Arthème Fayard et Cie (p. 11-17).

CHAPITRE PREMIER

L’Ère du Pacifique

Lorsque le Doge, à bord du Bucentaure tendu de pourpre et d’or, s’avançait jusqu’à l’entrée de la lagune et jetait son anneau dans les flots en prononçant ces paroles : « Nous t’épousons, ô mer, en signe de véritable et perpétuelle domination », il n’exprimait pas seulement l’orgueil immense de la République, mais ce sentiment juste et profondément ressenti par elle que sa puissance sur mer était la suprême garantie de la conservation de ses richesses et de la durée de sa prospérité.

Dominer la mer, se garder la mer libre, Venise avait su comprendre l’avantage incomparable de cette politique qui devait plus tard peser sur le destin de peuples engagés dans la plus grande guerre de tous les temps, puis, la paix revenue, poser devant eux un problème très grave. L’humanité s’est aperçue, depuis la guerre de 1914, qu’elle avait besoin de la mer autant que de la terre ; toutes les nations sans exception ont compris que, sans une liberté complète de leurs mouvements sur mer, leur sécurité n’était pas assurée, qu’un maître de la mer était autant sinon plus à redouter que des voisins belliqueux, qu’en un mot la liberté des mers était la condition de celle des continents.

On ne s’étonnera donc pas que ce que l’on appelle le problème du Pacifique préoccupe actuellement beaucoup de bons esprits. Ce problème, ou plus exactement ces problèmes, car il y en a de plusieurs ordres, intéressent le monde entier, mais l’Asie en premier lieu, parce que celle-ci apparaît pour la première fois, dans l’activité de la politique universelle, sur le même plan que les autres continents et qu’en fait c’est à cause d’elle que les problèmes se posent. Quiconque aura la maîtrise du Pacifique aura en principe, et sous réserve d’une évolution locale commencée, une situation exceptionnelle dans l’Asie riveraine.


Le goût des rapprochements historiques n’est pas nouveau. On s’est toujours plu à expliquer les événements contemporains par des événements antérieurs. Sans doute, des lois permanentes président aux destinées des peuples. Leur caractère propre, leur situation géographique déterminent ces lois. De cette manière l’Histoire est un perpétuel recommencement. Pourtant, dans la réalité des intérêts humains, les cas d’espèce comptent seuls, et il en faut chercher l’explication ou la genèse ailleurs que dans un vain rapprochement.

On a dit que l’Amérique prenait contact à l’ouest avec l’Asie comme, au quinzième siècle, elle avait pris contact à l’est avec l’Europe ; ou encore que l’Asie entrait en relations avec l’Amérique et l’Europe comme, au quinzième siècle, l’Amérique avec l’Europe. Des remous, ajoute-t-on, se produisent maintenant comme il s’en produisit alors ; c’est dans l’ordre : l’Histoire recommence.

Certes, un tel rapprochement n’est pas sans grandeur ; malheureusement, non seulement il n’explique rien, mais il ne traduit pas même un semblant de réalité. Cela serait sans importance s’il ne fallait redouter les déductions et les fausses prévisions que cette rhétorique peut entraîner dans la pratique des affaires publiques.

Lorsque, au quinzième siècle, les Européens mirent pied sur le nouveau continent, celui-ci était peuplé de primitifs qui ne les avaient pas sollicités et ne savaient rien d’eux, pas même leur existence. Au contraire, dans l’opération qui s’ébauche sous nos yeux, les Asiatiques qui viennent en Amérique et en Europe sont aussi nombreux que les Américains et les Européens qu’ils reçoivent chez eux, et en outre ces Asiatiques savent où ils vont, connaissent théoriquement, avant d’y débarquer, l’Europe et l’Amérique, leurs sciences et leur civilisation. Alors que jadis l’Europe alla au-devant de l’Amérique, aujourd’hui l’Asie vient au-devant de nous avec son génie particulier et armée de notre savoir et de nos idées. Les remous ne peuvent être comparés à ceux qui ont pu se produire il y a cinq siècles, et l’on voit par conséquent ce que vaut le rapprochement dont nous parlons.

En réalité, les échanges intellectuels entre l’Asie et les autres continents, plus encore que le déplacement des individus dans les deux sens, posent des problèmes ethniques, sociaux, politiques, que la découverte de l’Amérique n’avait pas posés. Quand l’Espagne organisa ses conquêtes d’au-delà de l’Océan, elle n’eut qu’à leur imposer un régime qui lui réservait les profits sans souci des indigènes. Ceux-ci ne reçurent aucun droit. Quant aux colons, interdiction leur fut faite de rien vendre et rien acheter ailleurs qu’en Espagne. L’unique but des conquistadores était d’assurer à la métropole le monopole du commerce d’outremer ; problème économique — si tant est qu’il y eut là un véritable problème — dont la solution ne nécessitait que des mesures de surveillance.

Il est loin d’en être de même dans la grande affaire de l’Asie qui commence. Ce n’est pas un simple problème économique qui a surgi, mais encore une fois toute une série de problèmes dont l’enchevêtrement et la complexité dépassent ce qu’il a été donné aux hommes de voir jusqu’ici. À la rigueur l’on peut admettre que tant que l’Asie n’évoluait pas et demeurait passive, elle ne posait, elle aussi, aux puissances avides, qu’un problème économique, d’ailleurs facile à résoudre par une entente entre elles, où chacune trouvait son compte. Mais, depuis que les Japonais, hier, les Chinois, aujourd’hui, adoptent notre civilisation matérielle, « s’européanisent » ou « s’américanisent » dans la mesure où ils y trouvent intérêt, le problème économique est commandé par le problème politique, chaque puissance devant chercher avant tout à nouer avec ces peuples des relations diplomatiques qui lui ménagent des possibilités d’affaires.

Ces efforts et leur réussite sont liés aux efforts moraux ou d’enseignement que fait chaque puissance pour inculquer aux Asiatiques, en même temps qu’un certain savoir, les principes sur lesquels elle vit, certaines idées qui lui sont propres, en un mot pour leur donner autant que possible une tournure d’esprit qui les attache à elle.

De sorte que toutes ces questions, qui se superposent et, comme on le voit, se tiennent, constituent un ensemble sans précédent. Et, ce qui rend véritablement angoissante la vision de tant de difficultés accumulées, c’est la fatale menace qui pèse sur elles, au cas où elles ne seraient pas résolues.


Nombreux sont ceux qui découvrent, non sans raison, une ironie tragique dans le nom que Magellan donna à l’Océan qu’il traversa sans essuyer de tempête, du sud du Nouveau Monde aux îles Mariannes et Philippines. Toutefois, il ne faut pas considérer « l’ère du Pacifique » — pour employer l’expression de Roosevelt — qui s’ouvre à notre époque après celles de la Méditerranée et de l’Atlantique, exclusivement sous l’angle d’un conflit possible. Il faut en étudier avec sérénité les aspects divers, autrement dit les questions qu’elle porte en elle mais dont, il est vrai, la solution semble être la condition de la paix du monde.

Or, si l’Asie est au premier rang de l’intérêt qu’offrira l’ère du Pacifique, l’Amérique la suit de près. Leur rencontre par-dessus les flots de l’Océan ne s’est pas faite sans heurts et il en est résulté un grand trouble de part et d’autre. Certains problèmes ethniques leur sont communs ; d’autres, propres aux États-Unis ne sont cependant pas sans rapport avec le réveil asiatique. L’esprit voudrait percer l’avenir des relations nippo-américaines, avenir lourd d’inconnu, et le rôle futur des Russes, ces demi-Asiatiques… Aussitôt, les problèmes politiques se greffent dans la pensée aux problèmes ethniques, moraux, économiques, sous une forme inquiétante. Et, lorsqu’on en est arrivé à ce point, les autres riverains du Pacifique, les Sud-Américains, les Australiens, les Canadiens et les Européens eux-mêmes, par leurs possessions dans ces eaux mystérieuses, viennent s’ajouter comme autant de données nouvelles aux problèmes infiniment compliqués sur lesquels s’ouvre l’ère du Pacifique.