Le Siècle (série 45p. 301-306).
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V

UN BRILLANT MARIAGE.

Il est une force qui brise toutes les résistances et qui apaise toutes les douleurs, c’est l’impossible. À quoi bon gémir devant ce sourd ? que sert d’attaquer cet invincible ? L’humanité a supporté sans murmure, pendant des siècles, certains maux qui tout à coup lui sont devenus insupportables. C’est que les clartés de l’espérance, à la manière dont les rayons du soleil décomposent et putréfient avant de créer, en pénétrant ces douleurs, les ont éveillées et surexcitées en chassant la résignation stupide. Tandis qu’au contraire, lorsque des peines que notre imagination d’avance nous eût représentées comme pires que la mort et inacceptables, si elles viennent à nous frapper sans permettre aucun recours, alors le sentiment de notre impuissance éteint nos protestations et nos révoltes. Du moment où la vie persiste, il faut qu’elle se reprenne à d’autres appuis. Toute violente explosion de douleur contient de l’étonnement, un refus de croire. Toute résistance, un espoir.

Aussi la douleur de Maximilie prit-elle, dès les premiers jours, le caractère d’un désespoir morne. Elle connaissait trop bien son père pour croire qu’il pût jamais pardonner à Georges et à sa mère ; elle ne le demanda pas, et ne protesta que par ses larmes. Pâle, brisée, foudroyée dans l’exaltation de son bonheur, elle ne put, quoique sans maladie, se lever de son lit les premiers jours, tantôt noyée de pleurs silencieux, tantôt cédant au sommeil et gémissant sous l’étreinte de rêves affreux. Sa mère, en pleurant avec elle, et Jean, frappé du même coup, seuls, lui faisaient du bien. Elle n’accueillait son père que par un pénible silence, et lui, honteux au fond inquiet, mais toujours en apparence calme et rogue, disait : « C’est une crise inévitable, et qui passera. Il fallait qu’il en fût ainsi, effectivement, soit par l’apaisement, soit par la destruction ; mais peut-on mourir à dix-huit ans ? Les forces de Maximilie se rétablirent peu à peu, le sang revint à ses joues ; l’œuvre de vie, qui, dans ce jeune corps, en était à ses efforts les plus vigoureux, à son action la plus parfaite, reprit sa marche interrompue ; mais la tristesse persista, muette, profonde, et résista aux distractions qui furent imposées à la jeune fille. Elle aimait Georges. Pendant ce peu de temps qu’ils s’étaient cru l’un à l’autre pour toujours, les expansions, les caresses de son amant, qui lui avaient fait entrevoir dans la passion de nouvelles étendues, l’avaient encore plus intimement et plus ardemment liée à lui. Elle l’aimait et se sentait veuve. La vie, jusque-là si douce à ses lèvres, lui semblait maintenant sans lui une chose amère ; la lumière lui semblait voilée. Parfois un mot imprévu, quelque événement comique, arrachait un sourire à sa jeune spontanéité ; mais plus souvent, à propos de rien, elle fondait en larmes. Peu à peu ces crises cessèrent, et elle tomba dans une sorte de langueur et de triste résignation qui inquiéta vivement son père. En brisant le cœur de cette chère enfant, il n’avait point prétendu renoncer au charme de sa douce humeur et de sa vivacité. Il ne concevait pas que ce chagrin durât. si longtemps, et soupçonnait un entêtement là-dessous ; et de peur que Jean ne parlat à Maximilie de son ami, il surveillait tous leurs entretiens. Désormais, Jean. partait maintenant avec son oncle pour la fabrique, en revenait avec lui, et retournait encore à R… dans la soirée, car ils avaient fini par conclure une convention. Le jeune ingénieur consacrait ses soins à l’outillage, à son perfectionnement et à son emploi, mais ne s’occupait en rien du règlement intérieur et personnel ; il recevait de son oncle le logement, la nourriture, la faible somme. nécessaire à son vêtement, et, récompense pour lui la plus précieuse, la permission d’ouvrir des cours du soir pour les ouvrières et les ouvriers.

Toutefois que de luttes, ce droit obtenu, pour en régler l’emploi ! Tout d’abord, Jean s’était heurté aux principes de chasteté qui avaient pour organe son oncle. et l’option de la ville manufacturière. Mêler dans cette. école les hommes et les femmes, ô promiscuité ! En vain Jean avait-il observé que ce n’est pas la rencontre, d’ailleurs nécessaire et inévitable, des deux moitiés de l’humanité, qui produit les mauvaises mœurs ; mais cet abaissement de l’esprit, ce non-développement du sens moral, qui résultent de la misère et de l’ignorance ; que la communication des hommes et des femmes ne pouvant ni ne devant être empêchée, c’est à l’école qu’elle offre le plus d’avantages et de garanties. Brafort se voila la face ; l’opinion publique représentée par les gens bien pensants de R…, se souleva, et Jean dut trancher la difficulté en faisant deux cours au lieu d’un.

Ainsi la chose parut acceptable, mais absurde. On eût trouvé tout simple que ce jeune homme cherchât des distractions parmi les ouvrières ; il était ridicule qu’il les instruisit. Qu’est-ce que ces filles-là avaient besoin d’étudier ? Brafort, quant à lui, estimait la chose également insolite et funeste pour les deux sexes, et déclarait dogmatiquement que l’instruction détourne l’ouvrier de son état, et le rend paresseux et raisonneur. Il n’avait cédé là-dessus que parce qu’il avait besoin des services de son neveu, dont il n’avait pu vaincre sur ce point l’entêtement ; les services d’un autre ingénieur lui eussent coûté le double. Après tout, cette toquade aurait peu de résultats, si, comme il était probable, Jean ne passait à R… qu’une année.

Tout d’abord, en effet, le jeune professeur eut peu d’élèves ; la tentative paraissait presque aussi étrange aux ouvriers qu’aux patrons. Baptistine et deux compagnes qu’elle amena formèrent pendant quinze jours tout le personnel du cours féminin, et de l’autre part, cinq ou six garçons. Mais bientôt ces écoliers parlèrent avec tant d’admiration du professeur, et témoignèrent si vite des résultats de l’enseignement, qu’on afflua aux cours par curiosité, qu’on y resta par plaisir. C’est que Jean n’était pas un professeur ordinaire ; il n’enseignait pas, comme les autres, la lettre, mais la vie même. Montrant. sans cesse le but, l’utilité de la science, il donnait du charme à sa poursuite. Chaque soir, il faisait une courte lecture, suivie d’une conversation familière, où chacun donnait son mot et où des idées morales s’échangeaient. Il était si bon, si simple, si doux ; on sentait si bien que la source de ses paroles était son âme, et une âme pleine de foi, d’amour et de dévouement, que tous ses écoliers bientôt l’adorèrent. L’amour du peuple pour ceux qui l’aiment est profond ; car il se voit si rarement aimé, lui, le bâtard d’une société marâtre. Jean était un apôtre, ils en firent presque un dieu.

Pour Baptistine, il semblait que sa propre vie fut suspendue lorsqu’elle se trouvait en présence de Jean. Elle suivait, absorbée, tous ses mouvements, s’imprégnait de toutes ses paroles, et cependant ses grands yeux se baissaient aussitôt qu’ils rencontraient ceux du jeune homme. Ses progrès furent étonnants. Elle sut à peu près lire en quinze jours, et, depuis ce moment, consacra une partie de ses nuits à lire les livres que Jean lui prêtait. Il admirait en elle cette ardeur de volonté, cette force intelligente, et lui vouait une estime de plus en plus confiante et tendre. À la fabrique, jamais ils ne se rencontraient sans échanger un mot ou un regard amical ; mais ils n’avaient point d’autres entrevues. On disait pourtant à R… que Baptistine était amoureuse du jeune Brafort, et, à ce propos, on ajoutait, au sujet de l’oncle, mille quolibets qui excitaient le rire dans les ateliers.

Inquiet de la santé de sa fille, et surtout fatigué de sa mélancolie et de sa langueur, Brafort consulta les médecins de R… puis ceux de Lille. Il parlait même d’emmener Maximilie à Paris ; mais la presque unanimité des consultations le persuada. Ces maladies, dont les médecins ne peuvent trouver la cause au bout d’une sonde, ni classer dans aucune variété connue, leur sont très-désagréables, et généralement ils les envoient promener au plus loin possible. Comme c’était l’hiver et qu’on ne pouvait aller aux eaux, les docteurs, d’un ton mystérieux et capable, déclarèrent : « Il faut la marier. »

Cette sentence parut merveilleuse à Brafort, et il s’étonna de n’y avoir pas pensé lui-même. Réduire aux proportions d’une crise purement physique cette efflorescence de tout l’être dans une tendre et poétique exaltation ; de cette enfant au cœur brisé, faire une Lais inquiète, à ses yeux, ce fut profond. Que d’éducateurs flétrissent par leur contact l’être qu’ils sont chargés d’élever ! La jeunesse à une sainteté trop peu comprise et trop peu respectée, celle de l’ignorance, et une poésie, inhérente à elle, qui ennoblit tout.

Donc il fallait un mari à cette jeune fille, qui regrettait son amant ; Brafort se livrait en bon père à cette recherche, quand justement, à cette époque, revint de Paris chez son parent monsieur de Lavireu, le baron Ernest de Labroie, qui, muni du consentement de sa famille, demanda la main de mademoiselle Brafort. Quel coup du ciel ! Au moment où Brafort, pressé par les circonstances, désespérait de réaliser son rêve d’une alliance noble et brillante, le gendre qu’il avait envié, sans oser l’espérer, se présentait. Il en faillit suffoquer de joie, il eut peine à ne pas laisser éclater sa reconnaissance.

Ainsi donc il allait marier sa fille à un des Labroie ; lui, le vassal, devenait pair du seigneur ! Les rêves de jeunesse les plus fantastiques de Brafort se trouvaient par là réalisés.

On se rappelle qu’autrefois, lorsqu’enfant, il bâtissait de ces châteaux en Espagne où les fées mettaient la main, il s’était vu, riche et célèbre, devenir l’époux de la demoiselle du château ; mais ce rêve était resté relégué dans son cerveau au compartiment des chimères. C’était comme ces contes du moyen âge, protestation vague de l’instinct d’égalité, où le pauvre serf se vengeait de sa misère et de son abaissement par de hautes fortunes légendaires. Brafort n’avait point touché sa chimère ; mais la réaliser dans la personne de sa fille, c’était encore assez pour combler son ambition au delà même de son espérance. Il savait bien pouvoir compter, grâce à une forte dot, sur une noble alliance ; mais un de Labroie !… Il ne l’eût pas donné pour vingt Montmorency. Les impressions reçues à où la maison paternelle est la patrie, où le village est le monde, laissent toujours dans l’esprit des évaluations exagérées. Brafort eût maintenant refusé sa fille à tout pair de France, et peut-être au fils du roi. Devenir parent des de Labroie, lui, Brafort, il y avait là pour lui toute une épopée. C’était toucher du front l’idéal.

Nos temps offrent cette situation singulière, de générations, toutes monarchistes, affolées d’égalité, qu’elles n’entendent que sous forme de conquête et de privilége. Chacun se sent né pour être prince comme un autre ; voilà tout.

Brafort se sentait l’égal de tous ceux qui étaient au-dessus de lui, mais les prétentions de ses inférieurs lui étaient insupportables.

Il ne prit guère que pour la forme des renseignements au sujet d’Ernest de Labroie.

— Monsieur, dit-il à monsieur de Lavireu, qui fut l’ambassadeur de cette alliance, le nom de monsieur de Labroie et le titre de votre parent le recommandent assez…

— N’importe, monsieur, répondit monsieur de Lavireu : la prudence paternelle exige…

Et il dut insister pour faire accepter à Brafort l’adresse du notaire de la famille et de quelques notabilités du pays. Monsieur de Lavireu trouvait tout simple de se faire l’intermédiaire de cette union entre une jeune fille honnête et naïve et un homme vieilli et ruiné par la débauche ; mais, par un scrupule égoïste où il prétendait retrancher sa loyauté, il affectait de ne point prendre la responsabilité de l’affaire. Il s’en revint tout riant de l’empressement de Brafort, et méprisant la roture plus que jamais.

— Vous voilà engagé d’honneur et d’humanité, dit-il à Ernest de Labroie ; si vous retiriez votre parole, le bonhomme en ferait une maladie.

Brafort avait réservé le consentement de sa fille, mais si faiblement, que monsieur de Lavireu n’y attacha que le sens d’une simple formalité. Seul, avec son propre désir, en effet, l’on croit tout possible ; mais, au moment de parler à Maximilie, Brafort se trouva plus embarrassé.

Jusque-là son orgueil l’avait empêché de faire des avances à sa fille ; sa vanité s’y résolut. Ce fut sans trop de peine d’ailleurs ; les enfantines et charmantes caresses de Maximilie lui manquaient depuis longtemps. Elle fut touché de ces avances. Peu habituée à souffrir, elle en était déjà bien lasse, la pauvre enfant ; puis elle aimait son père, malgré le mal qu’il lui avait fait. Elle sanglota ; ils échangèrent de longs et convulsifs embrassements : cela détendit les nerfs de la jeune fille et entama sa réserve. En dépit de sa blessure, de sa tristesse, malgré tout, l’intimité du foyer se rétablit.

Monsieur de Labroie vint assidûment ; il fut prévenant, aimable. Pour ce lion parisien, éblouir une petite provinciale était chose facile. Maximilie fut bientôt persuadée que le baron Ernest de Labroie était un homme distingué, remarquable même. Il racontait modestement et négligemment ses succès dans les salons et dans les cours étrangères ; il avait signé dans la Gazette de France quelques articles décisifs, très-remarqués ; il eût été du conseil d’État sans ses convictions légitimistes. Quand Brafort le pressait un peu là-dessus, il se contentait d’observer avec un sourire, que le comte de Chambord, tout le premier, trahissait la cause en n’ayant pas d’héritier. Les perfections déployées ou révélées par le baron pendant la journée étaient commentées et amplifiées le soir par Brafort. Tout cela fut accepté par Maximilie, d’autant plus facilement qu’elle n’y attachait d’abord aucune importance.

Mais quand, une quinzaine de jours après, Brafort, pressé par monsieur de Labroie, vint proposer à sa fille ce mariage, elle se récria, pleura, et déclara qu’elle ne se marierait jamais.

Brafort traita cette résolution d’impossible et de chimérique. L’avenir d’une femme est le mariage, et, dans sa tendresse de père, il voulait assurer à sa fille cet avenir dans les meilleures conditions possibles. Or, quelle occasion plus heureuse et plus brillante s’offrirait jamais ? Le baron de Labroie était un homme d’une haute capacité, fait pour arriver à tout ; par son mariage avec lui, Maximilie atteignait du premier coup au sommet social. Elle faisait la joie de ses parents et se consolait, par une aussi digne alliance, d’avoir mal placé son cœur. Pouvait-elle n’être pas touchée de se voir recherchée par un homme aussi distingué, qui se mésalliait par amour pour elle ? Brafort traita longuement tous ces thèmes, y revint sans cesse, ordonna, pria, fit agir tour à tour la crainte et l’affection, et se retira irrité de n’avoir pu obtenir que des pleurs mêlés de dénégations.

Au bout de quelques jours d’une froideur nouvelle entre le père et la fille, force fut à Brafort d’employer l’influence de sa femme. D’elle-même déjà Eugénie avait parlé. Ce mariage plaisait à sa vanité, et les amabilités de monsieur de Labroie l’avaient gagnée. Eugénie personnellement, nous l’avons dit, n’avait sur sa fille d’autre influence que celle qui résultait d’une tendresse filiale assez tranquille ; mais, femme, elle devait, mieux que Brafort, toucher les points faibles et douloureux de la situation de Maximilie.

— Ne jamais se marier ! Est-ce que cela pouvait être sérieux ? Qu’est-ce qu’une vieille demoiselle ? Un objet de moquerie. Une femme n’a d’état, d’honneur et d’importance qu’en se mariant. Jamais Brafort n’accepterait de ne pas voir sa fille mariée. Ce seraient des persécutions sans fin, auxquelles il faudrait céder. Ne valait-il pas mieux céder tout de suite ! On serait tranquille après. Et puis, qui sait plus tard quel autre mari le père se mettrait en tête ? On aurait laissé échapper un si beau parti, un homme charmant, pour un choix sans doute beaucoup moins bon. Avec monsieur de Labroie, la vie serait pour Maximilie une distraction continuelle ; elle passerait l’hiver à Paris. Ce serait une grande dame ; des toilettes magnifiques, des diamants, des spectacles, enfin tout ce qu’avait inutilement désiré madame Brafort, qui soupirait en y pensant, et ne dédaignait pas encore de goûter, au rang de mère de famille, de tels plaisirs dont elle ne pouvait plus être l’héroïne. Et puis monsieur de Labroie paraissait si bon ! C’était un homme si comme il faut, si plein d’attentions et d’égards ! Sa femme ne pouvait manquer d’être heureuse, et finirait certainement par l’aimer. On a des enfants, une vie bien posée. Mais ne point se marier, mieux eût valu entrer au couvent ; c’était, de tous les partis, le plus triste et le plus absurde, on peut même dire impossible, et Maximilie ne pouvait s’y résoudre sérieusement.

Tous ces arguments une fois donnés, madame Brafort les reprit jour à jour, les développant en détail et les répétant sans cesse. À cela se joignirent les adjurations, tantôt suppliantes et tantôt véhémentes, d’un père qui, bien qu’il n’eût que quarante-huit ans, suppliait sa fille de ne point empoisonner sa vieillesse par une obstination coupable ; enfin les séductions de monsieur de Labroie, qui, devinant la situation, y remplit son rôle. Toutes ces obsessions énervaient sans relâche cette pauvre enfant, épuisée déjà par une longue souffrance, et, en la voyant chanceler, chacun redoublait d’efforts.

S’il est quelque chose d’imperturbable en ce monde, c’est l’assurance des gens qui veulent faire le bonheur des autres malgré eux. On hésite quelquefois pour soi, jamais pour les autres.

La seule personne qui eût pu défendre Maximilie et relever son courage, c’était Jean. Brafort l’avait envoyé en Angleterre, et ne s’occupait que d’y prolonger son séjour.

Pendant qu’à la villa Brafort les mérites de monsieur de Labroie, affirmés ainsi chaque jour, devenaient de plus en plus irrécusables, les renseignements arrivèrent ; à peine Brafort se souvenait-il de les avoir demandés. Il les parcourut rapidement. La lettre du notaire avait des tons ambigus, qui eussent fait réfléchir un lecteur plus impartial. Ce notaire s’étendait longuement sur les qualités de la famille, touchait seulement en passant Ernest de Labroie, le traitant assez lestement de garçon aimable et gai, et, sans plus d’explications, fixait la valeur du domaine que monsieur de Labroie avait hérité de son père à cinq cent mille francs. Les autres. notables disaient en d’autres termes à peu près la même chose. Un seul avouait que la jeunesse du baron n’avait pas été sans orages, mais ajoutait finement quel c’était une garantie de sagesse, et la plus sûre, puisque le plus vigoureux coursier s’apaise quand il a jeté son feu. Tous protestaient d’ailleurs que monsieur de Labroie était un homme très-honorable.

Cette assurance, qui en termes officiels signifie simplement que l’on n’a été condamné ni pour assassinat ni pour vol, satisfit complétement Brafort. En lisant le passage relatif aux folies de jeunesse, qu’il traduisit : folies amoureuses, il sourit d’un air capable et égrillard ; c’était tout simple, et même pour le mieux. Sa fille n’était-elle pas un ange ? Contraste suprême et délicieux !

Si Brafort ne se fût trop respecté pour ne point demander ses renseignements à d’autres qu’aux gens. les plus considérables du pays, amis ou commensaux des Labroie, gens toujours peu soucieux de se compromettre pour un inconnu ; s’il eût pris la peine de faire un voyage et d’interroger le menu peuple, il eût appris facilement que le domaine du baron, dont la valeur intrinsèque montait en effet à près de cinq cent mille francs, comme l’avait dit le notaire, n’en était pas moins. grevé d’hypothèques. Pressé quelque peu, le paysan aurait ajouté d’un ton narquois que le jeune seigneur actuel avait certainement hérité du goût de ses pères pour les jolies femmes, roturières ou nobles ; mais que pourtant il leur préférait encore les charmes de la dame de trèfle. Il est vrai que sur ces révélations, l’attachement de Brafort pour les biens monnayés ou monnayables de ce monde se fût trouvé en lutte violente avec son goût pour la gloire des titres et son fétichisme pour la maison de Labroie, alternative cruelle qu’il évita. On sait d’ailleurs que, de tons les marchés, celui qui se conclut avec le plus de hâte et le moins de précaution, c’est un mariage ; et il parait qu’il n’en saurait être autrement, car madame Brafort, qui avait entendu dire à sa grand’mère : Le mariage est une loterie ! le répétait en soupirant à l’occasion du mariage de sa fille, et s’en tenait là. Elle n’avait d’ailleurs pas à faire autre chose, et puis réfléchir la fatiguait.

Pour Maximilie, toute son éducation l’avait également détournée d’une telle habitude. Elle n’avait à son service aucun argument pour répondre aux questions tirées de la vie réelle et de la sagesse du monde qu’on lui opposait. Elle n’avait que son amour, mais cet amour était désormais sans espérance…

D’après les traditions encore en vigueur, tout personnage, pour être digne d’intérêt, est tenu d’être héroïque, ce qu’exprime naïvement le nom de héros ou d’héroïne, appliqué au principal acteur. Cependant, de plus en plus, la foule envahit la scène, et les grands héros tragiques, drapés dans la loge de l’alexandrin, n’ont plus guère de spectateurs. Pourquoi ? C’est qu’ils n’ont plus de semblables. On aime à se retrouver dans un autre, à revoir des situations qu’on a connues, des sentiments qu’on a éprouvés, la foule surtout, qui vit par le sentiment plus que par l’esprit. Il est donc juste de prêter à la faiblesse, même au calcul d’autrui, la sympathie qu’on s’accorde en pareil cas à soi-même, et bien que la femme, et particulièrement la jeune fille, aient eu jusqu’ici, pour obligation spéciale, en leur qualité d’êtres faibles, de pratiquer le devoir absolu et de n’agir que par des motifs sublimes et éthérés, il est juste de considérer que Maximilie, après tout, n’était pétrie que du limon humain, que nulle autre fée que sa mère, et nul autre génie que son père, n’avaient présidé à sa naissance, et que son éducation avait eu surtout pour objet de lui inspirer le sens élevé du luxe et la vénération de l’usage.

Les observations de sa mère la saisirent par leur vive réalité. Maximilie pouvait-elle espérer jamais d’être la femme de Georges ? Non. En pareil cas, pour être fidèle. à la déclaration consacrée : « Je t’aime plus que ma vie, » tout amant, toute amante devrait mourir. Maximilie, comme beaucoup d’autres, vivait. Puisque la privation de cet amour ne la tuait pas, c’est qu’il n’était apparemment pas, il fallait bien en convenir, sa vie même. Et d’ailleurs, en y réfléchissant un peu, sans parti pris de lyrisme, on reconnaîtra que l’amour comme toute autre passion, étant une des expansions de notre désir ardent du bonheur, est subordonné à l’amour de nous-mêmes. Sauf toutefois le dévoûment absolu, qui est rare, et où l’exaltation, selon sa nature, dépasse le but ; sans l’amour de Georges, Maximilie n’espérait plus être heureuse ; mais le désir du bonheur n’en persistait pas moins chez elle : c’est même pour cela qu’elle souffrait. Et si jeune, et jusque-là si heureuse, la souffrance à raison de sa nouveauté, l’épouvantait d’autant plus, et lui paraissait d’autant plus insupportable. Elle n’espérait plus être heureuse ; mais elle désirait souffrir le moins possible. Elle se sentit donc ébranlée.

Depuis que, par l’effet de la volonté de son père, le malheur avait frappé Maximilie, la maison paternelle avait perdu à ses yeux son charme bienfaisant ; il lui semblait presque une prison, surtout quand elle la considérait au point de vue d’y demeurer toute sa vie. Si dorlotée qu’elle soit dans la famille, toute jeune fille rêve son essor, comme tout oiseau veut sortir du nid. C’est la loi universelle d’initiative, qui du moins ne trompe pas l’oiseau. Ces lieux où était né son amour, ce bord du lac où elle avait reçu l’amour de Georges, tant de souvenirs qui se rapportaient à lui, et qui effaçaient. tous les autres, irritaient sa douleur. La présence de son père, qu’elle aimait pourtant, lui était devenue pénible ; elle n’osait encore lui résister, mais elle n’avait plus de joie à lui obéir. Comme à tout malade enfin, changer de lieu lui semblait un bien. Chez elle au moins, elle serait maîtresse, elle aurait quelque chose à faire. Monsieur de Labroie paraissait très-bon, elle était trop jeune pour savoir que tout être qui veut plaire se revêt instinctivement du charme de la bonté. Elle se dit : rester vieille fille, en effet, c’est ridicule, donc impossible. Et puis, elle sentait bien que son père, qui la voulait marier, ne lui laisserait point de repos qu’elle ne le fût. Ne valait-il pas mieux alors, puisque ce mariage plaisait tant à ses parents…

Elle se dit tout cela, puis fondit en larmes, en se jurant à elle-même qu’elle ne pouvait pas, qu’elle aimait Georges et voulait lui rester fidèle. Mais elle avait considéré le premier parti comme le plus sage : c’était beaucoup. Au sortir de chaque entretien avec ses parents, elle se trouvait plus rapprochée de leur volonté. La sienne par habitude, était faible, indécise. Elle réfléchit enfin, sous les ordres de plus en plus impérieux de son père, et Brafort put aller, plein d’un vif émoi, porter à monsieur de Labroie ce consentement arraché.

Disons-le, cet émoi était tout joyeux et ne provenait d’aucun scrupule. Les pères comme Brafort sont infaillibles. Non ; il avait engagé sa parole, l’idée que sa fille pût lui résister le révoltait, et maintenant il triomphai du triomphe de l’autorité paternelle.

Les préparatifs du mariage se firent en hâte. Le fiancé partit pour Paris, contracta un nouvel emprunt, et rapporta une corbeille magnifique. La pauvre Maximilie, qui aimait ces beaux colifichets et qui eût été si heureuse de les recevoir des mains de Georges, les contemplait avec une admiration mêlée de la plus poignante amertume. Entre messieurs de Labroie, de Lavireu et Brafort, les clauses du contrat furent arrêtées, et la dot de Maximilie fixée à deux cent mille francs. C’était à peu près tout ce que possédait Brafort de valeurs liquides. Le reste se composait de la fabrique et de la villa, qui valaient environ trois fois autant. Il se dit en lui-même. qu’après le départ de sa fille, il diminuerait un peu la dépense, et mettrait de côté chaque année une bonne part de gains pour arriver le plus tôt possible au million qu’il convoitait. Il fut coulant au contrat, car il se trouvait confus de ne point donner à sa fille une dot au moins égale à la fortune de son gendre.

— Comme il l’aime ! disait-il à sa femme. Cinq cent mille francs de terres, une si grande famille, et se contenter d’une petite bourgeoise avec une dot de deux cent mille francs.

Et il lui venait aux yeux une larme d’admiration.

Jean reçut à Londres, comme un coup de foudre, la nouvelle de ce mariage. Il revint à toute vapeur, plein de projets exaltés, espérant pouvoir le rompre. Mais il ne put même voir seule un instant sa cousine, autour de laquelle le père, la mère et le fiancé, montaient une garde sévère. Irrité de ces obstacles, il allait écrire à Maximilie ou lui parler devant ses parents, quand il la rencontra par hasard, un matin, dans le corridor.

— J’avais cru que tu aimais Georges, lui dit-il d’un ton sévère.

Elle joignit les mains, voulut parler et fondit en larmes.

— Dis-lui, s’écria-t-elle enfin, dis-lui… que je suis bien malheureuse !

— Tu en es mille fois plus coupable ! Envers celui que tu as trahis, envers celui que tu épouses et que tu trahis également, envers toi-même… Ah ! je te croyais plus de cœur !

— Mon père l’a exigé, dit-elle. Tu sais que sa volonté… ma mère aussi… Ma vie était un enfer. Dis à Georges qu’il me pardonne, et que je l’aimerai toujours.

— Et tu ne sens pas, s’écria Jean, que tu commets un sacrilége ? Si tes parents te poussent à abdiquer toute pudeur et toute loyauté, n’y a-t-il donc rien en toi qui proteste ?

Elle rougit, parut éperdue, et ses regards qui interrogeaient, et ses lèvres qui s’agitaient pour des sons qu’elle n’osait former, révélèrent à Jean l’émoi de cette demi-ignorance qui voile aux jeunes filles, en pareil cas, l’étendue des obligations qu’elles contractent.

— Ô mon Dieu ! dit-elle, ô mon Dieu ! que faire ?

— Sois vraie, sois courageuse ! s’écria-t-il avec force ; dis hautement que tu ne peux commettre un parjure.

— C’est impossible ! dit Maximilie en posant les mains sur son front pâle. Trois jours avant ! Un tel scandale !… Oh ! non, c’est impossible !

— Que t’importe le monde ici, folle enfant ? Sauve-toi, sauve ton honneur ; je te soutiendrai !

— Mon père te chassera, et moi je resterai seule à supporter sa colère. Oh ! si j’étais à cent lieues d’ici !

— Eh bien ! soit s’écria-t-il ; fuyons ensemble, puisque tu n’as pas le courage d’affronter… Oui, tout, plutôt que de t’abandonner à ce crime, à cette honte et à ce malheur !

Un instant Maximilie hésita, puis ses larmes redoublèrent.

— C’est impossible ! Que dirait-on ?

Et sur ce mot, qui est le dernier du cœur de toute femme élevée dans les bons principes, elle s’enfuit. Si animé qu’il fût à la sauver, Jean comprit que toute insistance était vaine. La religion qu’on inspire aux femmes dès le berceau, et dont l’autre même n’est qu’un précepte, la loi suprême de l’opinion, avait prononcé.

Jean dut se résigner ; mais il en fut malade, ce qui lui servit à ne pas assister à la cérémonie. Cette belle et chaste nature se soulevait de dégoût et se torturait de désespoir à l’idée d’une telle union, accomplie par un être qui lui était cher. On l’entendit gémir dans son lit, on vit ses yeux rouges. Il n’en fallut pas davantage pour que le bruit courût qu’il était amoureux de sa cousine et désespéré pour ce motif. L’opinion est le plus sceptique des philosophes ; elle n’admet pas de mobiles désintéressés.

Mais, à part cet aliment donné à la malignité publique, le chagrin de Jean et sa protestation passèrent bien inaperçus dans l’éclat des fêtes de ce mariage. Aucune joie n’est plus bruyante et plus expansive que celle de la vanité. Les ouvriers de la fabrique eurent ordre de dresser des arcs de triomphe, les ouvrières présentèrent des bouquets et des compliments, et tous eurent un bouquet ce jour-là ; les pauvres même de R… eurent du pain. Et toute la grasse bourgeoisie en grand costume fût de la fête, et toute la petite bourgeoisie creva de dépit de n’y pas être invitée ; et toutes les autorités administratives et gouvernementales y assistèrent, et ce fut un luxe sans précédent à R… On y vit plus d’équipages qu’au passage du préfet ou de l’archevêque, et Brafort, ivre de joie, de solennité, d’importance, réalisa ce jour-là, — ce qui est rarement donné à tout homme, — son rêve.

Madame Brafort, il faut lui rendre cette justice, fut beaucoup moins rayonnante. Elle versa des larmes dans l’église et au départ de sa fille. Mais on ne sut jamais, — et l’historien même de cette véridique histoire l’ignore absolument, — si ce fut pour obéir à l’usage invariable imposé aux mères en pareille circonstance ou par véritable sensibilité.

Le baron et la baronne de Labroie, munis de la bénédiction de Brafort, partirent le soir même selon l’usage aristocratique, pour la terre du baron, située dans le Nivernais.

Il n’y en eut pas moins un lendemain de noces, et monsieur Maxime de Renoux fut le héros de ce second jour. Car, à force de prières, on avait obtenu de ce haut personnage qu’il assista à la noce de sa filleule. Il parla politique au dessert, et tout le monde fut ébloui de son éloquence, en même temps qu’effrayé de son audace. Car il déclarait nettement, carrément, que certaines réformes étaient nécessaires, et que l’aveuglement du trône compromettait sa stabilité.

— Le vrai politique, dit-il, ne violente pas les esprits, ne force pas les événements ; il les conduit.

— Cependant et les principes ? dit Brafort.

Maxime, en le regardant, eut un sourire intraduisible.

— Mon bon, lui dit-il, les hommes de principes… comme vous sont le soutien naturel des gouvernements. Espérons que vous sauverez celui-là.

Il faut dire ici que monsieur de Renoux venait de donner avec éclat sa démission, et que tous les journaux en avaient parlé.

— Ô Maxime ! reprit Brafort d’un air attendri, auriez-vous dû l’abandonner ?

— Pourquoi pas ? s’il court à sa perte et que je ne puisse l’empêcher. Les capacités ont le droit d’être représentées.

— Mais je me rappelle… dit Brafort naïvement, et il s’arrêta.

— Que je les ai combattues, dit Maxime, achevant la phrase sans s’émouvoir. Sans doute : le moment alors n’était pas venu, l’opinion publique ne s’agitait pas en leur faveur ; la réclamation n’offrait aucun de ces caractères d’opportunité qui recommandent les questions aux hommes d’État. Aujourd’hui, c’est différent ; cette réforme est évidemment voulue, elle est mûre. Il est insensé de la refuser.

— Mais, monsieur, s’écria monsieur de Lavireu, avec un pareil système il n’y a ni vrai, ni faux, ni droit, ni devoir. Quoi ! garder tout ce qu’on peut retenir, ne céder que ce qu’on peut défendre : est-ce une morale ? est-ce une politique ? Où va-t-on avec cela ?

— Où va le monde, monsieur, c’est-à-dire à la démocratie. Ne m’en veuillez pas, j’en suis aussi fâché que vous. Oui, mais avec cela on dure… et l’on peut durer longtemps, car la route est longue encore, et comme on tient les rênes du coursier… Tandis qu’avec l’autre système, monsieur, c’est beaucoup plus court. Vous avez connu, Charles X : on tombe.

Voyant monsieur de Lavireu s’échauffer, il brisa sur la politique et revint aux sujets légers ; il les traita avec non moins de grâce qu’il mettait aux autres de profondeur. Brafort ébahi retrouvait en l’écoutant la sincère admiration de sa jeunesse ; et pourtant l’élégant Maxime devenait chauve et gras, et, sans la ceinture qui serrait ses flancs et le guindait un peu, on eût reconnu qu’il prenait du ventre. Sa jeune et fort jolie femme, disait-on, bien qu’invitée, n’était pas venue. Parente des princes de la Tour-Chimay, elle était trop fière sans doute, assurait madame Brafort, pour les honorer de sa présence. Était-ce pour cette raison que madame Brafort était froide avec Maxime, comme le lui reprochait son mari ?

Maxime partit le surlendemain. La fête n’était plus qu’un souvenir, souvenir, il est vrai, plein de gloire, et les deux époux se retrouvaient seuls dans leur campagne couverte de neige. Une nouvelle année allait commencer, et cette fois le 1er  janvier s’écoula sans les baisers et les cadeaux de l’enfant chérie. On reçut d’elle une lettre assez prompte, mais courte, sans affection, et d’où s’exhalait comme une impression de sombre tristesse. Était-ce dans les mots ? Non, la lettre ne disait rien, rien surtout des sentiments de Maximilie… Le papier, surmonté d’un beau tortil, ne respirait que la violette, et pourtant cette lettre serra le cœur des parents. Puis la maison était devenue tout à coup si grande et si froide !

Une grande compensation toutefois vint à Brafort, qui avait toujours ambitionné les honneurs administratifs : il fut nommé maire de R… N’était-il pas maintenant au comble de ses souhaits ? Sa fille était baronne, et il était maire ! L’ambition cependant est comme l’horizon : ses limites reculent sans cesse. Brafort se mit à rêver la députation.