Le Siècle (série 45p. 285-294).
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III

UNE GRÈVE.

Des hommes qu’unit le même intérêt ont rarement de la peine à s’entendre, surtout quand il s’agit de cet intérêt menacé ; aussi le seul moyen d’établir la paix dans le monde serait-il assurément de dégager l’intérêt commun de la foule parasite des intérêts opposés, comme on dégage un monument des lierres qui le disjoignent et l’ébranlent.

Les patrons de la ville de R…, réunis ce soir-là sous l’émotion des menaces de grève qui venaient de se produire, déclarèrent d’un commun accord qu’il n’existait aucune bonne raison pour augmenter le salaire des ouvriers et que qui leur avait suffi jusque-là devait leur suffire encore. Les plus calmes déplorèrent la stupidité de ces gens qui se privaient ainsi volontairement d’un gain nécessaire ; les plus irrités flétrirent la conduite de ces fauteurs de désordre dont l’entêtement suspendait les bénéfices des patrons, et demandèrent qu’on les fit rentrer par force dans le devoir. Les premiers, reprenant la parole, représentèrent que jusqu’alors des bruits alarmants seuls s’étaient produits, qu’aucune réclamation ni suspension de travail n’avaient eu lieu, qu’il fallait attendre en se tenant prêts. Le lendemain était jour de paye. C’est ce qu’attendaient sans doute les ouvriers ; on verrait alors. En tout cas, ils jurèrent tous de ne point céder, et Brafort, qui se montrait un des plus ardents, fut choisi avec quatre autres pour former le conseil chargé de l’affaire commune, et de rallier à la résistance les fabricants absents de la réunion.

Au nombre de ceux-ci se trouvait un homme riche et distingué, propriétaire d’une des plus belles terres du département, monsieur de Lavireu, père de cette compagne de couvent et de première communion qui, malgré le désir des Brafort, n’était pas devenue l’amie de Maximilie. Monsieur de Lavireu, bien qu’il fit partie du conseil des prud’hommes et du conseil d’arrondissement, et qu’il fût toujours poli pour ses collègues, se tenait à part et voyait peu les gens de R… On sait quel est le prix de certaines intimités dans les petites villes. Précisément à cause de leurs dédains comme aussi de leur noblesse et de leurs richesses, on ne parlait à R… que des Lavireu. Brafort n’avait rien perdu de son respect pour les sommités sociales ; il obtint de ses collègues, non sans peine, d’être chargé d’aller soumettre l’affaire à monsieur de Lavireu, et partit dès le lendemain, après déjeuner, pour la campagne du noble industriel, située à peu de distance de la sienne.

Monsieur de Lavireu était l’idéal actuel de Brafort. La tour crénelée du petit parc n’était que l’imitation d’une vraie ruine, reste de l’antique demeure des Lavireu, et cette copie n’était pas la seule ; car, tout chez Brafort, de loin ou de près, plus ou moins heureusement, s’était modelé sur ce qu’il savait des habitudes et du luxe de son voisin. C’était donc une grande joie, pour l’ancien petit quincaillier, que de pouvoir traiter une fois d’égal à égal, au nom d’intérêts communs, avec un tel personnage. Comme la voiture de Brafort pénétrait dans la première cour, il aperçut de loin monsieur de Lavireu, familièrement accoudé près d’un interlocuteur sur le perron du château. Ce que disaient ces deux personnes, Brafort ne pouvait l’entendre ; mais le voici :

— Mon cher Casimir, vous avez trop emprunté pour pouvoir emprunter encore. Vous ne trouverez pas un homme raisonnable, moi compris, qui consente à recevoir de vous le moindre billet. Il est temps, grand temps de vous ranger et de faire une fin ; mariez-vous.

À ce mot, l’interlocuteur de monsieur de Lavireu releva la tête et haussa légèrement les épaules. C’était un grand garçon de tournure lâche et molle, mais doué de manières assez impertinentes pour qu’on lui trouvât « grand air. » Sa figure avait de la beauté, mais déjà fanée. Ses joues étaient hâves, son front chauve ; ses dents gâtées se cachaient sous une barbe épaisse. Admirablement bien mis, la recherche de ses vêtements contrastait avec la mise très-simple de monsieur de Lavireu. Tout dans la pose de cet homme, ses gestes, son langage, avait quelque chose de voulu, de façonné, d’original à froid ; c’était le dandy, passé par le romantisme, qu’on appelait lion alors.

— Par ma foi, cousin, dit-il en penchant la tête et en agitant légèrement sa badine, vous me la bâillez belle. Mariez-vous, c’est tôt dit. Voilà deux jeunes beautés, mademoiselle de Valdoiseau et Julia d’Avis, que leurs pères m’ont refusées.

— Je le crois bien… Vous ne choisissez pas mal ! Ces demoiselles sont à la fois nobles, jeunes, belles et riches, et doivent trouver mieux que vous. Mon cher, il faut être raisonnable. Il ne vous reste dans la noblesse que le parti des veuves mûres qui regrettent leurs maux passés, ou, dans la bourgeoisie, celui des jeunes héritières affolées d’une couronne sur un mouchoir.

— Triste ! ou choquant, par la mordieu ! Mon cousin de Lavireu, vous êtes barbare ! Quel est ce bonhomme !

— Le père d’une fille à marier.

Monsieur de Lavireu fit quelques pas au-devant de son hôte, et, en retrouvant son cousin sur le perron, il les présenta l’un à l’autre, disant à Brafort :

— Mon parent, monsieur Casimir de Labroie….

— De Labroie ? répéta Brafort avec une surprise pleine d’émotion.

— Aurais-je, monsieur, l’honneur insigne d’être connu de vous ? demanda Casimir, d’un air qui méritait vingt soufflets.

— Non, monsieur, répondit Brafort, s’épuisant en salutations ; de nom seulement…

— Ah ! Ma famille alors ?

Brafort se sentait embarrassé. Avouer Laforgue, c’était déclarer son humble origine, et, devant d’aussi nobles personnages, il s’en trouvait humilié. Il se rejeta sur Charles de Labroie.

— Un mien cousin, dit monsieur Casimir. Et dédaigneusement il ajouta ce mot : Tête faible qui ne nous fait pas honneur.

Pendant cet échange de paroles, monsieur de Lavireu conduisait Brafort dans un salon, où Casimir les suivit. Tandis que Brafort avalait un verre de sirop, monsieur de Labroie se pencha à l’oreille de son cousin :

— La petite est-elle jolie ?

— Oui.

— Combien ?

Plus de cent mille, je pense, et… beaucoup d’avenir.

Casimir se leva et gracieusement servit à Brafort un second verre. Puis il écouta la conversation des deux fabricants, en étudiant la physionomie de celui qu’à première vue il avait appelé « ce bonhomme. »

Brafort demandait à monsieur de Lavireu son avis sur la grève qui, selon toutes les informations des contre-maîtres, devait éclater le lendemain. Et même, avant de connaître cet avis, il semblait le redouter et plaidait la résistance, car il craignait, ainsi que les autres fabricants, la philanthropie bien connue de monsieur de Lavireu. Mais la réponse de celui-ci fut aussi satisfaisante que nette.

— Mon principe, dit-il, est que de telles demandes, faites de cette façon, ne doivent jamais être accordées : ce serait un précédent funeste. Céder sous une pression pareille, ce serait reconnaître aux ouvriers le droit de nous imposer des conditions, tandis que c’est à nous seuls d’en faire. Ils ne manqueraient pas d’abuser de ce moyen, s’il leur avait une fois réussi. Nous tenons les rênes ; il faut les garder. Cela ne souffre pas de composition.

— C’est tout à fait mon avis, dit Brafort en se rengorgeant. Moi, je dis comme vous : il faut toujours défendre ses droits. Notre rôle est de commander ; nous devons être à sa hauteur et ne point céder à l’insolence de ces gens-là. J’aimerais mieux leur donner, c’est une supposition, — cinquante centimes d’augmentation dans un mois, et de mon plein gré, que deux liards aujourd’hui. Du reste, ils sont assez payés pour l’ouvrage qu’ils font ; ils ont bien vécu jusqu’alors ainsi.

— Non, monsieur ; ils ne sont pas assez payés, dit monsieur de Lavireu ; car, il faut bien le reconnaître, ils ont tout juste de quoi ne pas mourir de faim. Mais j’aimerais mieux, — et cette affaire me sera une occasion d’insister là-dessus au conseil, — j’aimerais mieux améliorer leur sort par des fondations, comme de petites pensions de retraite, des hôpitaux, le médecin, des remèdes et des secours, plutôt que d’augmenter leur salaire. D’abord ils en feraient un mauvais usage, et puis ils nous savent gré de ces choses ; tandis que leur salaire, fût-il doublé, leur paraît un droit pur et simple. Grâce à ces moyens-là, nous sommes leurs bienfaiteurs ; nous les tenons, les uns par l’espérance, les autres par la reconnaissance ; au lieu des relations sèches et toujours un peu tendues de maître à ouvrier, c’est une maîtrise patriarcale, un gouvernement paternel. C’est le plus solide. La féodalité durerait encore, si elle avait été comprise de cette façon, qui est son esprit véritable. On l’a méconnu, les nobles tous les premiers, je l’avoue.

— Ah ! sans doute, dit Brafort d’un air rêveur, dans ces conditions-là, je ne dis pas… Après tout, reprit-il, qu’allons-nous faire ? La prudence ordonne de mander des troupes ; il peut y avoir du désordre, et d’ailleurs la loi punit la coalition.

— Attendez au moins qu’elle soit formée. Mais, croyez-moi, il vaut mieux essayer de la douceur. J’irai ce soir à la fabrique ; ma voix a de l’influence sur mes ouvriers, et j’espère que ceux-ci resteront dans l’ordre. À chacun de vous, messieurs, d’en faire autant.

Brafort objecta que cette race était si bête et si obstinée qu’on ne pouvait lui faire entendre raison… Cependant il ne voulait point contrarier son hôte et promit d’essayer aussi tout d’abord de la douceur.

On se promena ensuite dans les jardins, et monsieur de Labroie eut pour Brafort des attentions qui pénétrèrent celui-ci de reconnaissance. Il fut plus heureux encore lorsque le lion lui demanda une place dans son tilbury pour aller à R…

Tout le long du chemin, ils s’efforcèrent, avec un égal empressement, de s’être agréables l’un à l’autre, et se séparèrent avec de vives congratulations. Le cœur de Brafort débordait de joie ; monsieur de Labroie lui avait promis sa visite.

La fabrique de toiles devant laquelle s’arrêta le cabriolet de Brafort était une des plus grandes et des plus belles de R… ; Brafort l’avait fait rebâtir et l’avait beaucoup augmenté. L’ordre, idéal du maître, y régnait dans toute sa sévérité. La cour était nue, propre, sablée ; rien n’y traînait, non plus que dans les corridors, et dans les vastes salles où travaillaient à chaque métier plusieurs êtres doués de pensées et de paroles, on n’entendait que la voix du fer, qui retentissait en sons égaux pendant des heures entières ; on n’apercevait que les mouvements, toujours les mêmes, des machines, que guidait, d’un mouvement aussi machinal une main silencieuse, autre outil, dont une mémoire humaine était le moteur. Un surveillant allait et venait dans chaque salie ; mais le représentant le plus redouté, le plus mystérieux de la pensée du maître, était une large et longue pancarte enfermée dans un cadre noir, et pendue aux murs de chaque salle à une hauteur où la vue ne pouvait guère déchiffrer que les caractères du titre : Réglement.

Chaque fabrique a le sien, sorte de code rédigé sans contrôle par le patron, constitution octroyée par le bon plaisir du souverain, sans Corps législatif ni conseil d’État, comme au beau temps des révélateurs inspirés de Dieu. Et probablement cette grâce divine, si méconnue de nos jours, s’est réfugiée dans les villes manufacturières ; car là, dans chaque patron, se trouve l’étoffe d’un législateur.

On juge si Brafort avait profité d’une occasion aussi belle d’édicter des lois. De tout R…, son règlement était le plus long, le plus minutieux, le plus sévère, le plus surchargé de prescriptions. La mémoire de ses employés n’y pouvait suffire, et c’est pourquoi ils y suppléaient souvent, de leur propre initiative, par des décrets impromptus, plus ou moins heureux. Cependant nul n’était censé ignorer le réglement, non plus que le code, bien qu’il ne fût communiqué à personne, et qu’aucun des ouvriers ne fût en état de le lire, non-seulement à cause de la position élevée qu’il occupait sur les murs, mais parce que la lecture était inconnue à la grande majorité de ces pauvres gens[1].

Le travail devait commencer à cinq heures et demie du matin, c’est-à-dire à cinq heures trente minutes, pas une de plus, pas une de moins. Qui arrivait à cinq heures vingt-neuf, attendait, et, à cinq heures trente et une, trouvait la porte fermée, si le flot d’ouvriers amassé au seuil de l’usine avait déjà fini de s’écouler. Et, comme cette porte ne se rouvrait qu’à huit heures et demie, pour le repas d’une demi-heure qu’on laissait prendre aux travailleurs, c’était pour le retardataire la perte d’un quart de journée, augmentée d’une amende de cinquante centimes. En outre, s’il s’agissait d’un de ces ouvriers dont le travail comporte des aides, la perte de travail de ces aides devait être payée par lui.

Était frappé d’une amende de vingt-cinq centimes tout ouvrier qui laissait trainer le moindre objet, et celui qui osait, avant que l’heure de la sortie eût sonné, passer le peigne dans ses cheveux ou épousseter ses habits, et celui qui se trouvait sans permission à une autre place que celle où son travail l’appelait, et celui dont le métier n’était pas parfaitement propre, et celui qui touchait à un bec de gaz, etc., etc.

Étaient punis d’amendes de cinquante centimes à deux francs et trois francs, tout possesseur d’une pipe mal éteinte, tout porteur d’allumettes chimiques, tout ouvrier resté après l’heure dans l’atelier, ceux qui osaient répondre aux employés, ou fréquenter, hors de l’atelier un café ou une gargote mis en interdit par le patron ; tout ouvrier surpris dans un moment d’inaction, toute parole inutile, tout fredon intempestif, tout… Mais suivre ce règlement dans tous ses détails serait impossible et même schocking ; car le génie de Brafort, une fois sur la pente de la réglementation, devait tout embrasser, tout prévoir. Et, en effet, il avait pénétré partout, n’avait reculé devant aucun sanctuaire ; il avait poursuivi, dans tous les lieux et recoins, l’irrégularité, le désordre, la fantaisie ; il avait terrassé la liberté jusqu’au fond de ses plus inviolables retraites, et, le règlement à la main, avait dit à la nature même : Tu n’iras pas plus loin !

C’était une œuvre admirable ; mais l’esprit humain est pervers ; et, après tant d’autres réglementations et législations n’ont pu contenir ce Protée, le règlement de Brafort n’obtenait guère plus de succès. Sans doute, on le subissait, — car pour être libre de marchander les conditions du travail, il faut pouvoir se passer de travail, et, pour l’ouvrier, refuser le travail, c’est refuser de vivre. Mais on le détestait, on l’enfreignait toutes les fois qu’on espérait pouvoir le faire impunément, et c’était entre Brafort et ses ouvriers une guerre sourde, incessante, cruelle pour tous, pour le patron, que toute désobéissance irritait jusqu’à la fureur ; pour les ouvriers, auxquels des amendes multipliées enlevaient souvent une forte partie de leur salaire. Ces amendes, Brafort les cédait au contre-maître et aux surveillants, dont elles devaient stimuler le zèle, et cette mesure aggravait l’antagonisme en substituant à la justice l’intérêt. C’était donc surtout parmi les ouvriers de Brafort que le mécontentement était le plus vif, et la suppression du règlement était pour eux la première réforme à obtenir.

Il en était ainsi d’ailleurs plus ou moins dans presque toutes les usines régies par ces codes arbitraires ; mais la révolte portait plus haut. L’égalité devant la loi, si haut proclamée, n’existe pas pour les ouvriers, elle n’existe pas, non-seulement par la force des choses, qui met l’affamé sous la dépendance de celui qui possède le pain, mais aussi par le fait de la loi même qui régit spécialement leurs rapports. Au conseil des prud’hommes, institués comme tribunal des contestations entre ouvriers et patrons, les patrons étaient assurés de la majorité, puisqu’en cas de partage la voix du président, toujours un patron, est prépondérante. De plus, cette soi-disant justice est coûteuse, et le danger de la réclamer est si grand pour l’ouvrier, que les abus de pouvoir nécessairement restent impunis. Ainsi le salaire, outre les amendes, se trouve encore diminué par des retenues, sur la qualité de l’ouvrage, faites arbitrairement par les employés. Quelques faits de ce genre tout à fait criants avaient amené les ouvriers de R… à se communiquer leurs ressentiments. Un ouvrier de Paris, arrivé depuis quelque temps dans la petite ville, les avait excités à la résistance, et tous ces opprimés, qui individuellement n’osaient élever la voix, avaient résolu de réclamer tous ensemble aussitôt après la paye : 1° L’abrogation des règlements divers par un règlement uniforme, délibéré par un conseil des prud’hommes et accepté par les ouvriers ; 2° le droit pour l’ouvrier d’assister à la vérification de son travail ; 3 une augmentation d’un centime par heure. On a vu que leurs projets avaient transpiré et que les patrons, prévenus, étaient sur leurs gardes.

Ce jour même où Brafort revenait de chez monsieur de Lavireu, en tête à tête avec monsieur de Labroie, était le jour de la paye et par conséquent celui de l’explosion attendue. Il était environ deux heures, quand Brafort entra dans sa fabrique et se rendit à son cabinet. C’était un petit salon précédé d’une antichambre et moelleusement garni de tapis, d’un divan, de portes matelassées. Une cheminée prussienne, garnie de marbre, supportait quelques livres et des cigares. Des registres garnissaient une grande table couverte d’un tapis vert. Un secrétaire, un dressoir avec une cave à liqueurs, des fauteuils, complétaient l’ameublement. De grands rideaux verts s’ouvraient sur de petits rideaux blancs fixés aux fenêtres. C’était là que Brafort recevait ses amis ou ses égaux. Pour les ouvriers, auxquels d’ailleurs il parlait rarement lui-même, il passait dans l’antichambre.

Ce jour-là Brafort appela son contre-maître, et, après lui avoir appris négligemment que le cousin de monsieur de Lavireu, monsieur de Labroie, était un aimable et charmant garçon, il s’informa des projets de grève. On lui dit qu’ils persistaient ; les ouvriers étaient sombres ; il y avait des meneurs.

Ce sujet épuisé, Brafort tira sa montre ; il était plus de deux heures.

— Y a-t-il quelqu’un dans l’antichambre ? demanda-t-il.

Le contre-maître s’empressa de voir. Il n’y avait personne,

— J’avais un mot à dire à cette petite ouvrière que vous m’avez envoyé hier soir, et je lui avais donné rendez-vous… il me semble…

Le contre-maître eut un sourire odieux, à peine dissimulé.

— Je vais vous l’envoyer, dit-il, et il sortit.

L’abord fut brusque. Jamais sultan dédaigné ne se montra plus courroucé, plus rogue.

— Je vous avais dit hier de venir à deux heures. Pourquoi n’êtes-vous pas venue ?

— Je… travaillais, balbutia-t-elle.

— Allons donc ! vous êtes une petite sournoise ; vous savez bien… car ce n’est pas certainement la première fois… tu es trop jolie…

Et puis il devint plus doux, mêlant les prières aux menaces, et… ce n’était pas sans doute en effet la première fois ; car la pauvre enfant se contenta de pleurer.

Brafort éclatait ce jour-là de bonne humeur. Il revisait, avec son contre-maître et son comptable, les comptes de ses ouvriers, et de temps en temps il se renversait sur son fauteuil, le cigare à la bouche et lançant une bouffée, souriait vaguement, tantôt au souvenir de Baptistine, tantôt à celui du cousin de monsieur de Lavireu. Il allait recevoir dans se maison un de Labroie, un vrai celui-là, pénétré des bons principes, un noble sérieux, lui, Jean-Baptiste Brafort, le fils d’un ancien serviteur de cette famille, lui, le petit paysan d’autrefois, dont le regard timide et respectueux osait à peine franchir la grille du château. C’est en de tels moments que, mesurant la distance parcourue, Brafort concevait de son mérite la plus haute opinion et jouissait vraiment de sa fortune. C’est alors qu’il prenait au sérieux plus que jamais cette devise : Fils de mes œuvres, que dans la première fièvre de son orgueil, il a fait inscrire, en guise de blason, au fronton de sa demeure, et qui déjà commençait à le gêner fort.

En effet, à chaque hauteur, l’horizon varie. Ce qui était beau, grand, inespéré, pour le ci-devant garde municipal, n’allait plus à la taille de monsieur Brafort, négociant, propriétaire, et collègue de monsieur de Lavireu. Que dirait le noble rejeton des Labroie, en examinant cette devise par trop plébéienne ? Car cela sent l’homme de rien d’avoir travaillé ! Le comble du mérite et surtout de la distinction, c’est d’être l’enfant gâté de la fortune, d’avoir été couché sur des dentelles. en naissant, d’avoir tout reçu, d’ignorer l’effort et la fatigue.

Après tout, le dédain qu’avait Brafort pour ses ouvriers, il était assez naturel que les nobles l’eussent vis-à-vis des travailleurs parvenus, et… Brafort s’embrouillait dans ces réflexions, devenues pénibles.

— Voici le compte de Brassard, dit un commis.

— C’est point dommage de le renvoyer, dit le contre-maître. Ce b… là est, de tous mes ouvriers, le plus habile et le plus rangé.

— Il n’en est que plus coupable, dit sentencieusement le patron. Les ouvriers intelligents on n’en peut rien faire, et ils sont un danger pour l’atelier. Non-seulement je renvoie Brassard, mais je le signalerai aux autres. patrons. Il faut nous débarrasser de lui.

— Chavret a perdu six journées, reprit le commis.

— Oh ! celui-là, dit le contre-maître, un ivrogne, quatre enfants sur la paille, et un compte énorme au cabaret. Celui-là nous reviendra des premiers aussitôt que ses camarades ne lui payeront plus à boire.

— Vous avez raison, dit Brafort et comme ne manque pas de Chavret…

Ils se mirent à rire.

— Oui, oui, ça apprendra à monsieur Brassard à connaître les hommes. Ah ! ah ! ces gens-là s’imaginent mener le monde avec de belles paroles ! Ils verront bien !

Après avoir revu tous les comptes, Brafort se leva pour partir. La paye commençait dans la cour de la fabrique, où piaffait le cheval du maître et où les ouvriers faisaient queue devant le guichet. Quand Brafort parut, nombre de voix chuchotèrent : Le voilà ! le voilà ! Toutes les têtes se tournèrent, et trois ouvriers qui se tenaient sur le flanc du groupe marchèrent à la rencontre du fabricant. Le pas de celui-ci devint plus rapide, et le rouge lui monta au front ; il n’avait pas prévu une lutte directe et, la voyant approcher, il lui en prenait à la fois peur et colère. Les ouvriers, pressant le pas également, atteignirent Brafort comme il arrivait à sa voiture, et l’un deux, se plaçant devant lui, dit après un léger salut :

— Monsieur, nous avons à vous parler.

— Je suis pressé, répondit Brafort avec hauteur. Parlez au contre-maître.

— C’est à vous que nous avons affaire, reprit l’ouvrier ; le contre-maître nous renverrait à vous. Il vaut donc mieux que vous nous entendiez tout de suite.

— Je vous ai dit que j’étais pressé. Je ne suis pas à vos ordres.

— Une fois n’est pas coutume. Nous sommes si souvent aux vôtres ! répliqua Brassard ; car c’était lui, et lui seul pouvait être l’auteur de cette réponse audacieuse. Les deux qui l’accompagnaient, des plus plus forts et des plus hardis pourtant, le suivaient plutôt et cherchaient dans ses gestes leur direction.

Pendant ce temps, de la masse des ouvriers qui faisaient queue derrière les bureaux, plusieurs s’étaient détachés et venaient un à un écouter ce que disaient les meneurs au maître. Le groupe autour de Brafort s’épaississait à vue d’œil, et bientôt ce fut la foule entière. Ils se disaient les uns aux autres : « Nous les avons chargés de parler pour nous, il faut écouter. »

Brafort, on le sait, avait pour idéal la majesté olympienne. Plus la foule devenait ou lui paraissait menaçante, plus il crut de son devoir d’élever son courage à la hauteur de ses craintes. Il avait été militaire et savait confondre l’obstination avec l’honneur. S’efforçant donc d’écarter ceux qui s’opposaient à son passage, la poitrine cambrée, la tête haute, il se rapprocha de sa voiture. De violents murmures s’élevèrent.

— Il ne veut pas nous écouter. Sommes-nous des chiens pour lui ?

Le contre-maître accourait.

— Monsieur, dit-il à Brafort, il vaudrait mieux les entendre. Nous avons tous intérêt à ce que ça ne dure pas longtemps. Donnez-leur quelques bonnes paroles. On verra plus tard.

Cet homme avait de l’influence sur Brafort. Celui-ci peut-être au fond ne demandait qu’un prétexte pour se radoucir. Il se rappela d’ailleurs à ce moment les instructions de monsieur de Lavireu, et prenant la parole d’un ton haut et solennel.

— Voici monsieur le contre-maître qui me prie de vous écouter, et qui désire ne pas prendre la responsabilité de cette affaire. J’y consens, à sa considération. Parlez !

Ceux qui pressaient Brafort, à ces mots, s’écartèrent, et il put monter dans sa voiture, où il s’assit les bras croisés, dominant la foule. Alors le jeune ouvrier qui avait déjà parlé, Brassard, s’avança et, croisant les bras de même, il regarda Brafort en face avec une audace où se mêlait un fond contenu de colère et de mépris. C’était un garçon de moyenne taille, au front large, aux yeux vifs, aux traits aussi doux qu’intelligents.

— Qui êtes-vous ? demanda brusquement Brafort.

— Leur délégué, dit-il en étendant le bras vers ceux qui l’entouraient.

Les ouvriers répondirent :

— Oui ! oui ! nous l’avons chargé de parler pour nous.

— Eh bien ! de leur part et de la mienne, reprit l’ouvrier, je vous dis ceci : Nous sommes las de notre misère et des humiliations que vous nous faites subir ; nous travaillons depuis le point du jour jusqu’à dix heures du soir, sans pouvoir gagner autre chose que le pain nécessaire à la vie de nos familles, mal nourries, mal vêtues ; logés dans des trous malsains et obscurs, où nous grelottons l’hiver, où nous étouffons l’été ; aucun des biens de la vie n’est fait pour nous ; tout ce qui est grand, bon et beau, nous reste étranger. On parle des progrès de l’humanité : nous ne sommes pas apparemment de l’humanité, car ces progrès passent au-dessus de nous et ne nous touchent point ! Nous restons ignorants et soumis comme des bêtes de somme, et les bœufs de vos fermes et les chevaux de vos écuries, qui travaillent moins que nous, sont mieux soignés. Qu’avons-nous fait pour mériter une telle vie ? Nous sommes des travailleurs, et ceux qui jouissent du fruit du travail, ce sont les oisifs. Est-ce juste ?

— Non ! non ! crièrent quelques-uns, et la masse alors tout d’une seule voix cria :

— Non ! non ! ça n’est pas juste ! ça n’est pas juste !

— Mes amis…, dit Brafort.

Mais l’ouvrier reprit d’une voix forte :

— Vous qui vous appelez le maître et qui à vous seul recevez plus que nous tous ensemble, que faites-vous ? Vous venez ici passer tous les jours trois ou quatre heures, vous faites quelques chiffres, vous écrivez quelques lettres, vous donnez quelques ordres, et puis vous partez. C’est bien peu de chose. Et pour cela vous êtes logé, nourri, vêtu richement ; vous vivez de la grande vie, de la vie du monde entier, et votre femme est belle et heureuse, et vos enfants ne meurent point de misère, ils sont instruits et heureux. Est-ce juste ?

— Non ! non ! s’écria la foule de nouveau.

Brafort, qui était rouge et fort anime, se leva tout debout dans sa voiture, et forçant sa voix :

— Vous oubliez volontairement, cria-t-il, que c’est moi qui ai créé cette usine où vous trouvez votre subsistance, et qui représente un capital considérable, que c’est sur moi que reposent tous les soucis, toute la responsabilité…

— Croyez-moi, maître, reprit l’ouvrier d’une voix ironique ; vos soucis ne valent pas les nôtres. Il en coûte moins de soigner et d’empiler des pièces d’or que de se tuer de travail, sans pouvoir joindre les deux bouts, en voyant ses enfants périr de misère ou se corrompre dans l’ignorance. Vous parlez des droits de votre argent. L’argent vaut donc plus que l’homme ? L’argent ne travaille pas, sans nous il ne servirait à rien.

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écrièrent les ouvriers qui, les yeux fixés sur Brassard, l’oreille tendue et les lèvres entr’ouvertes, comme pour se nourrir de sa parole, semblaient en retour l’animer de leur souffle haletant.

— Messieurs ! dit Brafort.

— Attendez, s’écria l’ouvrier d’une voix vibrante, je n’ai pas fini. Je veux vous dire ceci encore : On prétend que, depuis la révolution de 89, tous les hommes sont libres et égaux ; ce n’est pas vrai ! un homme libre peut faire tout ce qui lui plaît, quand ça ne nuit pas aux autres ; un homme libre n’obéit qu’à des lois qu’il a consenties et reconnues justes. Or, vous avez établi dans vos ateliers un règlement étroit, injuste et tracassier, qui nous lie comme des forçats. Nous sommes les esclaves de vos caprices. Les amendes que vous imposez à tout propos nous enlèvent notre pain. Vos surveillants nous insultent, nous rançonnent et nous volent, et il nous faut subir tout cela sans réclamer, car ils sont nos seuls juges, et leur bon plaisir fait notre loi. Ce n’est pas tout ; si nous sommes de vrais esclaves dans vos ateliers, au dehors nous ne nous appartenons pas davantage. Vous prétendez régler nos pensées, nos opinions, nos lectures. Vous avez chassé Thiélan, parce qu’il était cabétiste. 89 a détruit les anciens seigneurs ; mais vous avez pris leur place, et nous sommes vos serfs, puisque vous disposez de nos vies, de nos libertés, de tout ; et cela est si vrai, que le plus infâme de tous ces droits d’autrefois, vous l’exercez encore. Nos sœurs, nos femmes, nos filles, sont comme nous à votre merci ; vous leur vendez à un prix honteux le droit de vivre, et toutes les fois qu’il se trouve dans vos ateliers une ouvrière jeune et belle, un jour, appelée près du maître, on la voit revenir le front baissé !…

La voix du jeune orateur s’éteignit comme dans un spasme, et de toutes les poitrines sortit un hurlement rauque, furieux, qui se dissipa ensuite en cris divers, en exclamations farouches. Autour de la foule des hommes, s’était formé un cordon de femmes qui écoutaient, inquiètes et curieuses. Aux dernières paroles de Brassard, il y eut aussi parmi elles un grand mouvement ; quelques-unes baissèrent les yeux, d’autres sanglotèrent, d’autres poussèrent des cris insultants.

Brafort vit des poings menaçants se tendre vers lui et la haine animer tous les regards. Il était cramoisi de colère, d’humiliation, de peur. Un instant il serra le manche de sa cravache en hésitant s’il ne lancerait pas son cheval à travers la foule ; mais une pareille fuite avait ses dangers et n’était pas d’ailleurs conforme à la dignité dont Brafort tenait à faire preuve en toute circonstance. Il reprit donc la parole.

— Je serais dans mon droit en refusant de répondre à des attaques dont la forme est aussi inconvenante que le fond est erroné et calomnieux, et où je reconnais l’influence de ces fausses théories par lesquelles on cherche à pousser les travailleurs dans une voie funeste. Ouvriers ! on vous trompe, le capital n’est pas votre ennemi. Voyez partout où il ne porte pas sa féconde influence, voyez le pauvre manquant de travail et dont les bras se lèvent en vain pour en implorer. Cet or que vous enviez au riche, il ne le possède que pour le répandre sur le pauvre ; le riche n’acquiert que pour consommer et c’est par cet échange fécond… et bienfaisant que… l’abondance… comme une pluie… féconde…

Il s’embrouillait un peu dans son éloquence. Brassard lui vint en aide.

— Citoyens, dit-il, monsieur Brafort assure que le pauvre ne saurait vivre sans le riche. Je lui demanderai, moi, ce que ferait le riche sans le pauvre, disons le travailleur. Qui donc sans nous ferait aller les machines de notre honorable patron ? Qui cultiverait ces grands domaines que leurs propriétaires ont trop à faire de parcourir seulement ? Qui préparerait leurs bons diners ? Qui ajusterait leurs belles étoffes ? Qui bâtirait leurs maisons spacieuses et ferait mûrir les fruits succulents de leurs jardins. Mes amis, répondez vous-mêmes, sans les pauvres, que serait le riche, réduit à ses seules forces ? Répondez !

— Parbleu ! dit une voix narquoise, ça serait un pauvre.

— Et maintenant que feraient les pauvres s’il n’y avait pas de riches ?

Un cri famélique répondit ; un cri où toutes les avidités s’aiguisaient de toutes les misères, où le désir hurlait sur le ton de la douleur.

Brassard se chargea de formuler la réponse :

— Les pauvres travailleraient et feraient tout seuls de la richesse ; et s’ils ne font pas ainsi maintenant, c’est que le riche est là qui détient les biens de la terre et n’en donne au pauvre, en échange de son travail, que la part absolument nécessaire pour ne pas le laisser mourir de faim, c’est-à-dire pour que son bétail humain lui soit conservé. Donc le pauvre aurait à bénir la disparition du riche, tandis que sans le pauvre le riche aussitôt cesse d’exister. Voilà, mes amis, la valeur de cette rengaine qui nous représente les travailleurs nourris des bienfaits du riche, tandis que c’est lui qui reçoit tout du pauvre et n’existe que par lui !

— Ouvriers ! s’écria Brafort, n’écoutez pas ces folles utopies qui ne triomphent que par le renversement de tout ce qui est. Sachez qu’il n’y a point d’état social possible sans le respect des droits acquis, et que vous, plus que tous les autres, vous devez respecter la fortune, car sa source est le travail.

— Encore un mensonge ! s’écria Brassard.

— Cet homme est fou ! dit Brafort, chez qui l’étonnement de voir nier pareil axiome dépassa la colère.

Brassard lui jeta un coup d’œil de mépris et se tournant vers ses camarades :

— Voilà bien longtemps, dit-il, que nous nous laissons dire de pareilles sottises. Quoi ! c’est à vous qui, de père en fils, consacrez toutes les heures de vos jours et une partie de vos nuits à ne pas gagner le nécessaire, c’est à vous que des oisifs viennent effrontément dire que le travail est la source de la fortune ? Et vous ne répliquez pas ! Eh bien, je vous dis, moi, que tous tant que nous sommes, ignorants et savants, c’est la sottise et le manque de réflexion qui nous mènent. Eh ! là bas ! toi, Pierre Gentil, le plus brave et le plus rude à la besogne de nous tous, qu’as-tu fait dans toute ta vie déjà longue, et qu’a fait ton père ? Tu as travaillé, vous avez travaillé tous deux, sans même vous permettre, tant vous êtes sages et rangés, une petit noce le dimanche. Où donc est. ta fortune ? Pierre Gentil ? Et toi, Vigneron, qui asfait de même ? et tant d’autres qui êtes là ? Comment, vous. venez vous laisser dire ça, que la richesse est le fruit du travail ! Sacrebleu ! un petit enfant en rirait. Non, non, ce n’est pas ça ! La vrai vérité, c’est qu’on devient riche par d’autres moyens que le travail. Lesquels ? Le diable. le sait, nous ne le savons pas nous autres. Ce que tout le monde sait seulement, c’est qu’on peut devenir riche quand on a déjà quelque bien et qu’on trouve encore un moyen quelconque de prélever une part sur autrui. Mais le travail sérieux, honnête, personnel, quotidien, enrichir ?… Jamais !

— Le travail acquis… s’écria Brafort….

— Tue le travail vivant ! interrompit Brassard, et c’est contre ça que nous protestons. Au reste, voici ce que nous voulons vous demander : suppression du réglement, les déchets sur les pièces, constatés en présence de l’ouvrier et un centime de plus par heure, sans quoi nous refusons de continuer le travail.

Il s’avança et remit un papier à Brafort, qui le prit dédaigneusement.

— C’est tout ? demanda-t-il de même.

— C’est tout… pour le moment. Que répondez-vous ?

— Que je ne subis aucune pression et que je ne cède jamais à l’insolence !

Et Brafort, avec un geste vraiment antique, déchirant le papier, en jeta les morceaux sur la foule. Puis il fouetta son cheval. Mais les ouvriers furieux, les uns tirant sur les roues, les autres se jetant à la tête du cheval, l’arrêtèrent. Vigneroux monta sur le marche-pied, porta le poing sous le menton de Brafort et le renversa sur les coussins. Un autre, nommé Robert, s’écria Il faut le rosser ! Et d’autres voix, que Brafort ne put reconnaître, crièrent : Il nous a insultés ; à l’eau ! à l’eau ! Mais bientôt la voix de Brassard domina tout ce tumulte.

— Camarades ! pas de violences ; laissez-le aller !

Et, parlant aux plus exaltés, tantôt par quelques mots dits à l’oreille, tantôt à voix haute, il parvint promptement à dégager Brafort, qui, voyant la foule s’écarter, se hâta de prendre le galop, poursuivi par des huées et des exclamations ironiques. Il courut ainsi quelque temps. Le sang lui battait aux oreilles et la colère l’étouffait ; il allait sortir de R…, quand une inspiration de haine lui vint. Il retourna sur ses pas et se rendit chez le commissaire, où il dénonça la coalition, chargea vigoureusement Brassard comme chef et instigateur, Vigneroux et Robert comme coupables de violence sur sa personne. Déjà l’autorité était en alarmes ; des scènes moins violentes avaient lieu dans les autres ateliers, mais partout la grève se déclarait.

— Pour le coup, monsieur, c’est très-mal ! dit Maximilie, quand le tilbury ce soir-là, entra dans la cour ; il y a une grande heure qu’on vous attend ?

Et elle descendit légèrement le perron au-devant du baiser paternel.

Mais, en voyant son père, très-rouge et très-animé, passer près d’elle, sans presque la voir, elle fut saisie de crainte, et des larmes vinrent à ses yeux. Car non-seulement elle aimait son père, mais depuis quelque temps elle était d’une sensibilité extrême, un peu fébrile, et qu’elle n’avait point eue jusque-là. Madame Brafort et les deux jeunes gens se trouvaient déjà dans la salle à manger, où Maximilie suivit son père.

— Tu arrives bien tard ! dit Eugénie.

— J’aurais pu ne pas arriver du tout, répondit Brafort, qui se laissa tomber, à sa place à table ; ce n’est pas la faute des amis de Jean si je suis ici.

— De mes amis ? répéta le jeune homme étonné.

— Oui, monsieur, de ces gens dont vous soutenez les prétendus droits, et qui sont des misérables capables des plus grandes atrocités, le rebut de l’espèce humaine, la lie sociale, et l’effroi des honnêtes gens !

Il peignit alors, avec des couleurs très-exagérées, mais telles que ses propres sentiments les lui fournissaient, la scène, les discours de Brassard librement traduits, l’attaque, les insultes…

Maximilie pleurait, et madame Brafort, sans la moindre altération de visage, poussait les exclamations convenables en pareil cas dans la bouche d’une fidèle épouse. Les deux jeunes gens gardaient un silence pénible.

— Voilà ! s’écria Brafort en terminant, voilà où nous mènent ces prétendus réformateurs, ces nouveaux Messies que le monde attend pour une nouvelle création. Ils proclament carrément la négation de tout droit, le mépris des engagements, des lois, de tout ce qui est sacré ! Ils attentent à la liberté des transactions, à la sécurité des citoyens. Mais il y a encore des lois heureusement, et ces braves gens en vont entendre parler.

Jean, étourdi de tout ce que rapportait son oncle, crut devoir se justifier.

— Ai-je donc, mon oncle, préconisé l’injure et des violences coupables ? Si ces gens vont trop loin, songez que la misère les aigrit et que l’ignorance…

— Que personne ici ne les excuse, monsieur ; les misérables ont failli m’assassiner !

— Oh ! les méchants ! je les hais ! dit Maximilie en essuyant son visage pâli.

Georges la regarda avec émotion.

— Puis-je vous demander, monsieur, demanda-t-il à Brafort, quelles sont les conclusions de la grève ; ce qu’elle réclame ?

— Ma ruine, monsieur, répondit le manufacturier d’un ton lamentable.

Il daigna cependant bientôt après fournir une explication plus précise et parla de la demande d’abolition du règlement.

— C’est-à-dire, ajouta-t-il, l’anarchie !

Et, ce mot redoublant sa colère, il prononça une violente diatribe contre les idées subversives et contre Brassard.

— Peut-être se contenteraient-ils à moins ? hasarda Georges.

Le visage enflammé de Brafort et le doux visage anxieux de Maximilie se tournèrent en même temps vers le jeune homme.

— Moi, monsieur ! céder à ces canailles, ne fût-ce que d’une misère, jamais ! Je ne ferai pas cette lâcheté.

— Si c’était une lâcheté, monsieur, dit froidement et sévèrement Georges, je ne vous l’aurais pas conseillée.

En parlant ainsi, Georges se redressa légèrement et sa main, soulevée pour le geste dont il appuya sa phrase, se posa sur ses genoux. Il sentit alors par-dessous la table une petite main se poser sur la sienne, une main qui, par son toucher doux comme l’effleurement d’un baiser, par un tremblement aussi expressif que des paroles, disait éloquemment : Vous ne craignez pas d’offenser mon père ; vous oubliez donc que je vous aime ?

Il regarda Maximilie, et la vit pâle, anxieuse, l’haleine suspendue ; leurs yeux se rencontrèrent ; quelque chose d’aigu comme un trait et de lumineux comme une flamme passa des prunelles de la jeune fille dans le cœur de Georges. Il baissa la tête, et ce fut à peine s’il entendit la réponse mi-bourrue, mi-adoucie de Brafort, qui pouvait passer pour une excuse :

— J’en suis persuadé, monsieur ; mais nous ne pensons pas de même.

La main de Georges suivit la petite main qui se retirait, la saisit et la serra d’une étreinte folle, sans réflexion, sans prudence, au risque d’être observé ; presque même sans volonté, car il ne se retrouva en possession de lui-même qu’un instant après, comme serait un homme enlevé dans l’air par quelque force imprévue, et qui se remet sur ses pieds tout étourdi. D’un coup d’œil rapide, Georges interrogea les figures qui l’entouraient. Brafort avait repris le sujet de la grève ; Jean paraissait triste et songeur ; seule, madame Brafort attachait sur Georges un regard étrange. Le dîner s’acheva sous le monologue persistant du maître de la maison, à qui les autres convives, tour à tour, assez difficilement, donnèrent la réplique. Brafort, au sortir de table, se retira dans son cabinet. Madame Brafort et Maximilie, à peine au salon, le quittèrent l’une après l’autre, et les deux jeunes gens se rendirent ensemble au jardin.

Ils marchèrent quelque temps côte à côte, sans se parler, pensifs tous les deux ; puis ce fut Jean qui rompit le silence.

— Est-ce donc une chose fatale, dit-il, que le sentiment du juste soit toujours altéré par la passion, et que la justice elle-même, cette paix éternelle, ne se puisse s’établir que par la guerre ? Ceux que mon oncle appelle mes amis et qui sont mes frères, pourquoi me faut-il, tout en embrassant leur cause, répudier leurs actes ? N’y a-t-il donc rien en ce monde qu’on puisse, de toute son âme, aimer et approuver pleinement ?

— Ne me demande ce soir aucun jugement, dit son ami ; je te ferais la réponse d’un homme ivre. Défie-toi seulement des récits de ton oncle et ne prends pas Brassard et ces autres pauvres diables pour tels absolument qu’il te les a peints. Voilà tout ce que je puis penser de raisonnable là-dessus en ce moment, et encore ceci : je veux partir.

— Partir ! s’écria Jean. Et pourquoi ?

— Parce qu’ici, mon ami, je me sens devenir fou, et que je puis y décider mon malheur et celui d’une autre. J’aime ta cousine et j’ose craindre d’en être aimé.

Jean jeta un cri de joie et serra son ami dans ses bras.

— Quel bonheur ? quoi ! vous vous aimez ? Oh ! combien je chéris encore plus ma petite cousine ! Oui, c’est une bonne et charmante enfant ! Vous serez heureux ! Et moi donc ! On ! quelle bonne idée, Georges ! Et tu veux partir ? Mais tu es fou !

— Pas tant que toi, Jean, éternel rêveur ! Moi, je comprends la vie et je connais mieux les hommes, tu le sais. Ton oncle, plus qu’aucun autre, est gouverné par les opinions toutes faites qui ont cours. C’est l’égoïsme le plus naïf et la vanité la plus robuste que j’ai jamais rencontrés. De toutes les qualités que je puis posséder, une seule est capable de toucher son âme, celle qui précisément n’est rien moins qu’une goutte d’encre, un petit point allongé sur le papier, l’apostrophe qui précède mon nom. Ton oncle est ce qu’on appelle un homme positif. Si j’avais avec l’apostrophe une fortune seulement moyenne ou quelque place du gouvernement, il me donnerait sa fille ; mais, tel que je suis, il me soupçonnera simplement d’envier la dot de Maximilie et m’écartera avec dédain. Je te l’avoue, si j’aime cette charmante fille assez pour me résigner à ce beau-père, je ne me sens pas la force de m’exposer aux insultes de monsieur Brafort.

— Tu crois aimer, dit Jean, et tu gardes tant d’orgueil ?

— Ta cousine a dix-sept ans, c’est une enfant. Ai-je le droit de lui demander un serment, de l’engager ? Non, hélas ! pas plus que de compter sur ses sentiments d’aujourd’hui, qui peut-être demain auront changé. Aussi, je le répète, le seul parti raisonnable et loyal que j’aie à prendre, c’est de partir.

— Tu te prétendais ivre et déraisonnable tout à l’heure, s’écria Jean, et moi, qui ne suis point amoureux, la raison me confond et me fait douter de ton amour. Eh quoi ! tu ne crains pas de briser par ton départ ce jeune cœur qui t’aime, de donner à cette enfant, qui croyait en toi, le droit de douter déjà de l’amour ?

— J’ai compté sur toi pour lui expliquer mon départ.

— L’expliquer ! Il m’est trop difficile de le comprendre, dit Jean.

Ils gardèrent quelque temps le silence, puis Georges s’écria :

— J’avais besoin d’être aidé ; j’en avais besoin, Jean, crois-le bien ; et c’est ainsi…

— Ce n’est pas à moi, dit Jean doucement, qu’il faut demander des forces contre la tendresse. Contre l’égoïsme, contre l’injustice, oui ; mais combattre l’amour… étouffer des choses vraies et vivantes sous des choses qui ne le sont pas ! Ah ! tu le sais bien, Georges, je ne puis t’aider en cela. Et surtout quand ton union avec ma cousine, cette chère enfant qui, seule de sa famille a su m’aimer, quand cette union avec toi, mon meilleur ami, me comblerait de joie !

C’était en effet un bien mauvais conseiller que Jean. Loin de se douter que la force dont Georges avait fait preuve tout d’abord était le dernier effort d’une raison qui sombre et ne demande au fond qu’à céder ; il lui en voulait presque de ses combats. Il aimait tendrement sa cousine, et la voyait avec des yeux paternels, qui ne le cèdent guère à ceux d’un amant. Il parla d’elle en termes dont se délectait la passion de Georges, et il fit un plan d’après lequel tout devint facile. Georges avait des protecteurs, hommes puissants et distingués, vieux amis de son père au saint-simonisme, et qui disposaient de grands services publics : il en obtenait un poste lucratif et brillant. Alors il demandait la main de Maximilie, et de deux choses l’une : ou elle lui était accordée immédiatement ou Brafort faisait des difficultés. En ce dernier cas, la fillette usait de son influence, priait, pleurait, et refusait tout autre parti, jusqu’au moment où sa persistance triomphât de la résistance paternelle. Jean ne doutait pas du concours de madame Brafort, elle soutiendrait sa fille dans cette épreuve ; elles causeraient ensemble de l’absent.

Jean était si convaincu de la vérité de ces choses, qu’apercevant au bout de l’allée, près du petit lac, la robe rose de la jeune fille, il dit à Georges :

— Ne veux-tu pas lui parler ? Après ce qui s’est passé ce soir entre vous, son cœur appelle. Interroge-toi solennellement, ami, et si tu sens qu’en effet c’est d’un profond, d’un sérieux amour que tu l’aimes, va le lui dire, et, trop heureux d’aimer, ne doute pas des forces de l’amour.

En parlant ainsi, les yeux de Jean brillaient d’émotion, et tous ses traits exprimaient la sensibilité exaltée qui faisait le fond de cette nature douce et calme à la surface. Georges respectait autant qu’il l’aimait ce chaste jeune homme, dont il connaissait la vie depuis l’enfance. Il lui sembla que Jean venait de consacrer leur amour. Il lui serra la main vivement et le quitta, d’un pas rapide, pour joindre Maximilie.

À mesure toutefois qu’il approchait des lieux où il pensait trouver la jeune fille, les battements du cœur de Georges se précipitaient et son pas se ralentissait. Arrivé sur la rive du petit lac, autour duquel s’étendait une haie de saules, d’aulnes et de tamarins, il vit Maximilie au bord de l’eau. Elle était immobile et se tenait la tête penchée sur sa poitrine ; à ses pieds, le cygne qu’elle aimait à nourrir de sa main regardait, surpris, cette main paresseuse qui tenait le pain sans l’émietter, et, par les vifs balancements de son cou, le bel oiseau s’efforçait d’indiquer à la distraite ce qu’elle devait faire. Ce jour-là, le soleil s’était couché dans un ciel de pourpre, et le crépuscule était plein de vapeurs roses qui ombraient délicieusement le front de la jeune fille, son cou penché et les contours onduleux de sa taille. Georges s’arrêta. Ce joli tableau, le fond du lac fuyant derrière les saules, et les guirlandes flexibles du tamarin réfléchies dans l’eau, toute cette poésie des choses où l’homme retrouve de son âme ou la répand ; tout cela saisit Georges d’un trouble plus vif, d’un charme plus grand, et d’une étrange mélancolie, au fond de laquelle revint la pensée que, dans sa profonde honnêteté, Georges avait exprimée à son ami : Ai-je le droit de troubler la vie de cette enfant ?

Mais à qui rêvait-elle ainsi ? N’était-ce pas à lui ? Et déjà ne lui avait-elle pas, sans qu’il l’eût imploré, donné son amour ? Il eut alors vers elle un élan immense de cœur, dont on eût dit qu’elle recevait l’impulsion, car aussitôt elle releva les yeux, le vit, et un léger cri lui échappa. En même temps, le pain glissait de sa main dans l’eau, où le cygne s’en saisit, sans plus s’occuper de tant de façons inusitées.

En poésie, les rêves des jeunes filles ne sont que fleurs et azur ; en réalité, ils sont beaucoup plus hardis qu’elles-mêmes. Nées, — elles le savent très-bien, car tout le leur dit, — pour l’amour, elles n’ont guère d’autre objet de rêverie. Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Il n’y a de secret que ce qui n’existe pas ; quoi qu’on fasse, la pensée s’exhale du fait comme le parfum de la fleur. Dans les recommandations de sa mère, dans le sourire de son père, dans les regards de tous, par les réserves mêmes de son éducation, de sa liberté, par tout ce qui l’entoure, paroles ou réticences, faits ou pensées, la jeune fille soupçonne bientôt, puis constate que toute son existence n’a qu’un but : le mariage. Et ce mot, heureusement la plupart le traduisent par celui d’amour. Ne voient-elles pas bien que ce n’est pas pour elles-mêmes qu’on les élève ? Les grands horizons, ouverts devant les pas de leurs frères, leur sont interdits ; des barrières leur ferment la vie, et le court sentier qu’elles suivent s’arrête, à seize ou vingt ans, devant un but mystérieux. Lequel ? Est-il bien difficile à deviner ? Que cherche-t-on à développer en elles ? La grâce et les séductions : chanter, danser, jouer d’un instrument, broder, de la langue ou des mains, des choses gracieuses ; être poétiques à tout prix, plaire avant tout, valoir s’il se peut. Plaire, à qui donc ? À quelqu’un assurément. Elles n’en peuvent douter, et rêvant presque dès l’enfance de cet inconnu, puisque l’inconnu se résume tout entier pour elles en un être humain.

Car elles n’ont point d’autre destinée, car il est à la fois le terme et le développement de leur existence ; car sans lui, mises en dehors de la famille et presque de la vie sociale, elles seraient réduites à une vie purement végétative, dépourvue d’intérêt comme d’utilité. Le jeune homme peut rêver du navire sur lequel il fendra les mers, de ses épaulettes ou de sa toge, de ses travaux comme industriel ou comme savant, de ses succès, de ses gains futurs ; la jeune fille ne peut rêver que de son amant.

Ainsi fait-elle ; mais sans l’avouer, Dieu l’en garde. La réserve obligée à laquelle on l’a façonnée dès l’enfance lui a composé deux existences, l’une intérieure, l’autre extérieure. Car il faut bien que la nature s’y retrouve et, mutilée par ici, rebourgeonné par là. Moins la jeune fille agit, plus elle rêve. Un abîme sépare ces deux existences, qui se prolongent parallèlement, sans se confondre jamais.

Voilà pourquoi Maximilie, qui, à ce moment même, imaginait Georges à ses genoux, poussa un cri en le voyant et resta confuse et tremblante. Lui, trop sincère pour n’être pas timide, s’approcha en rougissant et balbutia une de ces sottises que l’amour, au moins aussi sourd qu’aveugle, heureusement sait pardonner.

— Je vous dérange, mademoiselle ?

Inévitablement elle répondit :

— Non, monsieur.

C’était de quoi éclater de rire. Ils gardèrent cependant le sérieux le plus solennel, et ils avaient raison ; sous cette niaiserie des mots, dans leur cœur éclatait un hymne sans paroles, admirable, et dans cette rencontre leur destinée se jouait.

Les grands sentiments sont indivisibles, à force de simplicité ; une seule parole, un seul cri les résume : je t’aime ! Ce mot les remplissait ; ils n’en pouvaient trouver d’autres. Mais le dire, ils n’osaient pas.

Leur silence toutefois, en se prolongeant, devenait aussi clair que la parole même, et le sentiment des convenances, que l’éducation implante au cœur de toute jeune fille, pouvait difficilement supporter cette situation. Aussi fut-ce Maximilie qui le rompit la première, par une de ces dissimulations enfantines habituelles aux femmes.

— Où donc est Jean ? demanda-t-elle d’une voix oppressée.

Désirait-elle vraiment la présence de son cousin ? Peut-être, car son émotion ressemblait à de la peur ; sous son corsage un peu serré, son cœur battait à coups précipités, et sur son joli cou nu, qui légèrement se gonflait, un étrange bijou, que les femmes portaient dans ce temps-là, un saint-esprit d’or, au bout de son ruban noir, agitait ses ailes amoureuses et allongeait son bec audacieux. Elle fit quelques pas, et alla tomber toute rose sur un banc qui était proche, au-dessous d’un tamarin.

Mais la question qu’elle avait faite, ces simples mots : « Où est Jean ? » avaient cruellement déconcerté Georges. Il était sur le point de parler ; cette audace lui venait, à ce moment même, par la certitude d’être déjà compris, et voilà que dans ce tête-à-tête sacré, Maximilie appelait un tiers, le plus cher des amis sans doute ; mais qu’importe ? Le charme était rompu ! Sous cette impression pénible, le jeune homme resta muet encore un instant, puis il répondit machinalement que Jean était dans le parc. Ils étaient, quant à eux, maintenant à cent lieues de la question.

Georges cependant suivit la jeune fille, et lui demanda la permission de s’asseoir près d’elle d’un ton si ému qu’elle osa le regarder et, en le voyant aussi troublé qu’elle-même, se rassura un peu.

— Quelle belle soirée ! dit-elle.

— Oh ! très-belle, répondit-il, et il ajouta : Comme tous ces soirs depuis…

Il y eut un silence.

— Vous aimez la campagne ? demanda Maximilie, fidèle à l’hypocrisie de ses traditions.

— Oui, beaucoup.

— Cependant quand vous serez ingénieur ?

— Je puis très-bien habiter la campagne.

— Ah ! vraiment.

Nouveau silence.

Le cygne, qui avait fini son pain, les regardait. Ils parlèrent du cygne, puis des lacs, puis de l’Écosse, puis de Walter Scott, et ils n’oubliaient qu’une chose, c’était de rentrer ; car le crépuscule devenait la nuit. Le cygne s’était allé coucher. Tout à coup ils entendirent le bruit d’un passage rapide à travers les massifs voisins, et Jean, un instant après, se trouva près d’eux.

— Mon oncle vient de ce côté, dit-il en manière d’introduction, ce qui était bien net après une conversation si peu claire.

Georges et Maximilie n’y parurent pas faire attention, et l’on parla des étoiles qui se montraient. En voyant arriver son cousin, Maximilie s’était levée, puis rassise ; elle se trouvait maintenant placée entre eux, et de l’allée on pouvait la distinguer dans l’ombre, à côté de Jean ; tandis que Georges, dont les vêtements étaient sombres, placé de l’autre côté, disparaissait entièrement dans les teintes brunes du feuillage.

— Johann ! cria de l’allée une voix impérieuse.

— Je suis ici, mon oncle, répondit Jean, et il se leva.

— C’est parce que je vous vois que je vous appelle, reprit la voix mécontente de Brafort, qui entre ses dents. grommela pendant le temps que Jean mit à se rendre près de lui :

— Toujours ensemble ! et seuls encore !

Puis il dit brusquement à son neveu :

— J’ai à te parler, et il l’entraîna, lui parlant en effet du projet qu’il avait formé d’attacher Jean, en qualité d’ingénieur, à sa fabrique, où il sentait le besoin d’introduire de grandes améliorations. Mais il fallait que ce fût, bien entendu, avec une responsabilité, et, comme Jean n’en avait aucune, il fallait qu’il se mariât, et Brafort, se chargeant jusqu’au bout du bonheur de son neveu, se faisait fort de lui trouver, d’ici à quelques mois, une dot convenable…

Tandis que Jean déclinait doucement ces propositions, que Brafort, soupçonneux, le pressait d’admonestations, et s’évertuait à le séparer de sa fille dans le présent comme dans l’avenir. Georges et Maximilie, restés seuls, s’expliquaient enfin. Honteux de sa timidité, qui lui avait fait perdre la première occasion ménagée par son ami, Georges résolut de ne point laisser échapper la seconde, que lui ménageait le père lui-même, et lorsqu’après le départ de Jean la jeune fille se leva aussi, il osa saisir sa main et la retenir près de lui.

On entendait encore les pas et les voix de Brafort et de Jean qui s’éloignaient. Ce fut tout bas que Maximilie tremblante demanda :

— Que me voulez-vous, monsieur Georges ?

Du même ton, il la supplia de l’écouter. Elle se rassit.

— Maximilie, dit-il si ému que sa voix éclata malgré lui.

— Oh ! prenez garde ! dit vivement la jeune fille ; il ne faut pas que mon père sache…

— Que je vous aime !… murmura-t-il en s’agenouillant devant elle.

Elle voila ses yeux de sa main, toute éperdue : mais l’autre main resta dans celle de Georges, et, quoique frémissante, ne chercha point à se retirer.

— Maximilie, dit-il, il faut qu’en ce moment nous ayions un entretien sérieux et décisif pour toute notre vie, pour la mienne du moins. Tout à l’heure je voulais partir, c’est Jean qui m’a retenu.

— Partir ! interrompit-elle. Vous vouliez partir ! Oh ! pourquoi ? Mais vous ne m’aimez donc pas ?

Et toute l’émotion qu’elle éprouvait s’épancha en un flot de larmes douces et pures comme la rosée qui tombait.

Georges eut peine à ne la point serrer dans ses bras ; mais il s’était promis de la laisser libre non-seulement dans sa foi, mais dans sa pudeur, et Georges avait la religion de la loyauté.

— Ah ! chère… lui dit-il, je vous aime… mille fois trop peut-être… car vous êtes bien jeune, Maximilie, et je ne suis pas sans doute le gendre que désire votre père. À cause de cela, s’il ne se fût agi que de moi, je serais parti, malgré Jean, malgré moi-même ; mais… j’ai cru, mille fois bonne et chère Maximilie, j’ai pu craindre de vous causer une douleur, de vous laisser le souvenir amer d’une ingratitude, et voilà pourquoi j’ai voulu vous parler ce soir et vous dire que mon rêve d’amour, mon espoir, ma joie profonde, seraient de vous avoir pour femme. Je vais joindre mes efforts à ceux de ma mère, la meilleure et la plus divine des mères, Maximilie, pour obtenir une position qui satisfasse votre père. Alors seulement je reviendrai. Sera-ce dans six mois, dans un an, dans deux ou trois… je ne sais, hélas ! mais je vous jure que mon amour restera le même, et que vous pouvez compter sur moi aussi longtemps qu’il vous plaira de m’attendre. Quant à vous, Maximilie, je ne vous demande aucune promesse. À dix-sept ans, et sous l’influence de parents qu’on aime, il est téméraire de s’engager. Donc, si votre père vous présentait un parti qui flattât mieux votre orgueil, ou si vous ressentiez pour un autre ce que vous croyez maintenant éprouver pour moi.

— Oh ! monsieur Georges, dit-elle vivement, vous me traitez en enfant : c’est bien mal. Et puis un enfant même ne peut-il savoir aimer ? Demandez à Johann si je suis changeante. Oh ! croyez en moi ! Si vous saviez ? murmura-t-elle avec un geste vif et charmant, oh ! si vous saviez ?…

Elle s’arrêta confuse, puis se leva, et, tandis qu’il la suppliait d’achever, elle restait, le front penché, cachant sa rougeur dans l’ombre.

— Vous le savez très-bien, balbutia-t-elle.

— Mais j’ai besoin de l’entendre, lui dit-il avec passion.

Elle hésita un instant ; puis, murmurant : « Demain ! elle lui serra la main doucement et s’enfuit.

Lui resta encore quelque temps dans cette ombre qui. l’avait touché et qui s’épaississait autour de lui sans pouvoir lui rien cacher des détails de ce lieu béni et de la scène qui venait de s’y passer. Tout cela flamboyait dans son souvenir ; tout en lui n’était que joie et lumière. Il éprouvait des transports de reconnaissance pour Maximilie, il se sentait fièrement heureux de s’être donné sans exiger de serment. Cependant il croyait de toute son âme à l’amour de cette enfant, à leur avenir. Ce n’était plus ce jeune homme sage et réfléchi qui tout à l’heure démontrait à Jean la folie, les dangers, les travers inévitables d’un tel amour ; il ne doutait plus du succès. Qui donc pouvait résister aux prières de Maximilie ? Elle aimait. L’amour, c’est la force ; il le sentait bien en lui. Et maintenant il brûlait d’agir ; il eût voulu s’élancer à l’instant même dans cette voie qu’il devait frayer afin de revenir plus promptement à elle et de ne plus la quitter. Il sortit brusquement de sa retraite, suivit presque en courant l’allée, et rencontrant son ami près de la maison, se jeta dans ses bras en s’écriant :

— Je pars demain !

— Elle ne t’aime pas ? dit Jean avec surprise et douleur.

— Elle m’aime ! Je suis bien heureux, et si je brûle de partir, c’est pour avancer le jour de notre union. Georges cependant ne voulut point annoncer son départ, sans avoir prévenu Maximilie, et, comme elle trouva cet empressement détestable et demanda quelques jours, il se laissa aller au charme de lui obéir et de l’adorer. C’était une belle et noble nature que celle de Georges autant son intelligence était vive, autant. son cœur était passionné. Fils d’un père qui avait consacré sa vie aux idées, d’une mère dont la droite raison n’était égalée que par sa bonté, il avait reçu pour héritage naturel l’amour des grandes choses, des sentiments chevaleresques, le besoin de se dévouer. L’amour de sa mère et l’amitié de Jean, dont il sentait tout le prix, pourtant lui laissaient au cœur une vague inquiétude, un vide que Maximilie combla ; il savourait maintenant cette plénitude, et son âme débordait de joie et d’adorations.

Jean n’était guère moins heureux. Chaste comme une jeune fille et confiant en son ami, il protégea cet amour de tout son pouvoir, et couvrit à distance les tête-à-tête de sa cousine et de Georges. La chose était facile, Brafort étant absent presque tout le jour et madame Brafort plus rêveuse et plus solitaire que jamais. Quand elle avait envoyé Maximilie étudier son piano ou travailler dans sa chambre, elle ne s’occupait guère de l’exécution de ses ordres et ne s’apercevait pas même que le piano restait muet. Jean, un de ceux à qui la réalité crève en vain les yeux et qui ne savent juger que d’après eux-mêmes, eût volontiers mis sa tante dans le secret ; mais la fillette, plus sagace, clairvoyance ou instinct, s’y opposa.

En dehors de ces entrevues dérobées, explosions enthousiastes d’aveux, de serments, les deux amants se voyaient presque sans cesse, et, tout en feignant de ne s’occuper que des autres, ne parlaient, ne souriaient, n’agissaient que l’un pour l’autre et trouvaient le moyen de tenir ensemble une conversation éternelle. Pleins d’enivrantes exagérations qui leur paraissaient les plus simples des réalités, ils se sentaient sublimes et en étaient reconnaissants l’un à l’autre. Nourri jusque là de vulgarités, l’esprit de Maximilie, enlacé à celui de Georges, prenait un rapide essor. Un peu haletante, mais enivrée, elle l’interrogeait, s’efforçait de le comprendre, aspirait à vivre de sa vie. Que de nouveau pour elle dans la pensée déjà si sérieuse et si forte de ses deux amis, pour elle, pauvre enfant pétrie avec soin des préjugés du vieux monde. Parfois éblouie, parfois inquiète, elle s’émerveillait et s’effrayait tour à tour. Trop courtes, trop peu suivies, insuffisantes nécessairement pour l’esprit, ces communications, au point de vue du sentiment, furent profondes et créèrent un lien qui devait rester indissoluble.

Maximilie cependant était bien toujours l’enfant gâtée, ignorant l’effort, ne cédant qu’à son désir, et s’attribuant volontiers les avantages de la faiblesse. Aussi ne voulait-elle pas entendre parler du départ de Georges et cependant ce départ était chaque jour plus impérieusement commandé par la prudence, les convenances même. Mais quand les yeux de la jeune fille s’emplissaient de larmes, quand elle disait du ton héroïque et passionné qui la rendait si belle :

— Je ne crains rien, si ce n’est de ne plus vous voir.

Georges pouvait-il ne pas trouver qu’elle avait raison ?

Heureusement Georges avait sa mère pour confidente. Il en reçu une lettre pressante, qui, au nom de sa propre délicatesse et des droits de l’hospitalité, le rappelait. Dès le soir même, il brûla ses vaisseaux en annonçant à madame Brafort son départ pour le lendemain. Eugénie, d’une voix émue, exprima des regrets pâlis ; elle était pâle et se prétendit souffrante ; mais, comme disait Brafort, les femmes ont toujours quelque chose à crier. Pour lui, la seule contrariété que lui causa ce départ, ce fut de penser que, privé de la société de son ami, Johann aurait de plus fréquentes occasions d’intimité avec sa cousine ; mais il se promit d’y mettre ordre, de quelque manière que ce fût.

  1. Ces détails sont tirés de renseignements précis.