Le Père De Smet/Chapitre 08

H. Dessain (p. 185-209).


CHAPITRE VIII

VOYAGES AU FORT COLVILLE ET AU FORT VANCOUVER. — LES KALISPELS ET LES CŒURS-D’ALÊNE. — M. BLANCHET


1841-1842


Un mois après son arrivée à Sainte-Marie, le P. De Smet avait dû se séparer de ses confrères pour se rendre au fort Colville, situé sur le Columbia, à 300 milles environ au nord-ouest de la mission.

Deux motifs l’avaient déterminé à entreprendre ce voyage.

D’abord, les besoins de la colonie. Tel était le dénuement des missionnaires, que le Fr. Specht n’avait, pour se vêtir, que des peaux de bêtes, et qu’un Père avait dû se faire une soutane avec la couverture d’un Indien. Il fallait, de plus, des provisions pour l’hiver, des semences pour le printemps, des outils pour les sauvages, des bœufs, des vaches, enfin tout ce qu’exige le premier établissement d’une « réduction ».

Le second motif était le désir de visiter les Kalispels, tribu alliée aux Pends-d’Oreilles, qui se tenait, pendant l’automne, sur les bords de la Clarke.[1]

Il partit le 28 octobre, escorté de dix guerriers têtes-plates.

Le jour de la Toussaint, il rencontre le principal camp des Kalispels, qui le reçoivent avec des transports de joie.

Quelle n’est pas sa surprise de les entendre, le soir, réciter les prières, et d’apprendre que la peuplade est déjà en quelque sorte convertie, avant d’avoir reçu la visite du missionnaire !

Il a bientôt la clef du mystère. Ayant appris, l’année précédente, l’arrivée d’une robe-noire dans les Montagnes, les Kalispels avaient envoyé chez les Têtes-Plates un jeune homme fort intelligent, et doué d’une excellente mémoire. Celui-ci avait appris les prières, les cantiques et les principales vérités de la religion. Au retour, il s’était fait l’apôtre de la tribu. D’une loge à l’autre, on s’était transmis ses instructions. À la fin de l’hiver, la peuplade était plus qu’à moitié chrétienne.

Ravi de pareilles dispositions, le P. De Smet s’empresse de baptiser les enfants et les malades ; puis il quitte les Kalispels, promettant de leur envoyer bientôt un Père pour vivre au milieu d’eux. Pendant qu’il longe la Clarke, il se trouve en face d’une chaîne de rochers presque à pic. « J’avais rencontré, dit-il, bien des mauvais passages, mais aucun ne m’avait encore paru aussi difficile. Le franchir à cheval était impossible ; à pied, je serais épuisé avant d’être arrivé au bout ».

Le missionnaire recourt à un expédient qui rappelle les aventures de sa jeunesse : « Je me souvins que nous avions parmi nos bêtes une vieille mule assez prudente et pas trop vicieuse. Je m’attachai à sa queue et tins ferme. Excitée par quelques cris et coups de fouet, elle me traîna patiemment jusqu’au sommet… Pour descendre, je changeai de position. Je m’accrochai à la bride de ma mule qui, continuant à avancer pas à pas, me déposa sain et sauf au pied du rocher ».[2]

Le lendemain, on entra dans une forêt de pins et de cèdres, qu’on mit trois jours à traverser.

« Cette forêt, dit le missionnaire, est, dans son genre, une véritable merveille. Les sauvages disent que c’est la plus belle de l’Orégon. Il serait, en effet, difficile de trouver ailleurs des arbres aussi gigantesques. Du milieu des bouleaux, des aunes et des hêtres, le cèdre dresse sa tête altière, et les surpasse tous en grandeur. J’en ai mesuré un qui avait quarante-deux pieds de circonférence ; un autre, qui se trouvait à terre, avait plus de deux cents pieds de long. Les branches de ces colosses s’entrelacent au-dessus des hêtres et des bouleaux, formant une voûte si touffue que les rayons du soleil ne pénètrent jamais à leur base, tapissée de mousse et de lychnis. À voir, sous ce dôme toujours vert, les troncs s’élancer par milliers, comme autant de colonnes majestueuses, on dirait un temple immense, élevé par la nature à la gloire de son Auteur ».[3]


Au sortir de la forêt apparut le lac des Kalispels, avec ses îlots couverts de pins, ses bords échancrés, son horizon de collines qui fuient, en s’étageant, vers les sommets couverts de neiges éternelles.

Mais le plus beau spectacle du monde ne vaut pas, pour le missionnaire, la joie de gagner une âme.

« Me trouvant un jour, dit-il, sur la pente d’une colline, j’aperçus au bord de la rivière une petite loge de joncs. J’appelai quelque temps : point de réponse. Alors je me sentis comme entraîné à la visiter, et me fis accompagner de mon interprète,

» Nous trouvâmes une pauvre vieille femme, aveugle et très malade. Je lui parlai du Grand-Esprit, des points nécessaires au salut, du baptême, etc. L’exemple de l’apôtre saint Philippe nous apprend qu’il est des circonstances où toutes les dispositions requises peuvent se trouver implicitement dans un acte de foi, et dans un désir sincère de ne vouloir entrer au ciel que par la bonne porte. Toutes les réponses de la pauvre vieille étaient pleines de respect et d’amour pour Dieu.

— Oui, disait-elle, j’aime Dieu de tout mon cœur. Pendant toute ma vie, il m’a fait la charité. Oui, je veux être son enfant, et lui appartenir toujours.

» Alors elle se mit à genoux et me demanda le baptême. Je lui donnai le nom de Marie, et lui mis au cou une médaille de la Sainte Vierge. En m’éloignant, je l’entendais encore remercier Dieu de cette suprême faveur.

» À peine avais-je regagné mon petit sentier, que je rencontrai le mari de cette vieille. Courbé sous le poids de l’âge et des infirmités, il pouvait à peine se traîner. Il venait de tendre, dans la forêt, un piège aux chevreuils, lorsque, informé de mon approche par mes gens, il hâta le pas, et, d’aussi loin qu’il m’aperçut, s’écria d’une voix tremblante :

— Oh ! que j’ai le cœur content de voir notre Père avant de mourir ! Le Grand-Esprit est bon. Oh ! que j’ai le cœur content !

» Et le bon vieillard me serrait affectueusement la main, répétant toujours les mêmes paroles.

» Je lui dis que je sortais à l’instant même de sa loge, et que j’avais baptisé sa femme.

— J’ai appris, me répondit-il, votre arrivée aux Montagnes, l’année dernière. J’ai su que vous y aviez baptisé beaucoup de nos gens. Je suis pauvre et vieux ; je n’espérais plus avoir le bonheur de vous voir. Robe-Noire, rendez-moi aussi heureux que ma femme ; moi aussi je veux appartenir à Dieu, et nous l’aimerons toujours.

» Je le conduisis au bord d’un torrent tout proche, et lui donnai le baptême avec le nom de Simon. Me voyant m’éloigner, le bon vieillard ne cessait de répéter :

— Oh ! que Dieu est bon ! Je vous remercie, Robe-Noire, du bonheur que vous m’avez procuré. Oh ! j’ai le cœur si content ! Oui, j’aimerai toujours Dieu. Oh ! que Dieu est bon ! que Dieu est bon !

» Je n’aurais pas voulu, en ce moment, changer mon sort contre aucun autre sur la terre. Il me semble qu’une telle rencontre vaut seule un voyage aux Montagnes ».[4]

Un peu plus loin, nouveau sujet de consolation.

Le P. De Smet découvre dans une pauvre hutte cinq vieillards octogénaires, appartenant, eux aussi, à la tribu des Kalispels. Trois sont aveugles, les deux autres sont borgnes ; c’est une vivante image de la misère humaine.

« Je leur parlai, dit-il, des moyens de salut et du bonheur de l’autre vie. Leurs réponses m’attendrirent jusqu’aux larmes. On entendait ces vieillards, formant un concert émouvant, s’écrier des différents points de la loge :

— Ô Dieu, quel bonheur nous vient dans nos vieux jours ! Nous vous aimerons, ô notre Dieu ! oui, nous vous aimerons jusqu’à la mort.

» Dès qu’ils eurent compris la nécessité du baptême, tous se jetèrent à genoux pour le recevoir ».

Alors le P. De Smet trouve, pour exciter dans l’âme de ses confrères la flamme de l’apostolat, des accents qui rappellent ceux de François Xavier :

« Ah ! bons et chers Pères d’Europe, je vous en conjure au nom de Jésus-Christ, n’hésitez pas à venir dans cette vigne : la moisson y est mûre et abondante… Chez ces pauvres peuples, l’empressement à entendre la divine parole tient du prodige. De tous côtés, ils accourent sur mon passage, et cela d’une grande distance, m’offrant leurs petits enfants à baptiser. Plusieurs m’ont suivi des journées entières, dans le seul but d’assister aux instructions. Partout les vieillards demandent avec instance le baptême. Le cœur se serre à la vue de tant d’âmes exposées à périr faute de secours. C’est bien ici que l’on peut dire : Messis quidem multa, operarii autem pauci.[5] Quel est le religieux de la Compagnie dont le cœur ne s’enflammerait à ces nouvelles ? Quel est le chrétien qui refuserait son obole à une œuvre comme celle de la Propagation de la foi » ?

Certes, la vie du missionnaire a ses épreuves et ses dangers ; mais, parmi ces accidents, son âme, fixée en Dieu, ne perd rien de sa sérénité :

« Le désert à traverser est immense et monotone. Les loups y hurlent à gueule béante, l’ours y gronde, le chat-tigre et la panthère y rugissent ; mais c’est de loin qu’on les entend, et ils s’enfuient à l’approche de l’homme. Dans ce désert, la Providence a admirablement pourvu aux besoins de ses enfants : le buffle, la gazelle, le cerf, le chevreuil, la grosse-corne, l’orignal, y paissent encore par milliers. Si parfois l’on y jeûne pendant un jour ou deux — je parle d’expérience — on y gagne un meilleur appétit. Si une nuit orageuse empêche de fermer l’œil, on dort mieux la nuit suivante. Si la rencontre d’ennemis aux aguets met notre vie en danger, cela nous apprend à ne nous confier qu’en Dieu, à bien prier, à tenir nos comptes toujours en règle ; et, à cette crainte d’un moment, succèdent une joie et une reconnaissance durables. Je dois l’avouer, je ne sais pas encore ce que c’est que de souffrir pour le doux nom de Jésus. Au contraire, j’éprouve ici, dans toute sa force, la vérité de la divine parole : Jugum meum suave est, et onus meum leve ».[6]

Le 14 novembre, on arriva au fort Colville, appartenant à la Compagnie des Fourrures de la Baie d’Hudson. Le commandant, Écossais d’origine, fit bon accueil au missionnaire, et lui fournit en abondance bestiaux, vivres et semences. Il alla jusqu’à faire mettre à son insu, parmi les provisions, « une foule de petites douceurs, telles que sucre, café, thé, chocolat, beurre, biscuits, farine, volailles, etc. »

Quatre jours après, le P. De Smet reprenait le chemin de la Racine-Amère.[7]

Le 8 décembre, fête de l’Immaculée-Conception, il rentrait à Sainte-Marie, au milieu des salves et des acclamations de ses chers Têtes-Plates. Son voyage avait duré quarante-deux jours. Il avait baptisé 190 personnes et annoncé l’Évangile à plus de 2 000 Indiens.

Le P. De Smet rapportait du fort Colville quelques boisseaux d’avoine, de blé et de pommes de terre. On allait faire à la colonie un premier essai de culture. Déjà le Fr. Claessens avait labouré un terrain attenant à la mission et entouré d’une palissade. La saison venue, il commença les semailles.

C’était pour les Indiens un spectacle nouveau. Ils regardaient comme une folie de détruire, en retournant le sol, l’herbe qui nourrissait leurs chevaux, et d’enfouir le grain qui était bon à manger. Vainement le Fr. Claessens leur assurait-il que les semences, une fois pourries en terre, produiraient au centuple ; personne n’y pouvait croire.

Le printemps venu, les Têtes-Plates restaient, des jours entiers, penchés sur la palissade, pour voir si ce qu’on leur avait dit allait se réaliser. Dès que les brins de blé commencèrent à sortir de terre, ce furent des transports de joie. Bientôt, sur les frêles tiges, se formèrent les épis. Quand vint l’été, l’enclos offrait l’aspect d’une vaste corbeille, d’où débordait la moisson jaunissante.

La récolte fut partagée entre les Indiens, qui purent dès lors apprécier les avantages de la culture. De plus, les missionnaires prirent occasion de ce fait pour leur exposer le mystère de la résurrection des corps.

Au printemps de 1842, il fallait à la mission de nouveaux approvisionnements. Ne pouvant, cette fois, en obtenir du fort Colville, le P. De Smet se mit en route pour le fort Vancouver, à 1 000 milles environ à l’ouest de Sainte-Marie, près de l’embouchure du Columbia.

Son voyage devait avoir, pour l’avenir religieux de l’Orégon, un résultat qu’il était alors loin de soupçonner.

Parti le 13 avril, il revoit en passant les Kalispels, qu’il affermit dans leurs bonnes dispositions. Plus loin, il rencontre un camp de Kootenais. Ceux-ci n’ont encore jamais vu de prêtre ; mais un Iroquois qui, depuis trente ans, vit au milieu d’eux, leur a appris les principaux articles de la religion. Le P. De Smet baptise les petits enfants, ainsi que les adultes les mieux instruits. Après avoir traversé les montagnes de la Racine-Amère, il entre dans la pays des Cœurs-d’Alène

C’est une fertile et délicieuse vallée, qui va s’élargissant vers l’ouest, sur une étendue de plusieurs jours de marche. Çà et là, de sombres bosquets de pins et de cèdres émergent de la verte plaine. Au centre, un lac poissonneux, que traverse une jolie rivière. Au sud, à l’est et au nord, de hautes montagnes, couvertes de neige, qui semblent se perdre dans les nues.

Jadis, la petite tribu des Cœurs-d’Alêne passait pour une des plus barbares et des plus dégradées des Montagnes. Habitués à adorer les animaux, ces Indiens n’avaient aucune idée, ni du vrai Dieu, ni de leur âme, ni de la vie future. À peine avaient-ils conservé l’obscure notion de quelques préceptes de la loi naturelle, dont presque tous s’éloignaient dans la pratique.

Les premiers éléments du christianisme leur furent apportés vers 1830, sans doute par un Iroquois catholique.

Peu après, un terrible fléau s’abattait sur la tribu. Au plus fort de l’épidémie, un moribond entend une voix qui lui dit : « Quitte tes idoles, adore Jésus-Christ, et tu guériras ». Le malade obéit, et il est délivré de son mal. Il fait alors le tour du camp, raconte ce qui vient de lui arriver, et invite les autres malades à suivre son exemple. Tous le font et sont guéris.[8]

L’événement produisit sur les Cœurs-d’Alène une profonde impression. N’ayant personne pour achever de les instruire, quelques-uns retournèrent au culte des idoles ; mais beaucoup, depuis que le vrai Dieu s’était manifesté à eux, n’eurent pas à se reprocher l’ombre d’une infidélité.

Tel était l’état de cette peuplade, lorsque le P. De Smet la visita, au printemps de 1842.

Je fus, dit-il, conduit en triomphe jusqu’à la loge du grand chef. Là parut d’abord, comme chez tous les sauvages, le sempiternel calumet. On fuma deux ou trois rondes en silence et dans le plus profond recueillement. Alors le chef m’adressa la parole et me dit :

— Robe-Noire, vous êtes le bienvenu sur nos terres. Depuis longtemps, nous désirions vous voir et entendre les paroles qui doivent nous éclairer. Nos pères ont invoqué le soleil et la terre. Je me souviens très bien du jour où nous est venue la connaissance d’un seul et vrai Dieu. Depuis lors, c’est à lui que nous avons adressé nos vœux et nos prières. Cependant, nous faisons tous pitié. Nous ignorons la parole du Grand-Esprit ; tout est encore ténèbres pour nous. Mais aujourd’hui, j’espère, nous verrons briller la lumière. Parlez, Robe-Noire ; j’ai fini, et tout le monde a les oreilles ouvertes pour vous entendre.

Je leur parlai pendant deux heures sur le salut et la fin de l’homme, sans qu’un seul bougeât de sa place aussi longtemps que dura l’instruction. Le soleil étant près de se coucher, je récitai la prière, que j’avais eu soin de traduire dans leur langue quelques jours auparavant.

Alors on me présenta des rafraîchissements. C’était quelques miettes de viande sèche, un gâteau de mousse cuite, au goût de savon et noir comme du goudron, avec un verre d’eau de la rivière. Tout cela passait comme du sucre et du miel, car je n’avais rien pris depuis le lever du soleil. Les chefs m’ayant témoigné le désir de m’entendre encore, je continuai l’instruction des hommes bien avant dans la nuit. À chaque demi-heure, je faisais une petite pause, pour laisser circuler les calumets et donner loisir aux réflexions. C’est durant ces intervalles que les chefs s’entretiennent sur ce qu’ils viennent d’entendre, et l’inculquent à leurs subordonnés.

Le matin, en m’éveillant, je fus surpris de voir ma loge remplie de monde. Les sauvages s’y étaient glissés dès avant l’aurore. Aussitôt, je me levai. Tous, à mon exemple, se mirent à genoux, et, ensemble, nous fîmes à Dieu l’offrande de notre journée et de notre cœur.

— Robe-Noire, me dit alors le chef, nous sommes venus ici de grand matin pour vous observer, car nous voudrions faire comme vous. Votre prière est bonne, nous voudrions l’adopter ; mais vous partez après deux nuits, et nous n’avons personne pour nous l’apprendre.

Je fis sonner la clochette pour la prière du matin, et promis au chef que tous la sauraient avant mon départ ».[9]

C’est alors que le P. De Smet imagine la méthode qu’il emploiera désormais pour apprendre les prières aux tribus.

Dès que les Indiens sont rassemblés, il fait ranger en cercle les enfants, leur recommandant de garder tous la même place à chaque réunion. Alors, il confie à la mémoire de chacun une phrase de la prière. Deux sont choisis pour l’Ave Maria, sept pour le Pater, dix pour les Commandements, et douze pour le Symbole des Apôtres. Après avoir répété à chaque enfant sa leçon jusqu’à ce qu’il la sache par cœur, il leur fait réciter tour à tour chacun sa partie. Cela fait une prière continue, à laquelle la peuplade assiste matin et soir. Après quelques jours, un des chefs arrive à tout savoir par cœur, et c’est lui, dès lors, qui récite la prière.

Deux jours après son arrivée chez les Cœurs-d’Alêne, le P. De Smet baptisa les enfants, les malades et les vieillards. Il semblait que Dieu n’eût retenu ces derniers sur la terre que pour leur accorder ce suprême bienfait. Dans leurs transports de joie et de reconnaissance, on croyait entendre le cantique de Siméon.

L’âme déchirée de regrets, le missionnaire se sépara de ses nouveaux chrétiens. Il promit de leur envoyer, le plus tôt possible, un prêtre pour achever de les instruire. « Jamais, dit-il, visite parmi les sauvages ne m’a donné autant de consolation. Nulle part je n’ai vu des preuves aussi évidentes d’une véritable conversion. Je n’excepte pas même ma visite chez les Têtes-Plates en 1840 ».

L’avenir devait confirmer ce jugement. Les Cœurs-d’Alêne sont restés, jusqu’à nos jours, la tribu la plus chrétienne et la plus laborieuse des Montagnes. Le P. De Smet se rendit alors chez les Spokanes, qui lui témoignèrent un vif désir de connaître la religion, puis il arriva au fort Colville.

La fonte des neiges ayant fait déborder les rivières, il dut renoncer à suivre la route de terre jusqu’au fort Vancouver. Pendant que ses compagnons construisaient une barque pour continuer le voyage sur le Columbia, il visita les Chaudières, puis les Okinaganes, qui habitaient de l’autre côté du fleuve. Tous, vieux et jeunes, accou rurent aux instructions, et s’appliquèrent à apprendre les prières. Ici encore, le missionnaire dut se borner à baptiser les enfants et les malades. « Avec quelques prêtres de plus, écrivait-il, et des ressources pour procurer des outils aux sauvages, toutes les nations des Montagnes seraient bientôt catholiques ».[10]

Le 30 mai, il s’embarquait pour Vancouver.

De nombreux rapides, des rochers à fleur d’eau, rendent la navigation sur le Columbia extrêmement dangereuse. Une fois de plus, le P. De Smet va éprouver l’effet de cette merveilleuse protection qui l’accompagne dans tous ses voyages.

« J’étais, dit-il, descendu à terre et longeais le rivage, ne songeant guère au malheur qui nous attendait. J’avais fait environ un quart de mille, lorsque les matelots poussèrent au large. Les voyant descendre d’un air assuré, chantant leur chanson d’aviron, je commençais à me repentir d’avoir préféré au cours du fleuve un sentier rocailleux sur le penchant d’une roche escarpée.

» Tout à coup, l’aspect des choses change. La proue de l’esquif se trouve brusquement arrêtée. Telle est la violence du choc, que les rameurs peuvent à peine se tenir sur leurs bancs. Dès qu’ils ont repris leur équilibre, ils tâchent de s’éloigner, mais en vain. Bientôt ils voient se dessiner autour de la barque un immense tourbillon. Déjà l’écume blanchit la surface de l’eau ; un sourd mugissement se fait entendre, à travers lequel on distingue la voix du pilote, qui encourage ses hommes à ramer.

» Le danger devient imminent ; tout espoir s’évanouit. La barque tourne sur elle-même, au gré du tourbillon, la proue se dresse, la poupe inclinée plonge dans l’abîme.

Une sueur glaciale couvrait tous mes membres ; ma vue s’obscurcissait. Un dernier cri : « Nous sommes perdus ! » m’annonce que c’en est fait de mes compagnons. Incapable de leur porter secours, je restais spectateur immobile de cette scène navrante.

L’endroit où la barque avait disparu ne présentait plus la moindre trace de l’accident. Sous les flots redevenus paisibles, des hommes se débattaient dans une horrible agonie. Bientôt les rames, les perches, l’esquif renversé, avec les objets flottants qu’il contenait, sortirent du gouffre et furent jetés dans toutes les directions, tandis que, çà et là, je voyais mes pauvres matelots lutter contre les tourbillons qui se reformaient autour d’eux. Cinq avaient disparu pour ne plus remonter. Mon interprète avait deux fois touché le fond de l’abîme ; sans savoir comment, après une courte prière, il se trouva jeté sur le rivage. Un Iroquois se sauva en s’accrochant à mon lit. Un troisième eut le bonheur de saisir la poignée d’une malle vide, qui l’aida à se soutenir au-dessus de l’eau et à gagner terre »[11].

Le reste du voyage fut heureux. Chez les tribus qu’il rencontra, le P. De Smet eut encore la consolation de baptiser plusieurs enfants. Le 8 juin, il arrivait au fort Vancouver.

À l’époque dont nous parlons, toute la région comprise entre l’Océan Pacifique et les Montagnes-Rocheuses était désignée sous le nom de Territoire de l’Orégon.[12]

Rien de grandiose comme les sites de ce vaste pays. À l’ouest, la côte du Pacifique, déchirée de baies profondes, bordée d’abruptes falaises. À l’est, un horizon de collines couvertes de pins, derrière lesquelles se dresse l’immense chaîne des Rocheuses, avec ses cimes toujours blanchies de neige. Çà et là, de vertes vallées, des lacs où se reflète l’azur d’un ciel étonnamment pur, des forêts gigantesques, des prairies sans limites, de puissantes rivières, tombant en cataractes au fond des ravins.

Jusqu’au commencement du siècle dernier, les Blancs n’avaient guère exploré l’Orégon.

Cependant, la Compagnie de la Baie d’Hudson y avait deviné de grandes richesses à exploiter.[13] Les fourrures d’une faune innombrable et variée, la fertilité du sol, l’abondance de la végétation, attirèrent bientôt ces hardis commerçants. Parmi eux se trouvaient plusieurs Canadiens catholiques.

En 1824, un homme d’un mérite éminent, M. John Mac Loughlin, fut nommé gouverneur des postes de la Compagnie dans l’Orégon.[14] Il autorisa les agents qui avaient fini leurs années de service à s’établir dans le pays, et leur concéda des terres, notamment sur la rivière Willamette.

Désirant se procurer les secours religieux, la colonie demanda des prêtres catholiques.

En 1838, l’archevêque de Québec obtint passage, pour deux missionnaires, sur les canots appartenant à la Compagnie des Fourrures. C’étaient MM. François-Norbert Blanchet et Modeste Demers, tous deux originaires du Canada. Le premier recevait en même temps le titre et les pouvoirs de vicaire général pour le pays situé à l’ouest des Montagnes.

Après un voyage de plusieurs mois sur les lacs et les rivières, ils atteignirent la chaîne des Rocheuses, puis descendirent la vallée du Columbia.

Les protestants les avaient devancés. Dès 1834, méthodistes, presbytériens, anglicans, s’étaient abattus sur l’Orégon. Déjà ils y possédaient de nombreux établissements.

Pour combattre l’œuvre des sectes, les missionnaires catholiques réalisèrent des prodiges de zèle. Ils ouvrirent des églises à Vancouver, à Willamette et à Cowlitz. Leur ardente parole donna à la piété chrétienne un nouvel élan, et arracha les chasseurs canadiens aux désordres d’une vie d’aventures. Les Indiens ne furent pas oubliés ; pour les atteindre, M. Demers remonta le Columbia jusqu’à Wallawalla et à Colville.

Mais deux prêtres ne suffisaient pas à évangéliser une population de 200 000 âmes, répartie sur un territoire qui mesure près de 300 lieues de long sur 200 de large.

Apprenant que le P. De Smet venait d’arriver aux Montagnes avec cinq autres missionnaires, M. Blanchet s’empressa de lui écrire pour lui exposer les besoins de l’Orégon. « Jugez, disait-il en finissant, combien il serait à propos d’envoyer ici un de vos Pères avec un des trois Frères. À mon avis, c’est ici qu’il faut jeter les fondements de la religion dans ce pays ; c’est ici qu’il faudrait un collège, un couvent, des écoles ; c’est ici que le combat est engagé, et qu’il nous faut vaincre d’abord : ce serait donc ici qu’il faudrait établir une belle mission. Des postes centraux, les missionnaires iraient, dans toutes les directions, visiter les postes éloignés, et distribuer le pain de vie aux infidèles encore plongés dans les ombres de la mort ».[15]

Obligé d’aller, quelques mois plus tard, au fort Vancouver, pour le ravitaillement de Sainte-Marie, le P. De Smet put reconnaître par lui-même l’état des missions dans l’ouest de l’Orégon. Ce fut à Saint-Paul, sur le Willamette, qu’il rencontra les missionnaires canadiens.[16].

On arrêta le plan d’évangélisation du pays. Le P. De Smet admit la nécessité d’un établissement important dans la partie occidentale de l’Orégon, où la civilisation commençait à s’étendre. Il serait ensuite plus facile au catholicisme de pénétrer dans les Montagnes. Malheureusement, les hommes, aussi bien que les ressources, faisaient défaut. Les Pères venus de Saint-Louis suffisaient à peine aux besoins des nouveaux convertis. D’ailleurs, cette immense région réclamait, non pas un, mais plusieurs missionnaires, et, de plus, un certain nombre de religieuses pour l’éducation chrétienne des enfants. Le P. De Smet se chargeait d’aller lui-même plaider auprès de ses supérieurs la cause de l’Orégon. S’il n’obtenait pas à Saint-Louis les secours nécessaires, il était prêt à aller les chercher en Europe.

Après quelques jours, on se sépara. Notre missionnaire avait hâte de rapporter à Sainte-Marie les vivres, les outils, les vêtements qu’il avait achetés au fort. Le 27 juillet, il était de retour.

Les Têtes-Plates venaient de partir pour la chasse d’été. Le P. Point les accompagnait ; le P. Mengarini gardait le camp, avec les vieillards et les enfants. Sans tarder, le P. De Smet va rejoindre les chasseurs.

Le 15 août, il célèbre la messe dans une belle plaine arrosée par le Madison. « Je voulais, dit-il, rendre grâce à Dieu pour les bienfaits dont il nous avait comblés pendant l’année. J’eus la consolation de voir cinquante Têtes-Plates s’approcher de la sainte table avec un air si humble, si modeste, si dévot, qu’ils ressemblaient plutôt à des anges qu’à des hommes »[17].

Le missionnaire aimerait à jouir plus longtemps de la ferveur de ses néophytes ; mais le devoir l’appelle ailleurs. Il laisse au P. Mengarini le soin des Têtes-Plates et des Pends-d’Oreilles ; il charge le P. Point d’aller, la chasse finie, ouvrir, avec le Fr. Huet, une mission chez les Cœurs-d’Alène ; quant à lui, pour obtenir de nouveaux apôtres, il entreprend une quatrième fois la dangereuse traversée du désert américain.

Le P. De Smet quitta le camp des Têtes-Plates avec une escorte de dix Indiens. Trois jours après, il avait franchi deux chaînes de montagnes et parcouru 150 milles à travers un pays infesté par les Pieds-Noirs, sans toutefois les rencontrer. Il se reposa quelque temps chez des tribus amies, puis arriva chez les Corbeaux.

« Ils nous avaient aperçus de loin. Bientôt quelques-uns me reconnurent. Au cri de : « La robe-noire ! la robe-noire ! » tous, grands et petits, au nombre d’environ trois mille, sortirent de leurs loges, comme les abeilles de leurs ruches.

» À mon entrée dans le village se passa une singulière scène, dont je me trouvai, ex abrupto, le principal personnage. Les chefs et les premiers d’entre les braves. au nombre d’environ cinquante, s’empressèrent autour de moi et m’arrêtèrent court. L’un me tirait à droite, l’autre à gauche ; un troisième me tenait par la soutane, tandis qu’un quatrième, taillé en athlète, voulait m’enlever à force de bras. Tous parlaient à la fois et semblaient se quereller.

» Ne comprenant rien à leur langage, je ne savais trop si je devais rire ou être sérieux. Heureusement, l’interprète vint me tirer d’affaire, et m’apprit que ce tumulte n’était qu’un excès de politesse et de bienveillance à mon égard : chacun voulait avoir l’honneur de loger et de nourrir la robe-noire. Sur son avis, je choisis moi-même mon maître d’hôtel. Aussitôt les autres lâchèrent prise, et je suivis le principal chef dans sa loge, la plus grande et la plus belle du camp. Les Corbeaux ne tardèrent pas à s’y rendre en foule, et tous me comblèrent d’amitiés. Le calumet social, symbole de l’union et de la fraternité sauvage, fit, sans se refroidir, le tour de l’assemblée[18] » Ravis de joie, les sauvages déclarèrent que ce jour était le plus beau de leur vie. Ils me prièrent « de les prendre en pitié », et de rester parmi eux pour leur apprendre, ainsi qu’à leurs petits enfants, à connaître et à servir le Grand-Esprit. Je leur promis qu’une robe-noire viendrait les visiter, mais à la condition que les chefs s’engageraient à faire cesser les vols, si fréquents parmi eux, et s’opposeraient avec rigueur à l’abominable corruption des mœurs qui régnait dans la peuplade… » Une de leurs bonnes qualités, qui me donne beaucoup d’espoir, c’est que, jusqu’à présent, ils ont résisté aux instances des marchands américains pour introduire dans la tribu les liqueurs enivrantes.

— À quoi bon votre eau-de-feu ? disait le chef. Elle ne fait que du mal. Elle brûle la gorge et l’estomac. Elle rend l’homme semblable à un ours : il mord, il grogne, il hurle, et finit par tomber comme un cadavre. Portez cette liqueur à nos ennemis, et ils s’entre-tueront, et leurs femmes et leurs enfants feront pitié. Quant à nous, nous n’en voulons pas ; nous sommes assez fous sans elle.

» Avant mon départ eut lieu une scène touchante. Le grand chef m’ayant demandé à voir ma croix de missionnaire, j’en pris occasion d’expliquer les souffrances de Notre-Seigneur et la cause de sa mort. Ensuite je remis ma croix entre les mains du chef. Celui-ci la baisa avec respect ; puis, les yeux fixés au ciel, l’image du Sauveur serrée sur sa poitrine, s’écria :

— Ô Grand-Esprit, aie pitié de tes pauvres enfants, et fais-leur miséricorde ».[19]

En quittant les Corbeaux, le P. De Smet, accompagné seulement du Jeune Ignace, d’un métis nommé Gabriel, et de deux Américains protestants, s’engagea une seconde fois dans la vallée du Yellowstone. C’était l’endroit le plus dangereux du désert, où de féroces tribus : Pieds-Noirs, Sioux, Cheyennes, Assiniboins, perpétuaient leurs dangereuses querelles.

« Après six jours de marche, nous nous trouvâmes sur le théâtre d’un récent massacre. Çà et là gisaient les restes sanglants de dix Assiniboins, mis à mort trois jours auparavant. Déjà les chairs avaient été presque entièrement dévorées par les loups et les oiseaux de proie. À la vue de ces ossements et des vautours qui tournoyaient au-dessus de nos têtes, le peu de courage dont je me croyais animé sembla, je l’avoue, m’abandonner complètement, et faire place à une secrète frayeur, que j’essayai toutefois de dominer et de cacher à mes compagnons. Mais les circonstances semblaient se réunir pour l’augmenter à chaque pas. Bientôt nous aperçûmes des pistes fraîches d’hommes et de chevaux, qui ne nous laissèrent aucun doute sur la proximité de l’ennemi. Notre guide nous dit même que, déjà, il nous croyait découverts, mais qu’à force de précautions nous parviendrions peut-être à échapper. » Voici l’ordre de marche que nous adoptâmes les jours suivants. Au point du jour, nous sellions nos chevaux, et en route ! Vers 10 heures, nous faisions halte pendant une heure ou deux, ayant soin de choisir un endroit qui, en cas d’attaque, offrît quelque avantage. Ensuite, nous nous remettions en route, toujours au trot, jusqu’au coucher du soleil. Après dîner, pour dépister l’ennemi qui pouvait être aux aguets, nous allumions un grand feu et dressions à la hâte une cabane de branches d’arbres, comme pour y passer la nuit ; puis nous remontions à cheval jusqu’à dix ou onze heures. Alors, sans feu, sans abri, chacun se disposait de son mieux au repos ».

Enfin nos voyageurs atteignirent le Missouri, et se reposèrent quelques jours au fort Union.

Un voyage de plusieurs semaines à travers un aride désert avait épuisé les montures. Pour franchir les 1 800 milles qui le séparaient encore de Saint-Louis, le P. De Smet, accompagné d’Ignace et de Gabriel, s’abandonna sur un esquif au cours impétueux du Missouri. « Bien nous en prit, dit-il, car, le troisième jour, nous entendîmes de loin le bruit d’un bateau à vapeur. Bientôt nous le vîmes s’avancer majestueusement. Notre première pensée fut de remercier Dieu de cette nouvelle faveur. Les propriétaires, ainsi que le capitaine, m’invitèrent généreusement à monter à bord. J’acceptai avec reconnaissance, d’autant plus que, disaient-ils, plusieurs partis de guerre se trouvaient en embuscade le long du fleuve…

» L’eau était basse, les bancs de sable et les chicots nombreux. Plus d’une fois le bateau fut en danger de périr. Les pointes de rocher cachées sous l’eau avaient en maint endroit percé la coque ; les chicots avaient brisé les roues ; un vent violent avait renversé la guérite du pilote, et l’aurait jetée dans le fleuve, si l’on n’eût eu soin de l’attacher avec de gros câbles. Le bateau ne présentait plus qu’un squelette lorsque, après quarante-six jours de pénible navigation, nous arrivâmes à Saint-Louis.

Le dernier dimanche d’octobre, à midi, j’étais à genoux devant l’autel de la Sainte Vierge, à la cathédrale, rendant mes actions de grâces au bon Dieu pour la protection qu’il avait accordée à son pauvre et indigne ministre.

Depuis le commencement d’avril, j’ai parcouru 5 000 milles ; j’ai descendu et remonté le fleuve Columbia, vu périr dans ce fleuve cinq de mes compagnons, longé le Willamette, franchi plusieurs chaînes de montagnes, traversé dans toute son étendue le désert de la Roche-Jaune, descendu le Missouri jusqu’à Saint-Louis, et, dans ce long voyage, je n’ai pas reçu la moindre égratignure, je n’ai pas une seule fois manqué du nécessaire. Dominus memor fuit nostri, et benedixit nobis ».[20]

  1. Les Kalispels étaient aussi appelés « Pends-d’Oreilles de la Baie », pour les distinguer des « Pends-d’Oreilles des Montagnes », qui avaient été visités par le P. De Smet en même temps que les Têtes-Plates.
  2. Lettre à un Père de la Compagnie de Jésus. — Sainte-Marie, 8 déc. 1841.
  3. Ibid.
  4. Lettre du 8 déc. 1841.
  5. « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux ». (Math. IX, 37).
  6. « Mon joug est doux, et mon fardeau léger ». (Matt. XI, 30). — Lettre citée.
  7. Une anecdote assez plaisante vint alors prouver au missionnaire que, sous toutes les latitudes, se rencontrent des filles d’Eve.
    « Nous avions laissé chez les Pends-d’Oreilles cinq ballots de viande sèche. N’en trouvant plus que deux, je demandai au chef ce que les autres étaient devenus.
    — J’ai honte, Robe-Noire, me répondit-il ; j’ai peur de vous parler. J’étais absent lorsque vous avez mis vos ballots dans ma loge. Ma femme les ouvrit pour voir si la viande n’était pas moisie. La graisse lui parut si belle et si bonne qu’elle en goûta. Quand je rentrai, elle m’en offrit, ainsi qu’à mes enfants. Bientôt, le bruit s’est répandu dans le village ; les voisins sont venus, et nous en avons mangé tous ensemble.
    » Si le brave homme avait voulu renouveler l’histoire de nos premiers parents, il n’aurait pu mieux jouer son rôle. Cette aventure me fournit l’occasion d’instruire les sauvages du péché originel et de ses tristes suites. Le chef prit ensuite la parole, et, après avoir sévèrement grondé sa femme, protesta au nom de tous que pareille chose n’arriverait plus ». (Lettre citée).
  8. Le P. Point, qui rapporte ce fait, ajoute : « Je le tiens de la bouche même de celui à qui la chose est arrivée. Il pleurait de reconnaissance en me le racontant. Son récit m’a été confirmé par des témoins oculaires ». (Cf. De Smet, Missions de l’Orégon, p. 243. — P. Point, Recollections of the Rocky Mountains, dans les Woodstock Letters, 1883, p. 153).
  9. Lettre au T. R. P. Général. — Fourche de Madison, 15 août 1842.
  10. Lettre à François De Smet. — Fort Colville, 25 mai 1842.
  11. Lettre au T. R. P. Général. — Fourche de Madison, 15 août 1842.
  12. Longtemps ce pays fut disputé entre l’Angleterre et les États-Unis. La question de l’Orégon fut tranchée, en 1846, par une transaction entre les deux puissances. La partie du Territoire située au sud du 49° degré de latitude fut accordée aux États-Unis, le reste fut rattaché au Canada.
  13. La Compagnie de la Baie d’Hudson, fondée dès 1670 pour le commerce des fourrures, avait son siège principal à Montréal. Elle exerçait le monopole à l’ouest des possessions anglaises et dans l’Orégon. Dans ce dernier pays, elle possédait plusieurs postes ou comptoirs, dont le plus important était le fort Vancouver.
  14. Le Docteur Mac Loughlin naquit au Canada en 1784.
    Après avoir étudié à Paris, il entra de bonne heure au service de la Compagnie des Fourrures. Élevé dans le protestantisme, il embrassa plus tard la religion catholique, et, dès lors, ne cessa de mettre son influence au service des missionnaires.
  15. Fort Vancouver. — 28 sept. 1841.
    Mac Loughlin appuyait en ces termes la demande de M. Blanchet : « Après une expérience de plusieurs années, je suis pleinement convaincu que le moyen le plus efficace de répandre, dans cette partie du monde, les doctrines de l’Église catholique romaine, est d’établir une importante mission chez les colons du Willamette et de Cowlitz. C’est en effet l’habitude des Indiens de se régler sur ce qu’ils voient pratiquer chez les Blancs… Si un de vos Pères, avec un ou deux Frères, pouvait venir porter secours à MM. Blanchet et Demers, jusqu’à ce qu’il leur arrive des renforts du Canada, ce serait pour la religion un immense avantage ». (Vancouver, 27 sept. 1841).
  16. À peine l’humble religieux fut-il en présence du vicaire général, qu’il se jeta à ses pieds, demandant sa bénédiction. De son côté, M. Blanchet n’eut pas plus tôt aperçu le P. De Smet, que lui aussi tomba à genoux, sollicitant la même faveur. Témoin de cette touchante scène, M. Demers aimait plus tard à la rappeler
  17. Lettre au T. R. P. Général. — Fourche de Madison, 15  août  1842.
  18. « Ces Indiens, ajoute le P. De Smet, sont, sans contredit, les plus curieux, les plus avides d’instruction, les plus adroits et les plus polis de l’Ouest. Ils sont surtout grands amis et admirateurs des Blancs. Ils me firent mille questions. Entre autres choses, ils voulaient savoir quel était le nombre des Blancs. « Comptez, leur dis-je, les brins d’herbe de vos immenses plaines, et vous aurez à peu près ce que vous désirez connaître ». Tous se mirent à rire, disant que la chose était impossible, mais ils comprirent ma pensée.
    » Je leur expliquai ensuite la grandeur des villages des Blancs : Londres, Paris, etc. ; je leur parlai des grandes loges de pierre, serrées les unes contre les autres et disposées en étages, de tours hautes comme des montagnes, d’églises assez vastes pour contenir tous les Corbeaux et tous les Pieds-Noirs ensemble ; je leur dis que, dans ces grands villages, les chemins étaient remplis de passagers, allant et venant plus serrés que les buffles qui couvrent la Prairie. Ils ne pouvaient revenir de tant de merveilles. Mais quand je leur eus décrit ces loges mouvantes, traînées par des machines qui vomissent à pleine bouche la fumée, et laissent loin derrière elles les coursiers les plus rapides ; ces canots à feu qui traversent les mers, et transportent en quelques jours des villages entiers d’un pays dans un autre ; quand j’ajoutai que j’avais vu des Blancs s’élever dans les airs et planer au milieu des nues comme l’aigle des montagnes — alors l’étonnement fut à son comble ; tous mirent la main sur la bouche, en jetant un cri d’admiration. « Le Maître de la vie est grand, disait le chef, et les Blancs sont ses favoris ».
  19. Lettre à François De Smet. — Saint-Louis, 3 nov. 1842. Les Corbeaux ne devaient pas cesser de réclamer des robes-noires jusqu’en 1887, époque où fut fondée chez eux la mission Saint-François Xavier.
  20. « Le Seigneur s’est souvenu de nous, et il nous a bénis ».
    (Ps. CXIII, 12). — Lettre citée.