Louis-Michaud (p. 247-256).

xi

Suite du Journal



Affairé par la conduite de son appareil, le pilote de l’Épervier n’avait rien remarqué de l’émotion générale. Il apprit l’événement miraculeux à sa descente d’aéroplane, au milieu d’une assistance clairsemée. L’agglomération s’était portée vers le Grand-Palais, où maintenant convergeait l’étoile centripète du mouvement parisien. Le pont Alexandre étirait la presse des émigrants ; le duc d’Agnès s’y engagea.

N’entrait pas qui voulait dans l’édifice sévèrement consigné. Le 131e de ligne en gardait les portails contre une démocratie sans vergogne et, de plus, incommensurable.

L’aviateur se présenta au colonel-portier en même temps que trois officiers de marine. Ayant fait valoir leurs titres, ils passèrent.

La tranquillité du hall plusieurs fois cathédralesque, si désert, à peine égayé de moineaux pépiards, contrastait bizarrement avec le meeting forcené de l’extérieur. À cette date de l’année, le temple des Salons et du Concours Hippique se trouvait en vacance. Au centre de son aire immense qui vous donnait un vertige horizontal, sous sa voûte vitrée dont la hauteur d’abîme vous donnait un vertige à l’envers, se groupait une réunion de messieurs — infiniment petits. À l’écart, des agents-pygmées et des pompiers-cirons, assis par terre, semblaient se reposer.

Le duc d’Agnès savait bien qu’il s’agissait d’une chose invisible, — il n’en fut pas moins surpris de ne rien voir.

Il reconnut dans le groupe le docteur Monbardeau et M. Le Tellier qui causait avec le préfet de police.

— « Enfin, » disait ce dernier, « si vous y tenez absolument, lisez-le. »

— « C’est indispensable », repartait M. Le Tellier. « Je demande instamment que personne ne touche à l’objet avant que nous ayons pris connaissance de tout le journal. Cela nous évitera sûrement des anicroches et peut-être des accidents. »

— « Soit », accorda le préfet de police. Et s’adressant aux officiers : « Messieurs, faites déjeuner vos hommes », dit-il.

Les voix, aigrelettes d’abord, s’amplifiaient de résonances caverneuses et tonitruantes qui éclataient aux angles de l’architecture.

— « Ha ! monsieur ! » fit l’astronome en apercevant le duc. « Venez ! qu’on vous félicite ! et qu’on vous raconte une histoire ! »

Le jeune vainqueur sourit des félicitations, et manqua pleurer au récit de l’histoire, qui lui apprenait la mort de Robert Collin. Mais ce qui l’intriguait en premier, c’était la chose invisible, cette chose qui l’avait ballotté si rudement au-dessus du Pavillon de Hanovre.

— « Où est-elle ? où est-elle ? » disait-il.

— « Tenez, » indiqua M. Le Tellier, « marchez droit devant vous, sur ce pilier de fonte ; vous la rencontrerez. » Puis, sur le ton du secret, il ajouta dans un murmure : « Vous savez, il y a une espèce d’hélice, à l’arrière ! »

M. d’Agnès marcha les bras en avant, comme celui qui est dans le noir ou qui est aveugle, et s’en alla donner contre la chose dure, lisse, froide et qui, pour son regard, n’existait pas. Alors M. Le Tellier lui montra dans la poussière une empreinte aplatie, de forme naviculaire, semblable au cachet ogival des prélats ; il lui dit que cela était causé par le fond, la base, l’appui de cette étrangeté ; et il lui montra, tout autour, de pauvres petits pierrots qui, en volant, étaient venus se briser la tête contre ce rempart insoupçonnable.

— « Remarquez, » acheva-t-il, « ce vent coulis que nous sentions, nous ne le sentons plus ! La chose l’intercepte. Nous serons à merveille, pour lire le journal de Robert, à l’abri de ce paravent singulier… »

Il ouvrit le cahier rouge.

Ses auditeurs se rassemblèrent.

M. Le Tellier s’adossa paisiblement au vide et reprit sa lecture da capo.

Il revit la formation du cylindre de glace autour de Robert éperdu montant vers le zénith, puis la disparition du bocal inattendu ; enfin il répéta cette phrase du mémoire où l’avait arrêté la clameur populaire :

— « … C’est alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiers instants de ma pâmoison elle s’était échappée de mes mains. J’en ressentais une forte contrariété, quand, à ma profonde stupeur, je l’aperçus près de moi, baignant dans une mare d’eau circulaire où j’étais moi-même affaissé, — un grand palet liquide, imprévu, de 4 mètres de diamètre environ, absolument comme l’eau visible d’un tub invisible. Cette flaque ronde m’emportait comme le tapis de la fable persane. J’y prenais un bain de siège forcé, mais je bénissais l’illusion de support permettant à mes yeux de se reposer sur quelque chose et me délivrant ainsi du vertige. — Au travers (car elle était claire et paisible) la Terre indéfinie pâlissait.

Je compris que cette eau provenait de la fonte du cylindre. Et puisqu’elle était là, ronde et plane autant qu’une meule, c’est qu’il y avait sous elle un invisible plancher qui nous supportait, elle, moi et ma lorgnette. La glace — pardieu ! — s’était formée à l’intérieur d’un cylindre matériel, permanent, mais invisible, une tourelle-ascenseur à l’aide de quoi les habitants de cette macule carrée enlevaient leurs prisonniers jusqu’à eux ! Je n’étais ni dans une colonne d’atmosphère aspirée, ni dans un fluide magnétique, mais dans un monte-charge invisible, mû par une force ignorée, un vase clos où la pression et la température étaient maintenues égales à celles d’en bas, où par conséquent le baromètre et le thermomètre indiquaient toujours les mêmes chiffres… Et tout à l’heure, quand la glace avait fait son apparition, quand j’avais défailli, — la cause ? Une panne ! Une simple panne de cette organisation !…

J’en demeurai quelque temps assommé… Toutefois, nous autres astronomes, nous ne saurions nous émerveiller longtemps à propos d’une invisibilité quelconque[1], et, si admiratif que je fusse d’un pavillon, d’une logette, qui, après tout, n’était pour mes yeux que ce qu’un véritable ascenseur a toujours été pour mon nez, c’est-à-dire imperceptible ; qui n’était pour mes yeux que ce que l’oxygène, par exemple, a toujours été pour eux, c’est-à-dire invisible : mais qui pour mes mains était bel et bien dur, poli, tournant et froid, et qui, heurté du doigt, sonnait à mes oreilles ; — cela ne m’empécha pas de sécher ma jumelle avec mon mouchoir, afin de regarder la macule carrée où l’ingénieuse benne allait sans aucun doute me déposer. Assurément, la benne, on la hissait de là-haut (car, à de telles altitudes, il ne pouvait être question d’aérostats, même gonflés d’hydrogène pur, et encore moins de plus lourds que l’air). Drisses invisibles ? Courant hertziens ? Attraction aimantée ? L’un ou l’autre. — C’était de la macule qu’on m’expédierait dans une planète…

Je raisonnais comme cela, et je me trompais. Plus j’avais monté, plus s’était accentué vers le sud l’écart de cette macule, qui se présenta sous l’aspect d’un carré brun, quadrillé de lignes sans couleur. Je piquais donc vers autre part. Et ceci me donna de l’ennui.

L’horizon terrestre s’était élevé au cours de mon ascension. Au sud, à l’ouest, au nord, il se teintait d’un bleu-vert caractéristique… Les mers ! Il fallait que je fusse prodigieusement haut ! Ayant fait des approximations numériques, je trouvai que nous devions être à 40 kilomètres du sol… Encore 10 et j’atteindrais une zone…

« Ah ! bigre ! » pensai-je. « C’est bien par là que la science situe… Voyons donc, que dit-elle de l’atmosphère, la science, au point de vue qui m’intéresse ?

» L’atmosphère : couche gazeuse qui enveloppe la Terre et la suit dans tous ses mouvements. Son épaisseur n’est pas connue avec certitude. On sait qu’elle ne se perd pas dans le vide ; c’est tout. Sa limite théorique serait à 10.000 lieues ; les appréciations varient de 70 kilomètres à 40.000 !

» Ce qu’on sait de source évidente, c’est qu’il y a dans l’atmosphère deux couches distinctes

» L’une, la plus basse, en contact avec le sol, mesure à peu près 50 kilomètres de profondeur. Elle est riche, instable, parcourue de nuées, tourmentée de vents. Elle est le milieu propre à la vie terrestre, et c’est d’elle que parlent les gens quand ils parlent de « l’atmosphère ». Cette couche se raréfie à mesure qu’elle s’éloigne du sol et, vers 50 kilomètres, elle devient le vide, — non pas le vide absolu, non pas l’éther, mais le vide relatif, qu’on peut obtenir par la machine pneumatique.

» C’est ce vide relatif qui constitue la deuxième couche d’atmosphère, dont l’épaisseur est problématique. Celle-ci est une atmosphère éthérée, selon le mot de Quételet ; c’est un vide à peine nuancé d’air, un vide légèrement aéré, où l’homme ne pourrait pas plus vivre que dans le vide absolu. Zone stable et sereine, elle se superpose à la première — insensiblement, disent les météorologistes, mais certainement vers 50 kilomètres — et peu à peu devient le vide absolu. »

Ainsi donc, pour peu que mon ascension se poursuivît, j’allais pénétrer dans cette couche aussi terrible pour moi que le fond de l’eau !… Et le milieu que je traversais devait être déjà si raréfié !…

Mais alors, la macule ?

La macule, je l’observai. Sur le ciel extraordinairement foncé, elle était presque de niveau avec moi. Je la voyais donc à l’aise. Comme de raison, elle avait changé de forme. — Mais mes yeux sont médiocres, et j’y portai la jumelle. En même temps, je débouclai la courroie de mon appareil photographique pour m’en servir… Paf ! Une secousse violente me renversa tout de mon long dans la flaque soudain clapotante, et — malheur ! — mes besicles tombèrent et ma jumelle m’échappa ! Simultanément, il me sembla que la nuit tombait tout à coup en dessus de moi. J’entendis au-dessus de moi des glissements métalliques, des chocs secs… L’horrible étreinte rigide qui m’avait enlevé du Colombier me ressaisit, et, juste à l’instant où je tirais de ma poche des besicles de rechange, je me sentis soulevé verticalement, puis arrêté. J’entendis sous moi un glissement métallique ; l’étreinte me baissa d’un pouce, me lâcha, et je me trouvai debout sur un nouveau support invisible qui devait être à la hauteur du plafond du cylindre, — si je me rappelais correctement l’apparition glacée. À quelque 5 mètres plus bas, la flaque ronde se calmait. Pour comble de malchance, mon appareil photographique s’était détaché aussi : je le voyais nageant, hors d’atteinte, près de ma jumelle et de mes lunettes. C’était un grand désastre pour moi. Mais… [Ici quelques mots biffés.]

Or, le ciel, tout d’un coup, était devenu noir comme de l’encre, et cependant il faisait jour. Du haut de la nouvelle cabine où je comprenais bien qu’on m’avait transvasé après l’avoir superposée à la première, voici ce que je découvrais :

Une surface horizontale s’étalait au loin, de tous côtés, absolument nue et calme. Elle décrivait autour de moi, à l’horizon, l’immense circonférence de la pleine mer, et au-dessus d’elle le firmament était une coupole noire où les astres brillaient à outrance, tous, et tous fixes. Et dans ce ciel ultra-nocturne, pareil à celui qu’on verrait de la lune ou de quelque astre sans atmosphère, le soleil, sans rayons, déclinait, large disque précis. La surface neigeuse de cette mer luisait argentine vers l’horizon ; mais plus elle était près de moi, moins elle luisait et plus elle devenait diaphane, idéale, fantomatique ; elle finissait par disparaître ; sous moi, je n’avais que l’abîme de 50.000 mètres, sans que rien s’interposât entre lui et mes yeux, et cet abîme était plein de lumière.

Je me trouvais à la surface d’un océan de clarté, ou plutôt d’atmosphère, — un océan dont on voyait le fond : la Terre, avec les algues de ses forêts, les bancs de ses montagnes. Je venais d’émerger dans un milieu mortel, à la surface d’une mer atmosphérique ; et cette mer n’était autre que la première couche, la fameuse première couche, qui ne s’achevait pas graduellement, par une progression raréfiée, comme la science l’avait supposé à bon droit, — mais qui s’achevait tout d’un coup, net, comme une mer véritable. Si contraire que cela fût aux propriétés expansives des gaz, les deux atmosphères se superposaient comme deux liquides de densité différente ; et à présent le vide horrifique m’environnait.

Dans mon nouveau récipient, même température et même pression que tout à l’heure ; même bruit de clapets. Je m’aventurai à palper l’invisible case, et je la trouvai cubique et exiguë ; je pouvais toucher le plafond.

Comme je me livrais à cette occupation, un grincement innombrable se fit entendre aux parois de ma cellule et sur le toit (?). Raclement de ferrailles, cliquetis de crochets. Tout cela ne devait faire aucun bruit à l’extérieur, dans le vide, mauvais médium ; mais moi, dans mon cube d’air conducteur de sonorités comme de lumière, j’entendais tout ce qui touchait les cloisons.

Soudainement, je me sentis puissamment enlevé, moi et ma loge, et grâce à mes trois objets perdus qui semblèrent tout à coup s’abaisser et décrire un arc plongeant, je devinai qu’on venait de me faire décrire une courbe montante assez compliquée, analogue à celle des marchandises au bout d’une grue à vapeur, quand on les décharge… L’eau de la flaque, là-bas, avait disparu ; sans doute le départ de ma cabine l’avait mise en contact avec le vide — et l’on sait que dans le vide il n’y a pas de liquide possible.

Immobile à présent, plus haut qu’avant, je regardais, stupide, ma jumelle et mon détective perdus… Le vertige me reprenait…

Et puis voilà que les grincements recommencèrent et que la cabine s’ébranla. Des cahots la faisaient résonner ; un roulement de roues me parvint, répercuté à travers la substance invisible, et je vis s’éloigner jumelle et détective. Je me retournai brusquement dans le sens de la marche, hors de moi à la pensée qu’un accident pouvait me mettre en contact avec le vide, et voulant savoir où j’allais…

La macule venait à moi.

Elle me parut située à 4 où 5 kilomètres vers le sud (les étoiles me renseignèrent mieux que la boussole, qui fonctionnait mal). Autant que mes besicles me permettaient de l’estimer, c’était une espèce de maison à claire-voie. La seule caractéristique dont je pus m’assurer — et facilement — c’est qu’elle n’était pas posée comme un ponton, à même le plateau rêveur et fantômal, mais qu’elle semblait se tenir toute seule dans le vide, passablement haut — à 12 fois sa hauteur au-dessus de la mer atmosphérique.

(Je crois que j’écris très mal. Mais si on savait dans quelle situation je me trouve !)

Et mon véhicule invisible, lui non plus, ne cheminait pas au niveau de la mer aérienne. Il suivait une ligne onduleuse, à des hauteurs variables, traçant des sinuosités de bas en haut, de droite à gauche, montant et descendant des pentes, tournant des coudes, ralentissant aux montées, accélérant aux descentes, mais se rapprochant continûment de la maison à claire-voie. On aurait dit qu’il roulait sur une route invisible, sur un sol invisible posé à même la surface de l’air ainsi qu’une île flottante. On aurait dit que, parvenu à certain havre céleste, après une traversée gazeuse, un palan m’avait déposé sur un quai, sur un camion qui attendait là, et que ce camion me transportait par une route flexueuse, à travers un paysage inaperçu, à destination de cette bâtisse grillagée, visible celle-là, mais construite sur une colline indiscernable…

J’allais enfin connaître mes ravisseurs et revoir la personne pour qui j’étais venu.

Le vertige pourtant se fit sentir à nouveau, plus fort que jamais, aggravé par l’allure « montagnes russes » de mon wagon. (Wagon ?) Je dus étendre ma pelisse sur le plancher (?) pour le solidifier à mes yeux et leur cacher la vue de la Terre-fond-d’abîme.

Quelle situation… énorme !

Je m’appliquai à me faire croire à moi-même que cet étrange sol inébranlable et invisible, soutenu par l’atmosphère à sa périphérie, pouvait fort bien être de création artificielle, — pouvait être une fabrication d’ingénieurs. J’aurais voulu le croire, pour me rassurer de l’épouvante que me causait l’idée d’une pareille chose naturelle et inconnue, ce grenier insoupçonné de la Terre… ce grenier de Damoclès… J’étais suprêmement surexcité… Cette idée tournoyait sous mon crâne comme un papillon affolé dans une boîte, — cette idée, sous cette forme puérile et morbide : que certains savants, s’étant donné de l’air, étaient devenus les Sarvants !!! — Mais j’avais beau faire : je sentais bien que j’étais dans un monde naturel. Le mieux, le plus agréable, était de supposer que ses habitants étaient les hommes mêmes qui l’avaient découvert… peut-être des hommes invisibilisés… peut-être visibles autant que moi-même, — et que j’allais les voir, enfin, dans leur château de palissades.

Des palissades. Il me semblait toujours que c’étaient des palissades. Il arrivait, ce château ; je gravissais la côte vers lui. Je gravissais l’invisible montagne, au milieu du vide. J’ascensionnais au-dessus de l’Air maintenant, vers la construction. Je ressentais le besoin de témoigner la joie qui m’envahissait à cause de la personne que je venais rejoindre ici… et dont cette bastille contenait probablement… [Encore des mots biffés.]

Ah ! cette bastille ! elle me ménageait le plus atroce crève-cœur… »

En lisant ces derniers mots, M. Le Tellier ne put se défendre d’une grande émotion. Le cahier rouge trembla dans ses mains comme s’il eût été vivant et sur le point de mourir. La lecture s’acheva sur un couac d’autant plus impressionnant qu’il était un peu risible… Ce que voyant, le duc d’Agnès, — qui écoutait, les sourcils froncés, — s’empara du journal et continua de cette façon :


  1. Cette phrase traduit une pensée que M. Le Tellier exprimait déjà, bien que diversement, au chapitre x, et qui a de quoi surprendre le lecteur. La suite dissipera ces ombres passagères.