Louis-Michaud (p. 235-246).

x

Le fameux Vendredi 6 Septembre



Pour la première fois, le vieux ciel de Lutèce allait servir de lice à des régates aériennes. Il était d’un bleu de gala.

Toute la ville fourmillait. La moitié du peuple envahissait les toits. Depuis le matin, les édifices se couronnaient du grouillement des hommes. Des lucarnes s’étaient louées comme des avant-scènes de première. Surchargés de spectateurs, plusieurs balcons avaient déjà croulé. Certaines maisons semblaient animées, tant leurs façades et leurs terrasses s’enduisaient d’humanité remuante. L’onde épaisse de la foule mouvait ses lents tourbillons aux fleuves des rues, aux étangs des places, et surtout dans les quartiers coupés par l’itinéraire du match. Cette droite idéale, tirée des Invalides à la cathédrale de Meaux, traversait le carrefour de la rue Louis-le-Grand, de la rue de la Chaussée-d’Antin, du boulevard des Italiens et du boulevard des Capucines ; et là mieux qu’autre part, les immeubles disparaissaient à demi sous une carapace vivante. La cité prodigieuse tenait lieu d’estrade à tout un monde. Une infinie rumeur de Colisée-titan la remplissait. Une odeur de ménagerie et d’arrosage, montant du sol, alourdissait la chaleur du beau Jour estival.

On ne parlait pas du Péril ; on ne parlait que de la course. Les deux appareils compétiteurs défrayaient d’intenses causeries. Personne encore ne les avait aperçus, et cependant chacun tenait pour son favori, les uns préférant le moins lourd que l’air au plus lourd, les autres pariant contre l’État ou contre le Capital, et beaucoup d’autres basant leur opinion sur la sympathie plus ou moins irrésistible qu’ils éprouvaient à l’égard des pilotes.

Les pilotes — les dieux du moment — c’étaient le duc d’Agnès, jockey de l’Épervier, et le capitaine Santus, cornac du Prolétaire. Des camelots vendaient leur biographie et leur portrait. Ils les tendaient au bout d’une perche aux curieux des balcons, et s’accrochaient aux voitures qui s’efforçaient de gagner la banlieue du côté de Meaux.

À mesure que l’heure avançait, le public, tassé, devenait trépidant. La circulation des chaussées augmentait comme dans les artères d’un fiévreux.

Au carrefour Louis-le-Grand, l’effervescence atteignit son maximum vers neuf heures quarante-cinq. Dès cet instant, ceux d’en bas, ne pouvant rien entrevoir, criaient à ceux d’en haut, derrière les lettres-monstres des affiches, parmi les inscriptions-réclames et les tuyaux de cheminée :

— « Les voyez-vous ? — Sont-ils en l’air ? »

De la plate-forme du Pavillon de Hanovre, des combles du Vaudeville, du sommet de tous les dessus, on leur répondait :

— « Non ! »

Des lazzi s’ensuivaient. Cela produisait une jolie confusion d’apostrophes. Et ceux d’en bas continuaient à regarder ceux d’en haut, qui regardaient tous, au loin, à droite du dôme des Invalides plus doré de soleil encore que de peinture, deux granules brillants, deux ballonnets captifs maintenus à l’intervalle de cent mètres et déterminant la ligne de départ, — qui était aussi la ligne d’arrivée.

Là-bas, sous les petits ballons, il devait y avoir un déploiement considérable de tribunes, de musiques et de fleurs. Le faste national y drapait son velours incarnat aux crépines d’or. La Marseillaise sans doute…

Mais, à neuf heures cinquante, l’assistance des toitures s’agita, pareille au champ que la brise réveille ; il y eut comme un soupir d’allégresse, profond, frémissant, gigantesque ; et puis cette phrase cent mille et cent mille fois redite :

— « Voilà le Prolétaire qui s’enlève ! »

Ils le voyaient. C’était un long cigare effilé, jaune, vermeil. Il montait, satiné de reflets matinaux. Dans les lorgnettes, on distinguait l’hélice qui tournait avec des lueurs d’éclair…

— « Voici d’Agnès ! Voici l’Épervier maintenant ! »

— « Hé ? si petit ? cette petite chose qui plane, qui va et vient ?… »

— « C’est lui ; mais vous voyez bien qu’il décrit des spirales autour du dirigeable… »

— « Ah ! ils sont de niveau !… »

— « De niveau avec les ballonnets… »

— « Au delà des ballonnets !… »

On suivait passionnément les évolutions de l’aéroplane et de l’aéronef. Le Prolétaire, majestueux, vira de bord et mit le cap sur Meaux. On ne l’avait plus de profil, mais de face. Il ressemblait ainsi à quelque sphérique de faible dimension. L’Épervier, près de lui, étendait ses ailes rigides. C’est de la sorte qu’ils devaient passer la ligne de départ ; on le comprenait.

Alors tonna le coup de canon signal, tiré par une coulevrine des Invalides antérieure aux montgolfières et maintenant deux fois historique. Alors tonna le coup de canon pathétique, somptueux, solennel, à qui répondit une incalculable clameur populaire, et qui roula sur Paris en échos d’enthousiasme et de gloire.

Santus et d’Agnès étaient partis.

Une joie énorme trépigna le plomb des terrasses. Ils venaient droit sur le carrefour. Les ombrelles se fermèrent et, plus haut que tout, les cinématographes découpèrent leur silhouette prévue. Les lorgnettes affublaient les gens de deux longs yeux de langouste noire. Elles leur montraient le Prolétaire et l’Épervier côte à côte, de plus en plus gros, le Prolétaire jaune et l’Épervier… ah ! bleu ! Bleu, l’Épervier !… La nouvelle courut à travers la foule ainsi qu’un feu follet retentissant. Bleu ! le monoplan était bleu ! On ne s’y attendait pas, mais on était content que cet oiseau fût bleu, couleur du temps et du Péril, comme un peu de ciel matérialisé en élégance. Bleu, l’oiseau ! D’une taille des Mille et une Nuits et de la nuance des contes de fées !

— « Vole à moi promptement ! » disait la multitude avec des rires sans nombre…

Les cinématographes commencèrent à fonctionner, les photo-jumelles étaient en joue… Ils volaient à cent pieds de haut. Dans l’air calme ils approchaient en trombe, silencieusement. L’aéroplane, muni de son capteur électrique, ne faisait pas le bacchanal ordinaire. On voyait les deux hélices tournoyer, semblables à deux soleils nébuleux… et l’on écouta leur double vrombissement de sirènes suraiguës, donnant une espèce d’accord irritant qui émouvait les nerfs comme des chanterelles. On discerna les antennes stabilisatrices de l’Épervier, fines, fines, ainsi que des poils de moustache de chat tout autour de l’appareili ou plutôt ainsi que de maigres, maigres pattes de grand cousin…

Une traînée d’ovations les suivait. Quand ils arrivèrent au carrefour, il en jaillit vers eux une explosion de vivats si effrénés, que c’était comparable au bouquet d’un feu d’artifice. Ce fut un hymne de vociférations, où chacun s’époumonait, criant le nom du préféré, comme ceci :

— « Bravo, Santus ! Bravo ! — Hardi, d’Agnès ! Hardi donc ! »

Parce qu’alors le Prolétaire, à droite et au-dessus de l’Épervier, avait une légère avance.

Les cœurs palpitaient d’un lyrisme chauvin. La foule papillotait de mouchoirs et de chapeaux frénétiques. Le capitaine Santus enleva son képi, ses aides saluèrent militairement ; le duc d’Agnès fit un signe de la main.

Vous auriez cru voir un obus de cuivre poursuivi par un aigle d’acier. Les deux tempêtes qu’ils étaient secouèrent les oriflammes au faîte des mâts. Un vent d’orgueil et d’ivresse balaya des figures pâles, et sur le toit du Vaudeville une actrice connue, s’adressant à l’univers, proclamait de sa belle voix :

— « C’est chic tout de même d’être Français ! »

Mais soudain le chœur grandiose s’épouvanta. L’océan des hommes houla d’inquiétude.

Au moment où les rivaux franchissaient le Pavillon de Hanovre, le Prolétaire avait plongé de la poupe ; son empennage cruciforme baissa d’une saccade, baissa encore, et son enveloppe increvable se creusa tout à coup, comme si, à l’intérieur même du ballon, quelqu’un l’eût tirée avec obstination… Ralenti, le dirigeable piquait de l’arrière désespérément… Mais la poche se regonfla de même qu’elle s’était formée, à l’improviste ; l’aéronef tangua, fit un bond, repartit… et…

Et ce fut le tour de l’Épervier, qui, sans cause apparente, se mit à pencher d’une manière effroyable, l’aile gauche levée… On aperçut le duc d’Agnès qui maniait ses commandes à toute volée, virait malgré lui et ne pouvait se redresser. Le monoplan donnait de la bande… il allait s’abîmer dans le gouffre tapissé de créatures… Le gouffre eut un râle d’armée agonisante… puis un rugissement de victoire ! L’Épervier bourlinguait, un roulis du diable balançait son envergure bleue, — mais il ne penchait plus. Un second virage lui rendit l’aplomb et le relança dans la joute, au pourchas du Prolétaire.

L’acclamation qu’ils semaient en passant diminua. On s’était retourné pour les suivre à perte de vue. Des femmes cependant respiraient leur flacon de sels. « Dieu, qu’elles avaient eu le trac, ma chère ! » — Les automobiles ronflaient, cornaient, sirénaient, sifflotaient, impatientes d’arriver au delà de Pantin.

Qu’est-ce qui s’était passé ? — Les remous des hélices s’étaient-ils contrariés mutuellement ? — Un courant d’air atmosphérique ?…

Les commentaires allaient leur train, quand un bruit sinistre éclata sourd : des gémissements, des chocs, un hourvari d’horreur…

Tous les regards se dirigeaient vers la terrasse du Pavillon de Hanovre. Une bousculade y jetait les uns contre les autres. Ces affolés levaient les yeux ; des fils télégraphiques s’étaient rompus spontanément, leur chute avait provoqué le désordre. La balustrade de pierre contenait une cohue, et les groupes sculptés qui la décorent soutenaient des grappes de fuyards en quête d’un abri.

La sculpture de gauche s’effondra tout d’un coup avec son équipage hurlant. Le bloc tomba sur les badauds du trottoir, dans le sang, l’effroi, l’ébahisement… — Il y avait trop de monde sur les statues, pardi ! Les autres allaient aussi dégringoler…

Mais non. Ce qui dégringola, ce furent des moellons, des gravats, qui n’arrêtaient plus de se détacher de la muraille, au même endroit, et criblaient de nouveaux coups les blessés pantelants. Issue de la brèche dans la galerie, une infernale source de ruine et de démolition descendait le long du vieux mur gris ; une foudre lente labourait la maçonnerie, l’entamait d’un sillon blanc, profond, cruel…

Et la foule des foules qui garnissait le lieu, saisie d’angoisse, regardait s’allonger l’éraflure effrayante…

Elle continuait à descendre, écorchant la rotonde, ravinant sa devanture, crevant les fenêtres, brisant les ferronneries, lapidant les morts et les moribonds… — Comme elle arrivait à la hauteur du marronnier voisin, l’arbre tressaillit, craqua…, cette foudre sans flamme, sans tapage, cette foudre paresseuse lui froissa les feuilles, lui cassa les branches, de haut en bas… — Et puis se passa l’événement indescriptible :

On entendit brusquement, au plein milieu du carrefour, le terrible patatras de deux trains qui s’abordent, et l’on vit une catastrophe sans égale dans les siècles de l’histoire : un tohu-bohu fantastique de voitures télescopées, de chevaux abattus, de cochers livides, de chauffeurs déments et d’êtres ensanglantés qui se démenaient et fuyaient de toutes parts en beuglant :

— « Le Péril Bleu ! »

Vue des toits, cependant, la mêlée s’ordonnait quelque peu.

Depuis la rue de la Chaussée-d’Antin jusqu’au Pavillon de Hanovre, il y avait comme une allée de choses immobilisées, aplaties, d’où venait un concert de plaintes singulièrement lointaines et bizarrement souterraines, et, de chaque côté de cette avenue de calamité qui barrait toute la largeur du carrefour, deux bourrelets de véhicules fracassés, pleins de formes, d’égarements, de spasmes.

Échelonnée aux gradins des étages, la foule environnante avait tressauté tout d’une pièce. Çà et là, des énergumènes gesticulaient ; mais les autres, haletants, restaient figés de peur et de stupéfaction. Nul ne disait ses transes, et tout de même il sortait de la multitude un grondement de simoun dans une forêt de baobabs. De loin en loin s’exhalaient de pauvres lamentations féminines.

Que pensait-on ? Rien sur l’heure. Après quelques secondes de panique, nombre de témoins eurent l’idée falote d’un « durcissement de l’air », ou d’une « barricade magnétique », ou encore d’un mur épais de cristal — d’un cristal pur au superlatif — abaissé lentement à la traverse du boulevard, ainsi qu’un rideau de théâtre, et contre quoi, de part et d’autre, la circulation serait venue se cogner, tandis que cette étrange herse plaquait au pavé de bois les malchanceux qui s’étaient trouvés là.

Quoi qu’on pût s’imaginer, la certitude c’est qu’une vanne diabolique endiguait la voie.

Malgré la débâcle de cataclysme qui se fit alors au nom du Péril Bleu, des sauveteurs se précipitèrent… Mais l’obstacle hypocrite arrêta leur élan. Ils venaient s’y buter avec la dernière violence. Ils butaient dans le vide, contre rien du tout. Ils rencontraient une absence infranchissable. L’air, offensif, leur défonçait le crâne. La police, à grand’peine, reprit la direction de l’existence. Un officier de paix intervint, fit déblayer les deux rangs de voitures, et disposa le cordon de ses agents tout autour de la région perfide, dont l’isolement s’imposait. C’est ainsi que fut délimité un espace en longueur, qui partait du Pavillon de Hanovre et s’engageait d’une dizaine de mètres dans la Chaussée-d’Antin. La vue des uniformes engendra la confiance et délia les langues. Une assemblée révolutionnaire eût été plus silencieuse. On ne parlait plus de la course ; on ne parlait que du Péril.

Durant ces bavardages impétueux, les ambulances et les brancards fendaient la nuée de quidams affluant de partout, et l’on tâchait sans résultat de parvenir aux malheureux que l’atmosphère inaccessible maintenait écrasés sur le sol.

Le préfet de police, qui venait d’arriver, commençait à perdre de son assurance, — lorsqu’un monsieur décoré, se frayant passage au milieu d’un véritable gâteau de ses congénères, se fit conduire à lui par un agent.

Ce monsieur avait grande allure. Il portait le brassard blanc des commissaires officiels et tenait contre sa poitrine un cahier rouge. Il était suivi d’un autre monsieur en costume de voyage. Quelqu’un le reconnut. Son nom voltigea de bouche en bouche, pendant que le préfet de police, chapeau bas, se mettait aux ordres de M. Le Tellier.

L’astronome exerçait une manière de dictature. Les masses craintives, en mal de faiblesse, avaient flairé sa compétence, et l’adoptaient comme protecteur. Il feuilleta posément le cahier rouge, puis le serra dans sa poche. Ensuite, escorté d’un état-major de personnages divers, il entreprit d’accomplir le tour de l’espace impraticable en le frappant du plat de la main…

L’air, à chaque gifle, rendait un son mat.

Un agent l’imita ; ses camarades, rassurés, se mirent également à claquer l’atmosphère impénétrable ; si bien que tout le cordon tapait, et qu’ils semblaient procéder à un exercice de passage à tabac simulé. Cette boxe dans le vide faisait cependant un bruit de lavoir. M. Le Tellier s’empressa d’y mettre fin. Mais il avait suffi de cette brève démonstration d’ensemble pour révéler visuellement la présence d’un grand corps invisible et le dessin qu’il affectait à la hauteur des agents. Le public des étages supérieurs l’avait saisi d’un coup d’œil, et, comme on n’oubliait pas la lézarde inexplicable du Pavillon, les esprits voltèrent et l’événement changea de formule : « Une grande chose oblongue, invisible, venait de tomber du ciel, après avoir failli terrasser le Prolétaire et chavirer l’oiseau bleu ».

M. Le Tellier, continuant sa ronde, palpait toujours ; mais, aux deux bouts de la chose, il lui fallut un escabeau pour l’atteindre : les extrémités s’en relevaient ; l’une d’elles, d’ailleurs, correspondait à la terminaison de l’éraflure dans la rotonde de Hanovre, et cette éraflure finissait à deux mètres du trottoir.

L’autre extrémité, dans la rue de la Chaussée-d’Antin, fut l’objet d’une attention soutenue de la part de l’astronome. Un escabeau plus élevé vogua par-dessus les têtes, de mains en mains, jusqu’à lui. M. Le Tellier donna quelques instructions aussitôt transmises. Des courriers cyclistes s’éloignèrent. Et l’examen de la chose se poursuivit.

D’après les gestes et le manège du toucheur, il semblait qu’elle fût terminée par deux pointes, à l’exemple d’une torpille… On devine ce qu’un tel mot pouvait déchaîner d’appréhensions ! Il n’y manqua point. « Météore », « étoile filante », on l’avait déjà dit ; ce n’était rien. Mais « torpille» ! Engin fabriqué ! Machine explosive ! Bombe enfin, et démesurée !… Est-ce que les Sarvants étaient des anarchistes ? des nihilistes ayant résolu la perte de Paris ?…

Les brigades centrales et un bataillon de la garde républicaine, demandés par M. Le Tellier, arrivèrent à point nommé pour contenir une déroute aussi dangereuse qu’une émeute. La troupe régularisa l’écoulement des citoyens, les refoula sans rudesse et déblaya le carrefour. Il était libre à l’apparition de trois automobiles écarlates, pleines de pompiers aux casques reluisants, qui tournèrent le coin de la rue de la Michodière au lugubre tocsin de leur trompe à deux notes.

Peu de temps après, nouveaux arrivages de pompiers. Ceux-ci apportaient des cordes et des crics.

M. Le Tellier leur demanda de former le cercle, et prononça cette courte harangue, d’une voix que ses familiers n’auraient pas reconnue :

— « Messieurs, M. le préfet de police vous a fait venir ici pour mener à bien une tâche peu banale. Tout à l’heure un objet volumineux est tombé sur Paris ; — à vous d’en débarrasser la voie publique.

» Cet objet, vous ne pouvez pas le voir. Il est là, dans le cordon fermé des agents qui le cernent. Il est là, sur cette couche de misérables gisants ; c’est lui qui les comprime.

» Je vous dis qu’il est invisible ; ne vous en effrayez pas ; pour les savants, c’est une chose assez naturelle. Dites-vous simplement que cet objet bénéficie d’une transparence absolue, cela vous aidera à comprendre.

» Qu’est-ce au juste ? Nous n’en savons rien. Et il est très important que nous le sachions. Aussi ai-je résolu, d’accord avec les autorités, de faire transporter l’objet au Grand-Palais, où nous pourrons l’étudier à loisir.

» C’est grand. Mais j’ai tout lieu de supposer que ce n’est pas si lourd qu’on pourrait le croire. C’est fait comme une navette de tisserand qui atteindrait la taille d’un ballon dirigeable… sans nacelle. C’est un fuseau dont le milieu seul est carré et dont les bouts sont deux cônes effilés, pointus, — tout à fait comme un havane de luxe…

» Je vous recommande la partie qui se trouve dans la Chaussée-d’Antin. Elle est… agrémentée d’un… système… dont il faut prendre soin.

» Je crois pouvoir vous assurer qu’il n’y a aucun danger. Cependant, quoique l’objet soit d’une substance très ferme au toucher, je vous prie d’agir avec beaucoup de prudence, comme si votre charge était aussi fragile qu’une verrerie, et comme si la mort en devait sortir par la moindre fêlure…

» Approchons-nous.

» Il est échoué en travers… Il obstrue le carrefour, voyez-vous… Tenez : je suis de l’autre côté et maintenant il faut que je crie pour me faire entendre de vous…, il arrête les ondes sonores, mais pas les rayons visuels…

» Allons, au travail ! »

Les officiers distribuèrent cent hommes à droite et à gauche de l’invisibilité. Cinquante cordes furent glissées dessous, parmi le fatras de l’écrasement. Chaque sapeur tenait le bout d’un grelin.

Un capitaine commanda :

— « Hô… Hisse ! »

Les cordes se raidirent, soulevant leur faix mystérieux. Mais chacune épousait le profil de son point d’application, et ainsi les cinquante cordes trahissaient la platitude naviculaire qui pesait sur elles. Rien n’était plus singulier que ces élingues tendues mais non rectilignes.

Ces pompiers firent une conversion que gêna l’inextricable enchevêtrement convulsif, puis, entremêlées de sergents de ville soutenant l’invisible fardeau et jouant les cariatides au rancart, dont l’effort s’éternise à supporter le néant, — leurs deux files parallèles se mirent en marche vers l’Opéra.

Un escadron de gardes municipaux encadrait le convoi funambulesque. L’infanterie de la garnison faisait la haie sur sa route, contenant avec peine les flots de gavroches et de midinettes, de bourgeois et d’apaches qui s’accumulaient pêle-mêle. Une légende se propageait à travers les groupes, née de l’allocution mal interprétée de M. Le Tellier autant que de son titre d’astronome ; on disait qu’un ballon dirigeable en cristal de roche était arrivé de la lune, monté par des Sélénites, et qu’on ne pouvait pas le connaître avec les yeux. Présentée dans ces termes, l’aventure provoqua des risées ; la peur d’être dupe enfanta le soupçon d’une duperie, à laquelle certains croiront jusqu’à la fin de leurs jours.

Rue de la Paix, de la corniche aux entresols, une floraison d’essayeuses et de mannequins, un babil de couturières et de modistes se penchait aux fenêtres pour voir passer… ce qui passerait. L’ahurissement les fit taire. « Ben quoi, c’était tout ça ? Des ficelles qu’on portait comme si qu’y aurait quéque chose dessus ? Et puis les flics qui faisaient des chichis de mains en l’air ? Ah ! mince d’enterrement ! Où’s qu’est le catafalque !… » — La notion de l’invisible surpassait leurs moyens.

Rue de Rivoli, un marmiton lança une bille au-dessus des cordes « pour voir des fois si c’était pas qu’on se payait le blair du fils à son dab ». La bille ricocha sur un casque. On arrêta le gamin, pour l’édification des plèbes.

Le cortège avançait. Place de la Concorde, six générations de Parisiens, de provinciaux, d’étrangers, étaient à l’entour comme un sable mouvant qui s’amassait en dunes derrière les ribambelles de soldats, l’arme au pied. La foule donnait l’impression de l’humanité.

M. Le Tellier, avec le préfet de police, marchait à l’avant-garde. Chemin faisant, il consultait le cahier rouge. On l’entendit, devant l’obélisque, envoyer des gardes à cheval au ministère de la Marine, tout proche, au Bassin d’essai des carènes (à Grenelle) et à l’École supérieure d’Aéronautique, avec mission de convoquer au Grand-Palais le plus grand nombre d’officiers de mer détachés à Paris.

Les questions pleuvaient sur les porteurs de cordes ; mais la consigne les rendait sourds. Ils éprouvaient la sensation de transporter une vastitude relativement légère, mais offrant beaucoup de résistance et d’inertie, — ce qu’ils attribuaient d’eux-mêmes au cubage.

Entre les chevaux de Marly, la colonne hâtive oscilla. Sous les visières de métal ou de cuir, des faces pétries d’alarme s’étaient retournées. Un murmure grandissant accourait du lointain…

Mais ce n’était pas la venue d’un second désastre. La course ! La course revenait ! — On l’avait oubliée…

Deux atomes germaient au fond du ciel, deux dragons chimériques et vrais, fils de l’Homme et de la Science, luttant de grâce et de rafale, qui arrivaient dans un sillage de hourrahs plus beau que nulle symphonie.

L’Épervier distançait le Prolétaire ! Il fondait au but, flèche pour la vitesse, arbalète pour l’apparence…

Le canon, gravement, consacra le triomphe de l’oiseau bleu.

Par un chassé-croisé de leurs destins, le capitaine Santus rentrait dans l’ombre et M. Le Tellier le remplaçait au pavois du renom, près de M. d’Agnès.

Mais Paris ne savait pas que ses idoles, si contraires pourtant, n’avaient toutes les deux qu’une pensée dans l’âme et qu’un amour au cœur et qu’un nom sur les lèvres : — Marie-Thérèse.