Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XI

Calman-Lévy (1p. 129-145).



XI.

UNE OMBRE.


Cependant, à mesure qu’il approchait du manoir de Boisguilbault, Émile se demandait à quel homme supérieur ou bizarre il allait avoir affaire, et force lui fut de prêter l’oreille aux explications que, dans son bon sens rustique, le charpentier cherchait à lui donner sur cet énigmatique personnage. De tout ce qu’Émile put recueillir dans ces renseignements un peu contradictoires et semés de conjectures, il résulta que le marquis de Boisguilbault était immensément riche, nullement cupide, quoiqu’il eût beaucoup d’ordre ; généreux autant que sa sauvagerie et sa nonchalance lui permettaient d’exercer la bienfaisance, c’est-à-dire secourant tous les pauvres qui s’adressaient à lui, mais n’allant jamais s’enquérir de leurs peines et de leurs besoins, et faisant à tous un si froid et si triste accueil, qu’à moins de motifs impérieux nul n’était tenté de l’approcher. Ce n’était pourtant pas un homme dur et insensible, et jamais il ne repoussait la plainte, ni ne révoquait en doute l’opportunité de l’aumône. Mais il était si distrait et paraissait si indifférent à toutes choses, que le cœur se resserrait et se glaçait auprès de lui. Il grondait rarement et ne punissait jamais. Jappeloup était presque le seul auquel il eût tenu rigueur, et la manière dont il venait de le dédommager faisait penser au charpentier que s’il eût été moins fier lui-même, et s’il se fût présenté plus tôt devant le marquis, ce dernier n’aurait eu aucun souvenir du caprice qui le lui avait fait bannir.

« Cependant, ajoutait Jean, il y a une autre personne à qui M. de Boisguilbault en veut encore plus qu’à moi, quoiqu’il n’ait jamais cherché à lui faire de tort. Mais c’est une brouille à n’en jamais revenir ; et puisque M. Antoine vous en a touché un mot, je puis bien vous dire, monsieur Émile, que, dans cette circonstance-là, M. de Boisguilbault a fait penser à beaucoup de gens qu’il avait la cervelle détraquée. Imaginez-vous qu’après avoir été pendant vingt ans l’ami, le conseil, quasi le père de son voisin, M. Antoine de Châteaubrun, il lui a, tout d’un coup, tourné le dos et fermé la porte au nez, sans que personne, pas même M. Antoine, puisse dire à propos de quoi… Du moins le prétexte était si ridicule, qu’à moins de le croire fou, on ne peut expliquer cela. C’est pour un délit de chasse que M. Antoine aurait commis sur les terres du marquis. Et notez que, depuis qu’il était au monde, M. Antoine avait toujours chassé chez M. de Boisguilbault comme chez lui, puisqu’ils étaient camarades et bons amis ; que jamais M. de Boisguilbault, qui, de sa vie, n’a touché un fusil ni tenu une pièce de gibier, n’avait trouvé mauvais que ses voisins tuassent le sien ; qu’enfin il n’avait nullement prévenu M. Antoine qu’il lui interdisait de chasser sur ses terres. Tant il y a que depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis environ vingt ans, les deux voisins ne se sont pas revus, qu’ils n’ont pas échangé une parole, et que M. de Boisguilbault ne veut pas souffrir qu’on lui prononce le nom de Châteaubrun. De son côté, M. Antoine, quoique cela l’affecte plus qu’il ne veut le dire, est obstiné à ne faire aucune démarche et il a l’air de fuir M. de Boisguilbault tout autant qu’il en est fui. Comme mon renvoi de Boisguilbault date à peu près de la même époque, je pense que c’est un trop plein de la colère du marquis qui est retombé sur moi, ou bien que, comme il me savait dès lors très attaché à M. Antoine, il a craint que je n’eusse la hardiesse de lui en parler et de blâmer son caprice. En cela il ne s’est guère trompé, car je n’ai pas la langue engourdie, et il est certain que j’aurais fait entendre mon mot à l’oreille de M. le marquis. Il a voulu prendre les devants ; je ne peux pas expliquer autrement sa dureté envers moi.

— Cet homme a-t-il une famille ? demanda Émile.

— Nenni, monsieur. Il avait épousé une fort jolie demoiselle, trop jeune pour lui, une parente pas riche. Cela ressemblait de sa part à un mariage d’amour, mais il n’y parut guère à sa conduite ; car il n’en fut ni plus gai, ni plus liant, ni plus aimable. Il ne changea rien à sa manière de vivre comme un ours, sauf le respect que je lui dois. M. Antoine continua à être à peu près le seul habitué de la maison, et madame s’y ennuya si bien, qu’un beau jour elle s’en alla habiter Paris sans que son mari songeât à l’y suivre ou à la faire revenir auprès de lui. Elle y mourut encore toute jeune, sans lui avoir donné d’enfants, et depuis ce temps, soit qu’un chagrin caché lui ait toqué la cervelle, soit que le plaisir d’être seul l’ait consolé de tout, il a vécu absolument enfermé dans son château, sans aucune compagnie, pas même celle d’un pauvre chien. Sa famille est à peu près éteinte, on ne lui connaît pas d’héritiers, pas d’amis ; on ne peut donc présumer qui sera enrichi par sa mort.

— Évidemment, c’est là un monomane, dit Émile.

— Comment dites-vous ça ? demanda le charpentier.

— Je veux dire que c’est un esprit frappé d’une idée fixe.

— Oui, je crois bien que vous avez raison, reprit Jean ; mais quelle est cette idée ? voilà ce que personne ne saurait dire. On ne lui connaît qu’un attachement. C’est ce parc que vous voyez là, qu’il a dessiné et planté lui-même, et dont il ne sort presque jamais. Je crois même qu’il y dort tout debout, en se promenant ; car on l’a vu quelquefois marcher à deux heures du matin dans ses allées, comme un revenant, et cela faisait peur à ceux qui s’étaient glissés là pour essayer d’y chiper quelques fruits ou quelques fagots. »

Comme il était arrivé en face du parc et que, du sentier élevé qu’il suivait, Émile pouvait plonger dans l’intérieur et en découvrir une partie, il fut charmé de la beauté de ce lieu de plaisance, de la magnificence des ombrages, de l’heureuse disposition des massifs, de la fraîcheur des gazons et de la coupe élégante des divers plans, qui s’abaissent mollement jusqu’aux bords d’une petite rivière, un des rapides affluents de la Gargilesse. Il pensa que ce ne pouvait pas être un idiot qui avait créé cette sorte de paradis terrestre et tiré un si heureux parti des beautés de la nature. Il lui sembla, au contraire, qu’une âme poétique devait avoir présidé à cet arrangement ; mais l’aspect du château vint bientôt donner un démenti à ces conjectures. On ne pouvait rien voir de plus froid, de plus laid et de plus déplaisant que le manoir de Boisguilbault. Des réparations postérieures à sa construction lui avaient enlevé une partie de son antique caractère, et le bon état d’entretien où on le maintenait rendait ses abords encore plus maussades.

Jean s’arrêta à l’extrémité du parc sur le sentier, et son jeune ami lui ayant donné quelques-uns de ses meilleurs cigares pour lui faire prendre patience, celui-ci se dirigea vers la porte du manoir, sur un chemin d’une propreté désespérante.

Pas une broussaille, pas un rameau de lierre ne lui dérobait la nudité de ces grands murs peints en gris de fer, et le seul accident d’architecture qui vint frapper ses regards fut un grand écusson placé au-dessus de la grille, portant les armoiries de Boisguilbault, regrattées et rétablies plus récemment que le reste, peut-être à l’époque du retour des Bourbons ; du moins, il y avait une sensible différence entre ce blason et ses lourds encadrements. Émile en tira cet indice que le marquis était fort attaché à ses titres et antiques priviléges.

Il sonna longtemps à une vaste grille avant qu’elle s’ouvrît ; enfin un ressort tiré de loin la fit rouler sur ses gonds, sans que personne parût, et le jeune homme étant entré après avoir attaché son cheval dehors, la grille retomba derrière lui avec un peu de bruit et se ferma comme si une main invisible l’eût pris au piége. Un sentiment de tristesse, presque d’effroi, s’empara de lui lorsqu’il se vit comme emprisonné dans une grande cour nue et sablée, entourée de bâtiments uniformes, et silencieuse comme le cimetière d’un couvent. Quelques ifs taillés en pointe, à l’entrée des portes principales, ajoutaient à la ressemblance. Du reste, pas une fleur, pas un souffle de plante parfumée, pas une guirlande de vigne aux fenêtres, pas une toile d’araignée aux vitres, pas une vitre fêlée, pas un bruit humain, pas même le chant d’un coq ou l’aboiement d’un chien, pas un pigeon, pas un brin de mousse sur les tuiles ; je crois qu’il n’y avait même pas une mouche qui se permît de voler ou de bourdonner dans le préau de Boisguilbault.

Émile regardait autour de lui, cherchant à qui parler, et ne voyant pas même la trace d’un pied sur le sable fraîchement ratissé, lorsqu’il entendit une voix grêle et cassée lui crier d’un ton peu engageant : « Que veut monsieur ? »

Après s’être retourné plusieurs fois pour voir d’où partait cette voix, Émile aperçut enfin, à un soupirail de cuisine souterraine, une vieille tête blanche, bien poudrée, avec des yeux clairs et sans regard ; et, en s’approchant, il essaya de se faire entendre. Mais l’oreille du vieux majordome était aussi affaiblie que sa vue, et, répondant tout de travers aux questions du visiteur :

« On ne peut voir le parc que le dimanche, dit-il, prenez la peine de repasser dimanche. »

Émile lui présenta une carte de visite, et le vieillard tirant lentement ses lunettes de sa poche, sans quitter son soupirail de cave, l’étudia lentement ; après quoi il disparut, et, reparaissant par une porte située au-dessus de son trou : « C’est fort bien, Monsieur, dit-il ; monsieur le marquis m’a ordonné de recevoir la personne qui se présenterait de la part de M. Cardonnet ; M. Cardonnet de Gargilesse, n’est-ce pas ? »

Émile répondit par un signe affirmatif.

« C’est à merveille, Monsieur, reprit le vieux serviteur en s’inclinant avec courtoisie, et paraissant fort satisfait de pouvoir se montrer poli et hospitalier sans manquer à sa consigne. Monsieur le marquis ne pensait pas que vous viendriez sitôt, il vous attendait tout au plus demain. Il est dans son parc, je cours l’avertir. Mais auparavant je vais avoir l’honneur de vous conduire au salon. »

En parlant de courir, le vieillard se vantait étrangement : il avait la démarche et l’agilité d’un centenaire. Il conduisit Émile à l’entrée basse et étroite d’une tourelle d’escalier, et choisissant lentement une clef dans son trousseau, il le fit monter jusqu’à une autre porte garnie de gros clous et fermée à clef comme la première. Autre clef ; et, après avoir traversé un long corridor, troisième clef pour ouvrir les appartements. Émile fut introduit à travers plusieurs pièces, où l’obscurité succédant pour lui au vif éclat du soleil, il se crut dans les ténèbres. Enfin, il pénétra dans un vaste salon, et le valet lui avança un fauteuil, en disant : « Monsieur désire-t-il que j’ouvre les jalousies ? »

Émile lui fit comprendre par signes que c’était inutile et le vieillard le laissa seul.

Lorsque ses yeux se furent habitués au jour gris et sombre qui rampait dans ces appartements, il fut frappé du grand caractère de l’ameublement. Tout datait du temps de Louis XIII, et l’on eût dit qu’un amateur avait minutieusement présidé au choix des moindres détails. Rien n’y manquait ; depuis l’encadrement des glaces jusqu’au moindre clou de la tenture, il n’y avait pas le moindre écart de style. Et tout cela était authentique, à demi usé, propre encore, quoique terne ; riche et simple en même temps. Émile admira le bon goût et la science de M. de Boisguilbault. Il sut plus tard que l’absence de mouvement et l’horreur du changement, qui paraissaient héréditaires dans cette famille, avaient seuls contribué, de père en fils, à la conservation merveilleuse de ces richesses, que la mode actuelle cherche à réunir à grands frais dans les boutiques de bric-à-brac, aujourd’hui les plus somptueuses et les plus intéressantes qui soient au monde.

Mais, au plaisir que le jeune homme trouva à examiner ces raretés, succéda une impression de froid et de tristesse extraordinaire. Outre l’atmosphère glacée d’une demeure fermée en tous temps aux rayons généreux du soleil, outre le silence extérieur, il y avait quelque chose de funèbre dans la régularité du bel arrangement intérieur que personne ne troublait jamais, et dans ce luxe artiste et noble dont personne n’était appelé à jouir. Il était évident, à voir ces portes si bien fermées, dont le domestique gardait les clefs, cette propreté que n’altérait pas le moindre grain de poussière, ces lourds rideaux fermés, que jamais le châtelain n’entrait dans le salon, et que les seuls visiteurs assidus étaient un balai et un plumeau, Émile songea avec effroi à la vie que la défunte marquise de Boisguilbault, jeune et belle, avait dû mener dans cette maison immobile et muette depuis des siècles, et il lui pardonna de tout son cœur d’avoir été respirer ailleurs avant de mourir. « Qui sait, pensa-t-il, si elle n’avait pas contracté dans cette tombe une de ces lentes et profondes maladies dont on ne guérit point quand on en a cherché trop tard le remède ? »

Il se confirma dans cette idée, quand la porte s’ouvrit lentement et qu’il vit paraître devant lui le châtelain en personne. Sauf l’habit, c’était la statue du commandeur descendue de son piédestal : même démarche compassée, même pâleur, même absence de regard, même face solennelle et pétrifiée.

M. de Boisguilbault n’était guère âgé que de soixante-dix ans, mais il avait une de ces organisations qui n’ont plus d’âge et qui n’en ont jamais eu. Il n’avait pas été mal fait ni d’une laide figure ; ses traits étaient assez réguliers, sa taille était encore droite et son pas ferme, pourvu qu’il ne se pressât point. Mais la maigreur avait fait disparaître toute apparence de formes, et ses habits paraissaient couvrir un homme de bois. Sa figure n’était pas repoussante de dédain, et n’inspirait pas l’aversion ; mais comme elle n’exprimait absolument rien, qu’on eût vainement cherché au premier abord à y surprendre une pensée ou une émotion en rapport avec les types connus dans l’humanité, elle faisait peur, et Émile songea involontairement à ce conte allemand, où un personnage fort convenable se présente à la porte du château et s’excuse de ne pas pouvoir entrer dans l’état où il est, dans la crainte d’indisposer la compagnie. « Vous me paraissez pourtant mis fort décemment, lui dit le châtelain hospitalier. Entrez, je vous prie. — Non, non, reprend l’autre, cela m’est impossible, et vous m’en feriez des reproches. Veuillez m’entendre ici, sur le seuil de votre manoir ; je vous apporte des nouvelles de l’autre monde. — Qu’est-ce à dire ? Entrez, il pleut et l’orage va éclater. — Regardez-moi donc bien, reprend le mystérieux visiteur, et reconnaissez que je ne puis, sans manquer à toutes les lois de la politesse, m’asseoir à votre table. Est-ce que vous ne voyez pas que je suis mort ? » Le châtelain le regarde et s’aperçoit, en effet, qu’il est mort. Il laisse retomber la porte entre lui et le défunt, et rentre dans la salle du festin, où il s’évanouit. »

Émile ne s’évanouit pas lorsque M. de Boisguilbault le salua ; mais si, au lieu de lui dire : « Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, j’étais dans mon parc », il lui eût dit : « J’étais en train de me faire enterrer », il n’eût pas été trop surpris. »

La toilette surannée du marquis ajoutait à sa physionomie de revenant. Il s’était mis à la mode une seule fois dans sa vie, le jour de son mariage. Depuis lors, il n’avait plus songé à changer rien à sa toilette, et il avait donné pour modèle invariable à son tailleur l’habit qu’il venait d’user, sous prétexte qu’il y était habitué, et qu’il craignait d’être gêné par une coupe nouvelle. Il avait donc le costume d’un petit-maître de l’Empire, ce qui produisait le plus étrange contraste avec sa figure triste et flétrie. Un habit vert très court, des pantalons de nankin, un jabot très roide, des bottes à cœur, et, pour rester fidèle à ses habitudes, une petite perruque blonde de la nuance de ses anciens cheveux et ramassée en touffe sur le milieu du front. Des cols empesés montant très haut, et relevant jusqu’aux yeux ses longs favoris blancs comme la neige, donnaient à sa longue figure la forme d’un triangle. Il était d’une propreté scrupuleuse, et pourtant quelques brins de mousse sèche sur ses habits attestaient qu’il ne venait pas de faire toilette exprès pour recevoir son hôte, mais qu’il avait coutume de se promener dans la solitude de son parc avec cette invariable tenue de rigueur.

Il s’assit sans rien dire, salua sans rien dire et regarda Émile sans rien dire. D’abord le jeune homme fut embarrassé de ce silence, et se demanda s’il ne devait pas l’attribuer au dédain. Mais, en voyant le marquis tourner gauchement dans ses doigts une petite branche de chèvrefeuille comme pour se donner une contenance, Émile s’aperçut que ce vieillard était timide comme un enfant, soit par nature, soit par la longue absence de relations où il s’était systématiquement retranché.

Il se décida donc à prendre la parole, et voulant se rendre agréable à son hôte, afin de le maintenir dans ses bonnes dispositions pour le charpentier, il n’hésita pas à lui donner du marquis à chaque mot, s’abandonnant peut-être en secret à un sentiment ironique pour l’orgueil nobiliaire du personnage.

Mais cette railleuse déférence parut aussi indifférente au marquis que l’objet de la visite d’Émile. Il répondit par monosyllabes, pour le remercier de son empressement et lui confirmer qu’il se chargeait de payer les amendes du délinquant.

« C’est une belle et bonne action que vous faites là, monsieur le marquis, dit Émile, et votre protégé, auquel je m’intéresse de tout mon cœur, en est aussi reconnaissant qu’il en est digne. Sans doute vous ignorez que dernièrement, lors de l’inondation, il s’est jeté dans la rivière pour sauver un enfant, et qu’il y a réussi, en courant de grands dangers.

— Il a sauvé un enfant… à lui ? demanda M. de Boisguilbault, qui n’avait pas paru entendre les paroles d’Émile, tant il avait montré d’indifférence et de préoccupation.

— Non ; l’enfant d’un autre, du premier venu : j’ai fait la même question, j’ai appris que les parents lui étaient presque étrangers.

— Et il l’a sauvé ? reprit le marquis après une minute de silence, pendant laquelle il semblait qu’un autre monde imaginaire lui eût traversé le cerveau. C’est fort heureux. »

La voix et l’accent du marquis étaient encore plus refroidissants que sa figure et sa contenance. C’était une diction lente, des mots qui paraissaient sortir de ses lèvres avec un effort extrême, un timbre sans la moindre inflexion. « Décidément il ne sort pas de chez lui et ne se montre à personne, parce qu’il sait qu’il est mort », se dit Émile, qui pensait toujours à sa légende allemande.

« Maintenant, monsieur le marquis, dit-il, aurez-vous la bonté de me dire pourquoi vous avez désiré que mon père envoyât un exprès auprès de vous ? Me voici pour recevoir vos instructions.

— C’est que… répondit M. de Boisguilbault un peu troublé d’avoir à faire une réponse directe, et cherchant à rassembler ses idées, c’est que… voici. Cet homme, dont vous me parliez, voudrait ne pas aller en prison, et il faudrait empêcher cela. Dites à monsieur votre père d’empêcher cela.

— Cela ne regarde pas du tout mon père, monsieur le marquis ! Il ne provoquera certainement pas les rigueurs de la justice contre le pauvre Jean, mais il ne saurait empêcher qu’elles aient leur cours.

— Je vous demande pardon, répondit le marquis, il peut parler ou faire parler aux autorités locales. Il a de l’influence, il doit en avoir.

— Mais pourquoi ne feriez-vous pas ces démarches vous-même, monsieur le marquis ? Vous êtes plus anciennement établi dans le pays que mon père, et si vous croyez à l’influence, vous devez estimer vos priviléges plus haut que les nôtres.

— Les priviléges de naissance ne sont plus de mode, répondit M. de Boisguilbault sans montrer ni dépit, ni regret. Votre père, comme industriel, doit être aujourd’hui plus considéré que moi. Et puis je ne suis plus connu de personne, je suis trop vieux ; je ne sais pas même à qui m’adresser, j’ai oublié tout cela. Que M. Cardonnet veuille bien s’en donner la peine, et cet homme ne sera point recherché pour son délit de vagabondage. »

Après ce long discours, M. de Boisguilbault fit un grand soupir comme s’il eût été brisé de fatigue. Mais Émile avait déjà remarqué cette étrange habitude qu’il avait de soupirer, et qui n’était précisément ni l’étouffement d’un asthmatique, ni l’expression d’une douleur morale. C’était comme un tic nerveux, qui n’altérait pas l’impassibilité de sa figure, mais dont la fréquence réagissait sur les nerfs de l’auditeur et finissait par produire chez Émile un malaise douloureux.

« Je pense, monsieur le marquis, dit Émile qui était curieux de le tâter un peu, que vous auriez fort mauvaise opinion d’une société où un privilège quelconque, soit de naissance, soit de fortune, serait l’unique protection du pauvre ou du faible contre des lois trop rigoureuses. J’aime mieux croire que la force morale et l’influence sont à celui qui sait le mieux invoquer les lois de la clémence et de l’humanité.

— En ce cas, monsieur, agissez à ma place », répondit le marquis.

Il y avait de l’humilité et de l’éloge dans cette réponse laconique, et pourtant il y avait peut-être aussi de l’ironie. « Qui sait, se disait Émile, si ce vieux misanthrope n’est pas un satirique fort cruel ? Eh bien, je me défendrai. »

« Je suis prêt à faire tout ce qui dépendra de moi pour votre protégé, répondit-il ; et si j’échoue, ce sera faute de talent, non faute d’activité et de volonté. »

Peut-être le marquis ne comprit-il pas le reproche ; il ne sembla frappé que d’un mot échappé, pour la seconde fois, à Émile, et il le répéta dans un accès de rêverie un peu hébétée :

« Protégé ! fit-il en soupirant à sa manière.

— J’aurais dû dire votre obligé, reprit Émile, qui se repentait déjà de sa vivacité et craignait de nuire au charpentier. De quelque nom qu’il vous plaise que je l’appelle, monsieur le marquis, cet homme est plein de gratitude pour vos bontés, et s’il eût osé, il m’eût suivi pour vous en remercier encore. »

Une légère rougeur colora instantanément les pommettes de M. de Boisguilbault, et il répondit d’une voix plus assurée :

« J’espère qu’il me laissera tranquille dorénavant. »

Émile fut blessé de ce mouvement, il ne put s’empêcher de le faire sentir :

« Si j’étais à sa place, dit-il avec un peu d’émotion, je souffrirais beaucoup d’être accablé d’un bienfait que mon dévouement, ma gratitude et mon labeur ne pourraient jamais acquitter. Vous seriez encore plus généreux que vous ne l’êtes, monsieur le marquis, si vous permettiez au brave Jean Jappeloup de vous offrir ses remerciements et ses services.

— Monsieur, dit M. de Boisguilbault en ramassant une épingle qu’il attacha sur sa manche, soit pour ne pas montrer une sorte de trouble qui s’emparait de lui, soit par une habitude invétérée d’ordre et d’arrangement, je vous avertis que je suis irascible… très irascible. »

Sa voix était si calme et sa prononciation si lente en donnant cet avis à Émile, que celui-ci faillit éclater de rire.

« Pour le coup, pensa-t-il, nous sommes un peu toqués, comme dit Jean. Si j’ai eu le malheur de vous déplaire, monsieur le marquis, dit-il en se levant, je me retire pour ne pas aggraver mes torts, car j’aurais peut-être celui de vous demander d’être parfait, et ce serait votre faute.

— Comment cela ? dit le marquis en tortillant sa branche de chèvrefeuille avec une agitation qui semblait ne pas dépasser le bout de ses doigts.

— On est exigeant envers ceux qu’on estime, je dirais presque envers ceux qu’on admire, si je ne craignais d’offenser votre modestie.

— Vous vous en allez donc ? dit le marquis après un moment de silence problématique et avec un ton plus problématique encore.

— Oui, monsieur le marquis, je vous présente mon respect.

— Pourquoi ne dîneriez-vous pas avec moi ?

— Cela m’est impossible, répondit Émile, étourdi et effrayé d’une semblable proposition.

— Vous vous ennuieriez trop ! reprit le marquis avec un soupir qui, cette fois, trouva, je ne sais comment, le chemin du cœur d’Émile.

— Monsieur, répondit-il avec une effusion spontanée, je reviendrai dîner avec vous quand vous voudrez.

— Demain ! dit M. de Boisguilbault d’un ton accablé, qui semblait vouloir démentir l’empressement de son offre.

— Demain, soit, répondit le jeune homme.

— Oh ! non ! pas demain, reprit le marquis ; c’est lundi, c’est un mauvais jour pour moi ; mais mardi. Est-ce convenu ? »

Émile accepta avec beaucoup de grâce, mais, au fond de l’âme, il était déjà consterné à l’idée d’un tête-à-tête de quelques heures avec ce mort, et il se repentait d’un élan de compassion auquel il n’avait pas su résister.

M. de Boisguilbault, néanmoins, paraissait sortir de sa peur ; il voulut reconduire son hôte jusqu’à la grille où il avait attaché son cheval. « Vous avez là une jolie petite bête, lui dit-il en examinant Corbeau d’un air de connaisseur. C’est un brennoux, bonne race, solide et sobre. Êtes-vous bon cavalier ?

— J’ai plus d’habitude et de hardiesse que de science, répondit Émile ; je n’ai pas encore eu le temps d’apprendre l’équitation par principes, mais je compte le faire dès que l’occasion sera favorable.

— C’est un noble et salutaire exercice, reprit le marquis ; si vous voulez venir me voir quelquefois, je mettrai le peu que je sais à votre service. »

Émile accepta avec politesse l’offre du marquis ; mais il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur le fluet personnage qui se posait devant lui en professeur.

« Cet animal est-il bien dressé ? demanda M. de Boisguilbault en caressant l’encolure de Corbeau.

— Il est docile et généreux, mais c’est d’ailleurs un ignorant comme son maître.

— Je n’aime pas beaucoup les animaux, reprit le marquis ; pourtant je m’occupe quelquefois de ceux-là, et je vous ferai voir d’assez beaux élèves. Voulez-vous me permettre d’essayer les qualités du vôtre ? »

Émile s’empressa de présenter au vieux marquis le flanc de son coursier ; mais, dans la crainte d’un accident, et voyant avec quelle lenteur et quelle difficulté le vieillard s’enlevait sur l’étrier, il ne put s’empêcher de le prévenir, au risque de lui faire injure, que Corbeau était un peu vif et chatouilleux.

Le marquis reçut cet avis sans orgueil, mais n’en persista pas moins dans son projet avec une gravité assez comique. Émile tremblait pour son vieux hôte, et Corbeau tressaillait de colère et de crainte sous cette main étrangère. Il essaya même d’entrer en révolte, et, à la douceur du marquis envers cette rébellion, on eût dit qu’il n’était pas fort tranquille lui-même. « Là, là, mon petit ami, lui disait-il en le flattant de la main, ne nous fâchons point. »

Mais ce n’était là que la conséquence de ses principes, qui lui défendaient, comme un crime de lèse-science, de maltraiter les chevaux. Peu à peu il apaisa sa monture sans la châtier, et, la faisant marcher dans sa grande cour nue et sablée comme un manège, il l’essaya dans toutes ses allures, et lui fit exécuter avec une facilité extraordinaire les divers mouvements et changements de pied qu’il aurait pu exiger d’un cheval dressé. Corbeau parut se soumettre sans efforts ; mais lorsque le marquis le rendit à Émile, ses naseaux enflammés et sa croupe luisante de sueur révélaient la mystérieuse contrainte que cette main ferme et ces longues jambes inflexibles lui avaient fait subir.

« Je ne le croyais pas si savant ! dit Émile en manière d’éloge au marquis.

— C’est un animal fort intelligent », répondit celui-ci avec modestie.

Lorsque Émile fut remonté à cheval, Corbeau se cabra et bondit avec fureur, comme pour se venger sur un cavalier moins expérimenté de l’ennuyeuse leçon qu’il avait prise.

« Voilà un mort singulier ! se disait Émile en descendant rapidement le chemin qui le ramenait auprès de Jean Jappeloup, et en pensant à ce marquis asthmatique, qui se troublait devant un enfant et domptait un cheval fougueux. Est-ce que cette face cadavérique et cette voix éteinte appartiendraient à un caractère de fer ? »

Il trouva le charpentier rempli d’impatience et d’inquiétude, et quand il lui eut rendu compte de la conférence : « C’est bien ; je vous remercie, et je vous confie mes intérêts, dit-il. Mais il faut aussi qu’on s’aide soi-même, et c’est ce que je vais faire. Pendant que vous allez écrire aux autorités, je vais les trouver, moi. Vos écritures prendront du temps, et je ne dormirai pas que je n’aie embrassé mes amis de Gargilesse en plein jour au sortir de vêpres, sous le porche de notre église. Je pars pour la ville…

— Et si on vous arrête en chemin ?

— On n’arrête pas sur les chemins que je connais, et que les gendarmes ne connaissent pas. J’arriverai de nuit ; je me glisserai dans la cuisine du procureur du roi. Sa servante est ma nièce. J’ai bonne langue, je m’expliquerai ; je dirai mes raisons, et demain, avant le soir, je rentrerai tête levée dans mon village. »

Sans attendre la réponse d’Émile, le charpentier partit comme un trait, et disparut dans les broussailles.