas s’en garer. À vrai dire, le pouvait-on ?…

Toujours est-il que la crise de la civilisation matérielle et de la civilisation morale est ouverte dans le Pacifique, qui semble, à certains, devoir fatalement dégénérer en crise politique par le processus que nous allons indiquer.

Les événements politiques ne sont pas toujours le simple résultat des circonstances, de la rivalité ou de l’entente des gouvernements, ils peuvent être la conséquence de l’évolution même de la civilisation.

La guerre du Japon contre la Chine et sa victoire, à la fin du siècle dernier, furent la conséquence de l’évolution de sa civilisation matérielle dans le sens européen ; sa victoire sur la Russie n’est pas autre chose. Les révolutions de la Perse, de la Turquie, de la Chine, les mouvements nationalistes de l’Inde et de l’Égypte sont également le résultat de l’évolution de la civilisation matérielle et morale de ces pays. On peut dire que la guerre mondiale elle-même compte parmi ses causes l’évolution de certains peuples exotiques, qui arrête l’expansion des États européens et ruine en même temps leurs ambitions. L’Histoire, si l’on y pense, n’est que l’aspect politique de la crise des civilisations.

Or cette crise a posé dans le Pacifique un problème redoutable.

Au contact de plus en plus fréquent des peuples européens, les masses asiatiques ne veulent plus des conditions misérables dans lesquelles elles vivent et qui les exposent à des fléaux que l’Europe ne connaît plus. Avides soudain de jouir du bien-être matériel qu’elles voient chez nous et dont nous sommes du reste les propagateurs et les courtiers, elles inclinent également à adopter nos doctrines, du moins dans la mesure où cela sert leur cause, à les utiliser à leur avantage, fût-ce contre nous. Mais alors qu’il faudrait un siècle peut-être pour l’évolution normale et sans à-coups de ces masses, c’est sans délai que leurs exigences demandent à être satisfaites. On comprend que dans ces conditions, les troubles politiques, l’anarchie deviennent inévitables.

Le problème se pose donc pour les puissances intéressées à combattre un tel état de choses, de savoir avant tout quels moyens employer. Et à ce problème déjà si grave s’ajoute une menace non moins inquiétante : celle de voir surgir, sous l’aiguillon de ce besoin de plus en plus généralisé d’amélioration matérielle et d’émancipation totale, — besoin particulariste qui trouve son expression politique dans l’application du principe des nationalités, — non seulement des oppositions, des heurts entre Asiatiques, Européens et Américains, mais une véritable hostilité entre les races.

C’est ainsi qu’apparaît un autre principe que nous avons appelé en commençant : le principe des races. Nous l’aurons vu naître de la crise des civilisations qui fleurissent au bord du Pacifique, plus exactement de l’évolution de ces civilisations. Comme le principe des nationalités qu’il n’exclut d’ailleurs pas, il se traduit dans la pratique par une politique appropriée ; mais alors que celui-ci aboutit à une sorte de concentration, de repliement de la nation sur elle-même et à des revendications farouchement particularistes, celui-là tend à une expansion limitée seulement par l’intérêt commun des peuples associés. Autrement dit, le principe des nationalités correspond à l’égoïsme national dont les hommes d’État ne sauraient s’affranchir sans trahir leur mandat et qu’ils doivent par conséquent défendre en toutes occasions ; tandis que le principe des races correspondrait à la conscience de plus en plus éveillée des masses à l’endroit de leurs intérêts communs, abstraction faite des frontières d’États.

On voit alors les Asiatiques tenir des conférences et songer à se grouper, des puissances blanches agir sinon d’une même manière, du moins dans un même esprit à leur égard : l’une interdit aux jaunes l’entrée de son territoire, telle autre renonce à lier ses destins aux leurs ou se refuse à entamer avec eux des pourparlers économiques, de peur d’être entraînée sur le terrain politique. Mais ces rapprochements ethniques en engendrent de politiques, et même suscitent une politique dangereuse d’où peut effectivement sortir un conflit de races.

  1. Nous savons qu’il ne manque pas de différences entre les peuples jaunes, mais nous prenons ici le terme de Jaunes dans son sens le plus général en opposition avec celui de Blancs.
  2. Guglielmo Ferrero : L’Unité du monde, p. 9 (Kra, édit.).
  3. Paul Valéry : Variété « La Crise de l’esprit », p. 21 (Éditions de la N. R. F.).