Le Père de famille/À Madame la princesse de Nassau-Saarbruck



À S. A. S. MADAME LA PRINCESSE


DE


NASSAU-SAARBRUCK[1]



Madame,


En soumettant le Père de famille au jugement de Votre Altesse Sérénissime, je ne me suis point dissimulé ce qu’il en avait à redouter. Femme éclairée, mère tendre, quel est le sentiment que vous n’eussiez exprimé avec plus de délicatesse que lui ? Quelle est l’idée que vous n’eussiez rendue d’une manière plus touchante ? Cependant ma témérité ne se bornera pas, madame, à vous offrir un si faible hommage. Quelque distance qu’il y ait de l’âme d’un poëte à celle d’une mère, j’oserai descendre dans la vôtre, y lire, si je le sais, et révéler quelques-unes des pensées qui l’occupent. Puissiez-vous les reconnaître et les avouer.

Lorsque le ciel vous eut accordé des enfants, ce fut ainsi que vous vous parlâtes ; voici ce que vous vous êtes dit.

Mes enfants sont moins à moi peut-être par le don que je leur ai fait de la vie, qu’à la femme mercenaire qui les allaita. C’est en prenant le soin de leur éducation, que je les revendiquerai sur elle. C’est l’éducation qui fondera leur reconnaissance et mon autorité. Je les élèverai donc.

Je ne les abandonnerai point sans réserve à l’étranger, ni au subalterne. Comment l’étranger y prendrait-il le même intérêt que moi ? Comment le subalterne en serait-il écouté comme moi ? Si ceux que j’aurai constitués les censeurs de la conduite de mon fils se disaient au dedans d’eux-mêmes : « Aujourd’hui mon disciple, demain il sera mon maître, » ils exagéreraient le peu de bien qu’il ferait ; s’il faisait le mal, ils l’en reprendraient mollement, et ils deviendraient ainsi ses adulateurs les plus dangereux.

Il serait à souhaiter qu’un enfant fût élevé par son supérieur ; et le mien n’a de supérieur que moi.

C’est à moi à lui inspirer le libre exercice de sa raison, si je veux que son âme ne se remplisse pas d’erreurs et de terreurs, telles que l’homme s’en faisait à lui-même sous un état de nature imbécile et sauvage.

Le mensonge est toujours nuisible. Une erreur d’esprit suffit pour corrompre le goût et la morale. Avec une seule idée fausse, on peut devenir barbare ; on arrache les pinceaux de la main du peintre, on brise le chef-d’œuvre du statuaire, on brûle un ouvrage de génie, on se fait une âme petite et cruelle ; le sentiment de la haine s’étend, celui de la bienveillance se resserre ; on vit en transe, et l’on craint de mourir. Les vues étroites d’un instituteur pusillanime ne réduiront pas mon fils dans cet état, si je puis.

Après le libre exercice de sa raison, un autre principe, que je ne cesserai de lui recommander, c’est la sincérité avec soi-même. Tranquille alors sur les préjugés auxquels notre faiblesse nous expose, le voile tomberait tout à coup, et un trait de lumière lui montrerait tout l’édifice de ses idées renversé, qu’il dirait froidement : « Ce que je croyais vrai était faux ; ce que j’aimais comme bon était mauvais ; ce que j’admirais comme beau était difforme ; mais il n’a pas dépendu de moi de voir autrement. »

Si la conduite de l’homme peut avoir une base solide dans la considération générale, sans laquelle on ne se résout point à vivre ; dans l’estime et le respect de soi-même, sans lesquels on n’ose guère en exiger des autres ; dans les notions d’ordre, d’harmonie, d’intérêt, de bienfaisance et de beauté, auxquelles on n’est pas libre de se refuser, et dont nous portons le germe dans nos cœurs, où il se déploie et se fortifie sans cesse ; dans le sentiment de la décence et de l’honneur, dans la sainteté des lois : pourquoi appuierai-je la conduite de mes enfants sur des opinions passagères, qui ne tiendront, ni contre l’examen de la raison, ni contre le choc des passions, plus redoutables encore pour l’erreur que la raison ?

Il y a, dans la nature de l’homme, deux principes opposés ; l’amour-propre, qui nous rappelle à nous, et la bienveillance, qui nous répand. Si l’un de ces deux ressorts venait à se briser, on serait ou méchant jusqu’à la fureur, ou généreux jusqu’à la folie. Je n’aurai point vécu sans expérience pour eux, si je leur apprends à établir un juste rapport entre ces deux mobiles de notre vie.

C’est en les éclairant sur la valeur réelle des objets, que je mettrai un frein à leur imagination. Si je réussis à dissiper les prestiges de cette magicienne, qui embellit la laideur, qui enlaidit la beauté, qui pare le mensonge, qui obscurcit la vérité, et qui nous joue par des spectres qu’elle fait changer de formes et de couleurs, et qu’elle nous montre quand il lui plaît et comme il lui plaît, ils n’auront ni craintes outrées, ni désirs déréglés.

Je ne me suis pas promis de leur ôter toutes les fantaisies ; mais j’espère que celle de faire des heureux, la seule qui puisse consacrer les autres, sera du nombre des fantaisies qui leur resteront. Alors, si les images du bonheur couvrent les murs de leur séjour, ils en jouiront ; s’ils ont embelli des jardins, ils s’y promèneront. En quelque endroit qu’ils aillent, ils y porteront la sérénité.

S’ils appellent autour d’eux les artistes, et s’ils en forment de nombreux ateliers, le chant grossier de celui qui se fatigue depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, pour obtenir d’eux un morceau de pain, leur apprendra que le bonheur peut être aussi à celui qui scie le marbre et qui coupe la pierre ; que la puissance ne donne pas la paix de l’âme, et que le travail ne l’ôte pas.

Auront-ils élevé un édifice au fond d’une forêt, ils ne craindront pas de s’y retirer quelquefois avec eux-mêmes, avec l’ami qui leur dira la vérité, avec l’amie qui saura parler à leur cœur, avec moi.

J’ai le goût des choses utiles ; et, si je le fais passer en eux, des façades, des places publiques, les toucheront moins qu’un amas de fumier sur lequel ils verront jouer des enfants tout nus, tandis qu’une paysanne, assise sur le seuil de sa chaumière, en tiendra un plus jeune attaché à sa mamelle, et que des hommes basanés s’occuperont, en cent manières diverses, de la subsistance commune.

Ils seront moins délicieusement émus à l’aspect d’une colonnade, que si, traversant un hameau, ils remarquent les épis de la gerbe sortir par les murs entr’ouverts d’une ferme.

Je veux qu’ils voient la misère, afin qu’ils y soient sensibles, et qu’ils sachent, par leur propre expérience, qu’il y a autour d’eux des hommes comme eux, peut-être plus essentiels qu’eux, qui ont à peine de la paille pour se coucher, et qui manquent de pain.

Mon fils, si vous voulez connaître la vérité, sortez, lui dirai-je ; répandez-vous dans les différentes conditions ; voyez les campagnes, entrez dans une chaumière, interrogez celui qui l’habite ; ou plutôt regardez son lit, son pain, sa demeure, son vêtement ; et vous saurez ce que vos flatteurs chercheront à vous dérober.

Rappelez-vous souvent à vous-même qu’il ne faut qu’un seul homme méchant et puissant, pour que cent mille autres hommes pleurent, gémissent et maudissent leur existence.

Que cette espèce de méchants, qui bouleversent le globe et qui le tyrannisent, sont les vrais auteurs du blasphème.

Que la nature n’a point fait d’esclaves, et que personne sous le ciel n’a plus d’autorité qu’elle.

Que l’idée d’esclavage a pris naissance dans l’effusion du sang et au milieu des conquêtes.

Que les hommes n’auraient aucun besoin d’être gouvernés, s’ils n’étaient pas méchants ; et que par conséquent le but de toute autorité doit être de les rendre bons.

Que tout système de morale, tout ressort politique, qui tend à éloigner l’homme de l’homme, est mauvais.

Que, si les souverains sont les seuls hommes qui soient demeurés dans l’état de nature, où le ressentiment est l’unique loi de celui qu’on offense, la limite du juste et de l’injuste est un trait délié qui se déplace ou qui disparaît à l’œil de l’homme irrité.

Que la justice est la première vertu de celui qui commande, et la seule qui arrête la plainte de celui qui obéit.

Qu’il est beau de se soumettre soi-même à la loi qu’on impose ; et qu’il n’y a que la nécessité et la généralité de la loi qui la fassent aimer.

Que plus les États sont bornés, plus l’autorité politique se rapproche de la puissance paternelle.

Que si le souverain a les qualités d’un souverain, ses États seront toujours assez étendus.

Que si la vertu d’un particulier peut se soutenir sans appui, il n’en est pas de même de la vertu d’un peuple ; qu’il faut récompenser les gens de mérite, encourager les hommes industrieux, approcher de soi les uns et les autres.

Qu’il y a partout des hommes de génie, et que c’est au souverain à les faire paraître.

Mon fils, c’est dans la prospérité que vous vous montrerez bon ; mais c’est l’adversité qui vous montrera grand. S’il est beau de voir l’homme tranquille, c’est au moment où les hasards se rassemblent sur lui.

Faites le bien ; et songez que la nécessité des événements est égale sur tous.

Soumettez-vous-y ; et accoutumez-vous à regarder d’un même œil le coup qui frappe l’homme et qui le renverse, et la chute d’un arbre qui briserait sa statue.

Vous êtes mortel comme un autre ; et lorsque vous tomberez, un peu de poussière vous couvrira comme un autre.

Ne vous promettez point un bonheur sans mélange ; mais faites-vous un plan de bienfaisance que vous opposiez à celui de la nature, qui nous opprime quelquefois. C’est ainsi que vous vous élèverez, pour ainsi dire, au-dessus d’elle, par l’excellence d’un système qui répare les désordres du sien. Vous serez heureux le soir, si vous avez fait plus de bien qu’elle ne vous aura fait de mal. Voilà l’unique moyen de vous réconcilier avec la vie. Comment haïr une existence qu’on se rend douce à soi-même par l’utilité dont elle est aux autres ?

Persuadez-vous que la vertu est tout, et que la vie n’est rien ; et si vous avez de grands talents, vous serez un jour compté parmi les héros.

Rapportez tout au dernier moment, à ce moment où la mémoire des faits les plus éclatants ne vaudra pas le souvenir d’un verre d’eau présenté par humanité à celui qui avait soif.

Le cœur de l’homme est tantôt serein et tantôt couvert de nuages ; mais le cœur de l’homme de bien, semblable au spectacle de la nature, est toujours grand et beau, tranquille ou agité.

Songez au danger qu’il y aurait à se faire l’idée d’un bonheur qui fût toujours le même, tandis que la condition de l’homme varie sans cesse.

L’habitude de la vertu est la seule que vous puissiez contracter sans crainte pour l’avenir. Tôt ou tard les autres sont importunes.

Lorsque la passion tombe, la honte, l’ennui, la douleur commencent. Alors on craint de se regarder. La vertu se voit elle-même[2] toujours avec complaisance.

Le vice et la vertu travaillent sourdement en nous. Ils n’y sont pas oisifs un moment. Chacun mine de son côté. Mais le méchant ne s’occupe pas à se rendre méchant, comme l’homme de bien à se rendre bon. Celui-là est lâche dans le parti qu’il a pris ; il n’ose se perfectionner. Faites-vous un but qui puisse être celui de toute votre vie.

Voilà, madame, les pensées que médite une mère telle que vous, et les discours que ses enfants entendent d’elle. Comment, après cela, un petit événement domestique, une intrigue d’amour, où les détails sont aussi frivoles que le fond, ne vous paraîtraient-ils pas insipides ? Mais j’ai compté sur l’indulgence de Votre Altesse Sérénissime ; et si elle daigne me soutenir, peut-être me trouverai-je un jour moins au-dessous de l’opinion favorable dont elle m’honore.

Puisse l’ébauche que je viens de tracer de votre caractère et de vos sentiments, encourager d’autres femmes à vous imiter ! Puissent-elles concevoir qu’elles passent, à mesure que leurs enfants croissent ; et que, si elles obtiennent les longues années qu’elles se promettent, elles finiront par être elles-mêmes des enfants ridés, qui redemanderont en vain une tendresse qu’elles n’auront pas ressentie.

Je suis avec un très-profond respect,


Madame,
De Votre Altesse Sérénissime,
Le très-humble et très-obéissant serviteur,


diderot.
  1. « Sans avoir jamais vu M. Diderot, sans trouver le Père de famille plaisant, j’ai toujours respecté ses profondes connaissances ; et, à la tête de ce Père de famille, il y a une épître à Mme la princesse de Nassau qui m’a paru le chef-d’œuvre de l’éloquence et le triomphe de l’humanité. » Lettre de Voltaire à Palissot du 4 juin 1760. — Ce morceau a été plusieurs fois réimprimé dans des recueils, entre autres dans le Choix littéraire, Genève et Copenhague, 16 vol. in-8o, t. XVI (1758). En enlevant les premières et les dernières lignes on a obtenu une suite de conseils qui portent ce titre qui pourrait tromper : Résolutions d’une mère.
  2. Variante : Par elle-même.