Louis-Michaud (p. 150-156).

xvii

Assomption



Bien que le ciel fût toujours menaçant et qu’il semblât réserver pour l’après-midi quelque orage nouveau, Maxime — autant par bravade que par goût — prit son attirail de paysagiste et, malgré l’unanime réprobation, se dirigea vers la montée.

Une heure après, las de chaleur et de diligence, il aperçut de loin le troupeau de ruminants et ses petits gardeurs.

Le site du pacage était à la fois grandiose et riant. La prairie, vallonnée, formait une combe et se creusait gracieusement selon la courbe des hamacs et des guirlandes. L’un de ses bords se redressait en muraille rocheuse, s’élançait pour continuer la montagne, et des créneaux cyclopéens, mêlés de broussailles, découpaient son couronnement. L’autre bord, beaucoup moins relevé, finissait à la lisière d’un bois qui, tout de suite, s’inclinait dans l’autre sens et penchait jusqu’à Mirastel son plan de rocs, de chênes-verts et de buis géants. D’innombrables narcisses embaumaient le pré luxuriant. Çà et là, des blocs grisâtres le parsemaient ; et sur l’un d’eux, où son frère César venait de la jucher, Césarine Jeantaz avait déjà pris la pose, et maniait son accordéon, et psalmodiait une valse ; — car tout ce que chantent les paysans devient ou demeure une psalmodie, que ce soit Viens poupoule, la Marseillaise ou le Dies irae.

Elle intercala son « bonjour, monsieur ! » entre deux notes, et César salua le « Moncheu ».

Bientôt Maxime fut installé devant son chevalet, sous les premiers arbres du bois, le gamin près de lui.

— « Veille bien ! » dit-il par acquit de conscience.

— « N’a pas paou », répondit César endoctriné. « On lo vara beîng veni ! »

La bambine, ravissante, laissait pendre ses petons dans leurs gros brodequins à semelle de tilleul. Un vieux chapeau de paille ombrageait l’ébouriffement blond de ses cheveux. Entre ses menottes rouges l’accordéon s’allongeait, puis se ramassait, et scandait du même rythme sautillant la ribambelle infatigable des chansons monotones. Autour d’elle, les vaches et les chèvres dispersées faisaient sonnailler leurs cloches. Et les clochettes des narcisses carillonnaient leurs parfums.

— « Veille bien ! » répéta Maxime, étonné lui-même de sa méfiance.

César ne quittait pas des yeux le ciel chargé qui semblait glisser d’une seule pièce, sous la poussée d’un vent de fournaise. Parfois, les créneaux de la muraille démêlaient un nuage plus bas que les autres.

Au son d’une clarine violemment secouée, Maxime détourna son regard de la chanteuse.

— « Hé ! » dit le berger, « vica la Rodzetta qué s’éfra ! »

« La Rodzetta » c’était une chèvre rousse qui, s’étant écartée, revenait au galop, avec des bonds et des bêlements. — Est-ce que…

Est-ce qu’elle n’avait pas l’air de fuir ?… d’être poursuivie ?…

Maxime leva les yeux, et fut rassuré. Le ciel était désert ; il s’écoulait toujours uniformément, tel un fleuve renversé de plomb fondu, bas et chaud, — mais désert.

Césarine chantait à l’envi… Mais tout à coup sa mélopée s’aiguisa en un cri perçant. L’accordéon se tut et tomba…

Debout sur le roc et bouleversée de gestes fous, convulsionnée dans une attaque d’épilepsie ou dansant une sinistre danse de Saint-Guy, la petite frappait l’air en tous sens et poussait d’affreux hurlements.

Ses cris et la panique tintinnabulante des bestiaux empêchèrent Maxime d’entendre bourdonner les Sarvants, mais il sentait leur proximité à l’ébranlement vibratoire de son thorax…

Et le ciel, et la combe, et la muraille, étaient déserts !

Il allait se jeter au secours de l’enfant, à l’assaut du rocher, quand un spectacle inopiné le médusa, béant de terreur et de surprise.

Un délire sibyllin possédait toujours la fillette. Horriblement pâle, frêle pythonisse malmenée de transports, se débattant contre le mal soudain qui la brutalisait, elle était maintenant soulevée à quelques centimètres du monolithe, sans que rien existât qui pût la maintenir !…

Puis, subitement, elle cessa de crier, sans doute par un effet de la fatigue ; sa voix n’avait plus de timbre ; elle essayait encore de se faire entendre, elle semblait hurler, mais rien ne sortait de sa bouche ! Et comme le troupeau s’était enfui, le bourdonnement mystérieux, doux et sombre — le bourdonnement de velours et de nuit ronronnait à loisir.

Maxime fit un effort de tous ses muscles et de toute son énergie pour mater l’effroi qui le paralysait… Hélas ! hélas ! merveille lamentable : avant qu’il eût bougé, Césarine Jeantaz, projetée avec une force inouïe, monta dans le ciel comme une balle — et disparut.

L’opaque nuée qui coulait indéfiniment s’émut de son passage. Un tumulte s’y produisit, se pacifia ; et ce fut tout. Le malheur s’était déroulé avec une telle promptitude que l’accordéon, lâché par Césarine, achevait seulement de s’affaisser dans les narcisses.

Alors Maxime revint de sa stupeur. Mais l’épouvante lui tenait les entrailles. Et devant ce prodigieux attentat, lui l’officier de marine, lui le héros de mainte escarmouche avec les Touareg, lui qui avait lutté, le sourire aux lèvres, contre l’eau meurtrière et le feu assassin, — il se sauva, les mains devant les yeux, laissant là son chevalet, sa toile, sa palette et le petit César évanoui sur l’herbe.

Il s’enfuit à travers le bois en pente, directement ; car le meilleur sentier faisait trop de détours, à son avis. Le misérable dégringolait le versant escarpé, — culbutant, rebondissant, se raccrochant aux arbres, glissant sur les roches plates et provoquant des chutes de pierres qui le précédaient, l’accompagnaient et le suivaient, — si bien que sa déroute fut un éboulement.

Cependant, sous lui, les toits de Mirastel grandissaient à vue d’œil.

Il arriva trempé de sueur, livide et frémissant, avec des écorchures qui saignaient, nu-tête et vêtu de haillons. Il pénétra dans un boudoir où les siens et Robert se trouvaient réunis autour d’un samovar ; et, tandis que chacun se précipitait à sa rencontre, Maxime s’effondra et se prit à sangloter, triste jusqu’à la mort d’avoir été si fat et d’être devenu si lâche.

On le fit asseoir dans un fauteuil. Mme Le Tellier l’entourait de ses bras maternels. Mais il ne distinguait personne, faisait des mouvements d’impuissance et de pitié, et répétait, au milieu de ses larmes, des paroles imprévues :

— « Marie-Thérèse !… Oh ! mon Dieu !… Que lui a-t-on fait ?… Où est-elle ?… Où est-elle ?… Oh ! c’est effrayant !… »

Son père lui fit boire une tasse de thé largement coupé de rhum.

— « Allons, mon petiot, qu’est-il arrivé ? Raconte nous ça. »

Maxime raconta. Il finit par l’aveu de sa couardise ; et alors le désespoir le reprit comme avant. Il se cognait le front d’un poing fébrile, disant qu’il voulait repartir, voler au secours du petit Jeantaz…

M. Le Tellier le lui défendit, et réquisitionna cinq paysans et quatre serviteurs, à l’effet d’accomplir ce devoir.

— « Nous étions cachés… cachés par les feuilles », hoquetait le piteux Maxime. « C’est pour cela que nous n’avons pas été attaqués ! » Puis, sous l’influence combinée du rhum et de la tristesse, il larmoyait : « Elle est partie, mon Dieu, comme un bouchon qui saute !… Un pauvre petit bouchon, mon Dieu !… Et sa pauvre petite voix qui s’étranglait… et puis tout à coup qui s’est brisée, si brusquement !… Et moi qui n’ai rien fait ! Ho ! rien !… »

Ses parents échangeaient, par-dessus sa tête, des regards d’inquiétude. Enfin M. Le Tellier prit une résolution.

— « Il ne s’agit pas de pleurer », dit-il sévèrement. « Il s’agit de comprendre, et de causer. Cette disparition est identique à celle de ta sœur et de tes cousins ; travaillons-la. — D’abord, tu parais certain que c’est un enlèvement ? »

— « Oh ! oui ! Elle se débattait. Elle résistait. Et si ç’avait été une force aveugle, moi aussi, César aussi, nous l’aurions éprouvée… »

— « Bien. Mais, tout à l’heure, tu parlais d’un bouchon… A-t-elle donc été lancée par une impulsion venue de la terre, cette enfant ? »

— « Non, non, ça n’en avait pas l’air. »

— « En effet : sur le Colombier, la neige ne décelait rien de pareil… »

— « Elle s’est enlevée, » dit le jeune homme, attendri d’alcool et de compassion, « elles est enlevée comme une pauvre petite sainte Vierge affolée…, comme un pauvre petit pantin qu’on retire du guignol avec une ficelle… »

— « Oui, mais tu n’as pas vu de ficelle…, de câble ?… »

— « Il n’y avait rien. Il n’y avait pas un fil. »

— « Eh bien !… hum ! à la rigueur, tout peut s’expliquer… Le ballon des Sarvants devait être dissimulé dans les nuages, où nous savons qu’il se plaît à vaguer sans être aperçu. Il n’est pas difficile de s’imaginer qu’ils possèdent un moyen de voir au travers, ne fût-ce qu’à l’aide d’un tube, un simple tube perçant le matelas de nuages au-dessous d’eux, et qui serait d’un diamètre trop minime pour être vu d’en bas.

» Quant au rapt à distance… »

— « Dites, papa : s’ils aspiraient leurs victimes ?… J’ai remarqué, dans la nuée, un grand tumulte qui pourrait bien avoir été causé par un souffle véhément… un courant d’air allant de bas en haut… »

— « L’as-tu senti ? »

— « Non ; vous avez raison. Je n’ai même pas senti la brise cette fois-ci… Je n’y suis plus… Ah ! quand on a vu ça !… »

L’attendrissement revenait. M. Le Tellier se dépêcha d’occuper son fils avec d’autres considérations, plus ou moins fantaisistes :

— « L’arrivée d’un projectile aussi gros qu’un corps humain suffit à motiver le tumulte auquel tu fais allusion. Ce n’est pas cela. Il vaut mieux supposer, non pas que les Sarvants pompent leurs victimes, mais qu’ils les attirent au moyen d’une sorte d’aimant particulier, à la manière dont l’aimant véritable attire le fer. Le magnétisme animal, cela veut dire quelque chose, cela !… Du reste, il y a, dans la vertu d’attraction des aimants, un je ne sais quoi d’occulte et de volontaire, de tyrannique et de vivant, qui trouble toujours la pensée.

» Vois-tu, ils emploieraient ce procédé pour amener jusqu’à eux les gens, les animaux et tout ce qui ne tient pas au sol. Pour le reste, ils se servent de la cisaille, et ils opèrent leur descente la nuit. »

Mme Arquedouve rappela :

— « N’y a-t-il pas un garde qui soutient avoir entendu la cisaille en plein midi ? »

— « Oui, ma mère, mais c’était dans un lieu solitaire et de l’autre côté d’un rideau de sapins. »

Et Mme  Le Tellier :

— « En tout cas, voici bien des mystères dissipés, ou du moins réduits à un seul : — tous les enlèvements. Y compris celui des hommes volants, qui étaient des tourmentés, les malheureux, et non des tourmenteurs !… Y compris l’aigle et le poisson ! »

— « Parfaitement », reprit M. Le Tellier. « Il faut que Géruzon et Philibert aient mal observé, l’un ses Piémontais, l’autre son brochet. Sans quoi, ils les auraient vus monter plus roide vers le ciel obnubilé… Nos adversaires possèdent un électro-aimant spécial, et ils le manœuvrent au-dessus des nuages ; voilà l’affaire. Mais, bigre ! ce ne sont pas des imbéciles… Avoir trouvé l’aimant animal !… »

— « Maudits nuages ! » s’écria Mme Le Tellier. « Sans eux… »

— « Sans eux, » répliqua l’astronome, « on verrait encore moins de choses qu’on n’en voit, puisque les Sarvants n’agiraient que la nuit. »

Robert se promenait de long en large et gardait un silence farouche. En vain M. Le Tellier cherchait-il une approbation sur la physionomie de son secrétaire, — il n’y trouvait que le souci.

— « Mais pourquoi ? pourquoi ces enlèvements ? » faisait Mme Le Tellier en se prenant la tête.

— « Et quel est le sort des prisonniers ? » — C’était Maxime, aujourd’hui, qui gémissait cela !

— « Et où sont-ils ? » ajouta Mme  Arquedouve.

Son gendre hasarda, sans perdre de vue les traits de Robert :

— « Oh ! ils ne doivent pas être fort loin : sans doute dans quelque retraite des Alpes ou du Jura. L’exiguïté relative de la zone hantée paraît démontrer que les Sarvants ne s’éloignent pas du Bugey. »

— « Il faudrait y aller ! » dit l’aveugle.

— « Mais comment les dépister ? Ils sont insaisissables, fugaces ; on ne les entend presque pas… »

— « Écoutez ! Écoutez ! » s’écria Maxime, hagard. « Le bourdonnement ! »

Un même frisson courut le long de tous les dos.

— « Mon pauvre enfant ! » dit la grand’mère. « C’est un frelon que tu entends par la fenêtre ouverte. »

Mme  Le Tellier, de son mouchoir, épongeait le front de Maxime.

— « Je vous en conjure, » implora celui-ci, « parlons un peu d’autre chose. Il est impossible de rester les nerfs tendus… »

— « Il faudrait y aller ! » répétait le secrétaire comme dans un songe et marchant avec furie.

Mme  Le Tellier le réveilla et l’arrêta net, en déclarant :

— « Nul doute qu’avec ses aéroplanes, M. d’Agnès ne puisse surprendre et poursuivre ces bandits jusqu’à l’entrée de leur caverne ou de leur forteresse ! Nous venons de recevoir une lettre de lui, et… »

— « C’est vrai ! » fit l’astronome avec une feinte jovialité. « Il y a même dans sa lettre une dépêche inénarrable de ce M. Tiburce…

» Tiens, lis ça, mon garçon. Ça te changera les idées. Ma parole ! ce M. Tiburce est le Nigaudinos le plus nigaud de toute la nigauderie ! »

Maxime lut :