Le Siècle (série 45p. 249-254).
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VII

UNE EXCURSION DE BRAFORT DANS L’UTOPIE.

Un jour, au détour d’une rue, Brafort se trouva en face de son frère Jacques. Ils s’arrêtèrent en même temps, et, après une seconde d’hésitation, s’embrassèrent avec tendresse. Il y avait neuf ans qu’ils ne s’étaient vus, et en ce moment il ne leur restait qu’un souvenir, c’est qu’ils étaient frères. Immédiatement ils échangèrent de nombreuses questions :

— Tu as quitté l’Angleterre ?

— Oui, le climat ne vaut rien pour Noelly, nous y avons perdu l’aîné de nos enfants. Et puis la France est la source où il faut revenir s’abreuver de vie, sous peine de mort.

— Eh quoi ! ce grand amour ne suffisait plus à tromper l’exil ?

Jacques fronça le sourcil.

— Ne touchons pas cette corde-là, Jean-Baptiste ; tu sais que nous ne pouvons nous entendre.

— Je ne veux point te fâcher ; je voulais dire seulement qu’une fois la lune de miel passée, on sent les sacrifices qu’on a faits. Le père de ta femme…

— Ne t’inquiète pas de cela. Nous sommes heureux. Seulement l’amour, si grand qu’il soit, ne peut remplacer l’air, et l’air nous manquait en Angleterre ; voilà tout. Je rentre chez moi. Veux-tu m’accompagner ? Noelly t’accueillera bien.

— Amené par toi, je ne doute pas…

Brafort fit un pas, et puis, d’un air d’inquiétude :

— Ah çà ! tu n’es plus dans les complots ?

— Non, dit simplement Jacques.

Il avait la figure pleine, épanouie, l’air joyeux. Son costume était comme autrefois celui d’un ouvrier. Tandis qu’ils marchaient côte à côte, Jean-Baptiste apprit à son frère son mariage, et s’étendit sur sa nouvelle position : grâce à la dot de sa femme, il avait augmenté du double le chiffre de ses affaires, préférant ne solder son prédécesseur que plus tard, comme celui-ci d’ailleurs, plein de confiance, y consentait. Il faisait maintenant pour trente à quarante mille francs d’affaires, et gagnait net de sept à huit mille francs chaque année. Or, comme il n’en dépensait que la moitié, comme ses affaires devaient toujours aller en croissant, il était sûr de se retirer à cinquante ans avec cent mille francs d’économies… tout au moins. Et là-dessus, mille détails où Brafort se plongeait avec complaisance.

— Ça te rend heureux ? demanda Jacques.

— Je crois bien. Il me semble que tu dois trouver, toi aussi, que ça ne va pas trop mal. Après ça, ajouta-t-il, comme si une inquiétude lui eût traversé l’esprit, tu dois bien penser que ce n’est qu’à force d’économie…

— Et ta femme ? dit Jacques. Tu ne m’en parles pas.

— Mais ce n’est pas que j’en sois mécontent. Je te l’ai dit : une jolie dot, une jolie figure, et dame… une honnêteté au-dessus de tout soupçon, un caractère… pas très-gai, mais souple ; c’est le principal. Je l’ai mise au pas ; c’est une chose faite. La voilà dressée aux affaires ; elle s’y entend, et je puis la laisser au magasin ; cela me donne plus de liberté. Enfin, mon cher, s’il faut tout te dire, un héritage en perspective.

Il se rengorgea. Son frère ne répliqua rien, et la conversation tomba. Arrivée rue Notre-Dame-des-Champs, Jacques poussa une petite porte ; elle s’ouvrit sur un long et étroit jardin, au fond duquel se trouvait une maisonnette. C’était un logement d’ouvrier, mais où rien de désagréable ne frappait la vue : ni guenilles, ni pots cassés, et qui se donnait, à force de propreté, l’air d’une villa en miniature.

Cette maisonnette se composait de deux chambres, pas plus, superposées au-dessus d’un petit perron. Les murs en bousillis, ça et là dégradés, étaient fraîchement habillés de plantes grimpantes. Les vitres claires brillaient au soleil ; derrière les fenêtres, de blancs rideaux, une pauvreté jolie.

Ils montèrent le perron ; la porte était ouverte, et dès le seuil Braford, embrassant la chambre d’un coup d’œil, remarqua l’extrême simplicité du mobilier : un buffet, une table carrée au milieu ; une petite table près de la fenêtre, chargée d’ouvrages de couture ; quelques chaises, un berceau ; le sol fait de carreaux rouges sans tapis. Une femme, assise près de la fenêtre, et tenant un enfant sur ses genoux, causait avec deux hommes qu’à leurs gants, au chapeau qu’ils tenaient à la main, on reconnaissait pour des visiteurs.

— Voici Jacques ! s’écria, d’un ton de voix frais et pur, la jeune femme, dont la vue éblouit Braford, qui eut peine à reconnaître dans cet épanouissement de beauté la fillette entrevue dix ans auparavant. Plus tard cependant, quand il l’examina attentivement, il revint sur son impression première en remarquant qu’elle n’avait pas les traits peut-être réguliers ; seulement, de la voix, du front, des yeux, de tous les gestes de Noelly et de tout son être, lignes ou rayons, s’exhalait je ne sais quelle plénitude faite d’intelligence et de pureté.

Jacques serra la main de l’un des deux visiteurs, salua l’autre, et dit à sa femme et montrant Brafort : Noelly, voici mon frère.

— Ah ! dit-elle, avec un léger mouvement de surprise, suivi d’un silence.

Mais presque aussitôt elle s’avança vers Jean-Baptiste et lui tendit la main.

En demandant à Noelly la permission de l’embrasser, Jean-Baptiste fut très-gauche ; car cette pensée lui vint :

— Sont-ils valablement mariés ?

Et il se demandait s’il serait convenable qu’Eugénie vit cette belle-sœur, enlevée à ses parents et mariée l’on ne savait où ; son embarras fut heureusement couvert par l’exclamation d’un des visiteurs qui s’écriait :

— Eh ! vraiment ! ce cher Jean-Baptiste !

Brafort, fixant de gros yeux sur l’interrupteur, reconnut Maxime. Ils avaient depuis longtemps cessé de se voir, non par indifférence de la part Brafort, mais parce qu’il avait à la fin senti que pour lui Maxime n’avait pas de temps en réserve. Malgré tout, malgré la blessure de cet abandon, ce brillant Maxime exerçait une telle fascination sur Brafort, que celui-ci en le revoyant, profondément ému, ne put que balbutier des commencements de phrases qui exprimaient à la fois son trouble et sa joie. Maxime reçut en bon prince tous ces témoignages. Il s’informa légèrement de la situation actuelle de son ami, accueillit par des exclamations la nouvelle de son mariage, et finit par lui reprocher vivement de l’avoir abandonné, lui, Maxime, un vieil ami ! Un pareil reproche était bien fait pour embarrasser Brafort ; aussi, convaincu d’être le coupable, ce fut lui qui s’excusa.

Avec l’aisance qui lui était naturelle, et prenant en ceci le rôle du maître de la maison, qui n’y songeait point, Maxime dit ensuite à Brafort, en lui montrant l’autre visiteur :

— Mon cher, un de nos concitoyens de Laforgue, le vicomte Charles de Labroie.

Pour le coup, Brafort tombait de surprise en surprise et ne se reconnaissait plus aux choses de ce monde. Le vicomte Charles de Labroie, le second fils de l’ancien marquis, un jeune homme si distingué, là, chez Jacques ! chez Jacques lui un simple ouvrier ! chez le ravisseur de Noelly ! Son air ébahi provoqua le rire de son frère.

— Tu n’y comprends rien, n’est-ce pas ? Nous t’expliquerons tout cela. Mais d’abord embrasse mon fils.

Il présentait à Brafort un adorable petit blondin, de deux à trois ans, qui fixa sur son oncle un regard déjà sagace et se laissa embrasser.

— Il s’appelle Jean, lui aussi, dit Jacques.

— En vérité ! s’écria Brafort, bien que ce soit en effet un de mes noms, tu aurais pu lui en choisir un plus distingué.

— Je n’en ai pas trouvé. C’est le nom favori du brave paysan français, mon ancêtre et mon frère ; c’est celui de Jean Huss, apôtre et martyr de l’égalité ; celui de Jeanne d’Are, la sublime. Non, je n’en connais pas de plus distingué.

Ce langage, cette réunion hétérogène, faisaient à Brafort l’effet d’un rêve. Que devint-il quand il entendit son frère tutoyer le vicomte de Labroie, et celui-ci échanger avec la jeune femme les noms de Charles et de Noelly. Seul, Maxime semblait étranger. Il venait, en effet, pour la première fois, introduit par monsieur de Labroie, et seulement pour s’informer près de Jacques d’un détail d’imprimerie. Le renseignement donné, Jacques eut avec monsieur de Labroie une conversation où revinrent plusieurs fois les mots de frères, réunion, doctrine.

— Ah ! le malheureux ! il m’a trompé, se disait Brafort. Il y est encore dans les complots, et se peut-il qu’un vicomte, monsieur de Labroie, trempe dans de telles menées contre les autorités et l’ordre public. Il pensait aussi que son frère allait de nouveau le compromettre, et que si une descente de police avait lieu pendant qu’il serait ici, lui, Jean-Baptiste Brafort, quincaillier, rue Saint-Dominique…

— Je suis toujours à peu près le même, tu vois, dit Jacques à son frère ; seulement plus de complots, plus de violence ; la sainte prédie de la vérité. Viens à nos séances, tu verras.

— Non, mon cher ami, répondit Brafort d’un ton solennel ; autrefois, un moment, dans le feu de la jeunesse, j’ai partagé tes illusions ; je ne les partage plus. Je suis commerçant, absorbé par mes intérêts ; je vais être bientôt père de famille. J’aime l’ordre et… vous le mettez en péril…

— Pas du tout, monsieur, interrompit Charles de Labroie, nous combattons un ordre faux, pour y substituer l’ordre véritable, mais nos seules armes sont la parole et la puissance du beau et du bien.

— Tout se passe ouvertement ; il n’y a pas le moindre danger. Nous sommes ici chez des apôtres, dit Maxime avec un sourire.

Cette parole vainquit la crédulité de Brafort, mais il répéta :

— Des apôtres ! en regardant Jacques et le vicomte, car il n’imaginait point qu’on put évangéliser sans robe ou tout au moins sans rabat.

— Oui, reprit le vicomte ; nous sommes les apôtres d’une religion nouvelle. L’Église a manqué à sa mission ; nous la reprenons. Elle a béni la guerre, nous apportons la paix ; elle n’a la fraternité qu’en paroles, nous la réalisons. L’Église a consacré l’asservissement de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse, cette classe, nous l’affranchirons.

Brafort était ahuri. Noelly lui vint en aide en l’interrogeant sur sa femme et sur son commerce. Bientôt cependant il se leva pour partir, car il éprouvait un autre malaise, ne voulant point engager d’avance les rapports d’Eugénie et de Noelly, il se borna à dire en prenant congé :

— Nous nous reverrons. Je suis heureux…

Le reste lui demeura dans la gorge. Ce fut avec une satisfaction extrême qu’il vit Maxime sortir en même temps que lui. Dès qu’ils furent dans la rue :

— Voilà des choses bien extraordinaires ? s’écria-t-il.

Maxime partit d’un éclat de rire.

— Mon cher, il y a une Providence. Tu es arrivé pour me compléter le tableau. Hein ! ce Labroie, c’est lui qui t’étonne le plus, n’est-ce pas ? Être riche (le père leur a laissé trois cent mille francs à chacun), noble (de grande noblesse) ! pouvoir prétendre à la fille d’un duc et pair, à de hautes missions (car il est instruit, très-instruit, ce garçon-là) ! et s’aller fourrer dans la tête de renverser les priviléges ! En voilà de la bizarrerie humaine ! Comment ! diable ! peut-il s’entendre avec lui-même ?

— Vous le voyez quelquefois ?

— Je l’étudie. Cette nature-là m’intrigue profondément. Je m’étais fait présenter chez le comte, son frère, qui a de l’influence, et j’ai rencontré là cet original, qui y prêchait, ma foi ! le saint-simonisme avec la même aisance que chez Jacques. Il a fini par se brouiller pour cette raison avec sa belle-sœur. Moi, je ne le contrarie pas, je l’écoute ; il pense me convertir. Je suis allé aux séances, c’est curieux.

Vois-tu, mon cher, j’imagine que les épreuves de l’émigration que les parents ont subies, et qui sans doute ont vivement impressionné madame de Labroie, ont causé par contre-coup, un fort ébranlement dans le cerveau de ce fils des preux, et y ont tout mis hors des gonds. Il est de ces gens qui reprennent jusqu’aux choses contemporaines de notre mère Ève, pour les regarder à la loupe et les redresser.

— Ainsi, demanda Brafort avec un sourire de satisfaction, vous pensez comme moi que ce qu’ils appellent leur doctrine est une folie ?

— Oui, quant aux possibilités d’exécution, bien que ce soit puissamment raisonné. Mais, à la manière dont est fait l’homme et dont il a fait le monde, des gens qui viennent restaurer le droit à la place du privilége, dire : de chacun selon sa capacité, à chacun selon ses œuvres ; ces gens-là sont assurément de grands fous. À moins qu’ils ne comptent sur les siècles futurs ; alors, à leur aise. Pour moi, qui n’ai besoin que de trente ans d’avenir à peu près, et avant tout de demain et d’aujourd’hui, je songe à bâtir ma maison avec les matériaux que j’ai sous la main : sottise des petits, vanité des grands. Que voulez-vous ? je me sens profondément incapable de coucher à la belle étoile, même avec des frères, même avec des sœurs. — À propos, sais-tu que la femme de Jacques est bien jolie ? Plus que jolie, ravissante. Et ta femme à toi ? Il faudra pourtant que je la voie. Tu m’as invité à ton mariage, mon cher. Je voulais y aller, parole d’honneur. Mais ça m’a été impossible. Au revoir ! Ah ! mais dis-moi un peu ce qu’on pense dans vos boutiques de ce qui se passe ?

— De la politique ? Je ne m’en occupe pas du tout.

— Tu as tort. Il est toujours bon de savoir d’où vient le vent. Le vieux roi fait des bêtises à rallumer de ses cendres la révolution. Ah ! si les rois étaient avisés !… Il y en a encore pour longtemps de la monarchie dans ce bon peuple de France ! Le roi Charles X ne veut pas régner avec les bourgeois. Eh bien, les bourgeois régneront sans lui. Tu sais que je suis de l’opposition ?

— Non, vraiment, je l’ignorais. Quoi ! vous-même ?

— Eh ! mon cher, c’est ce que je te disais tout à l’heure ; il faut savoir d’où vient le vent. Oui, j’écris de temps en temps au Courrier français. J’ai aussi plaidé avec éclat deux causes politiques. Ayez donc de la gloire ! Au moins on le sait à Laforgue. Papa le dit. Allons, c’est entendu : la première fois que je passe rue Saint-Dominique, j’entre chez toi.

Et l’élégant Maxime, ayant appelé du geste un cocher qui passait, montait en voiture, quand Brafort le retint d’un air suppliant :

— Un conseil, Maxime, je vous prie.

— En deux mots.

— Vous savez que Jacques s’est marié en Angleterre ?

— Il a été bien heureux là-bas, le scélérat !

— Ce mariage est-il valable en France ?

— Je m’imagine qu’il ne s’en inquiète guère. Non, probablement. Pourquoi cela ?

— C’est que, s’il en est ainsi, je ne puis vraiment permettre que ma femme voie une personne… dans une telle situation…

— Tudieu ! tu es bien effarouchable à l’endroit des relations de madame Brafort ! ne sois pas si puriste, mon cher. Tu blesserais Jacques vivement. Il ne faut jamais se faire d’ennemis sans un intérêt sérieux.

Sur cet aphorisme, le jeune de Renoux ferma la portière, laissant Brafort regagner seul sa demeure, en proie à de grandes perplexités.

Il les apaisa cependant en se promettant d’insister près de Jacques pour qu’il fît régulariser son mariage, et dès lors il crut pouvoir parler à sa femme de la rencontre qu’il avait faite de son frère, de Maxime et du vicomte de Labroie, à propos duquel il ne pouvait se lasser de répéter :

— Il y a des gens bien étonnants, ma parole d’honneur !

— Pour l’enfant, ajoutait-il, auquel ils ont donné, comme à plaisir, le nom le plus commun qu’on puisse trouver, tu t’arrangeras pour que notre héritier ne soit pas élevé comme ça, car il n’a pas cessé de remuer tout le temps que nous avons été là, tantôt grimpant sur les genoux du vicomte, sans cérémonie, tantôt sur les épaules de son père. Un enfant doit rester tranquille, surtout quand il y a du monde. J’ai voulu le prendre sur mes genoux, ne fût-ce que pour l’empêcher de tourner comme cela sans cesse autour de nous ; il n’a pas voulu, et, sa mère l’ayant engagé doucement, sans le gronder, à venir à moi, il a répondu : Non, je ne veux pas ! Tu penses peut-être qu’elle lui a donné le fouet ? Pas du tout, elle n’a rien dit… Ouf ! ma parole d’honneur, ça fait monter le feu au visage. Élever des enfants comme ça ! non, non, ça n’est pas ainsi que je l’entends. Il faut que notre mioche obéisse militairement ou sinon… Ah ! tu peux faire la moue. Je ne tiens pas compte des sensibleries, moi.

Brafort, il va sans dire, voulait un garçon. Il l’avait même nommé d’avance, et s’était décidé pour le nom d’Alfred, après avoir hésité longtemps entre ceux de René, d’Edgar et d’Arthur, qui étaient alors également à la mode en littérature. Obéissante à ses désirs, Eugénie mit au monde, au printemps de 1829, un garçon qu’elle eût bien voulu garder près d’elle et nourrir elle-même. Mais son mari en avait décidé autrement. Il voulait sa femme au comptoir ; l’enfant fut donc envoyé en nourrice à la campagne. Au moins le devait-on visiter souvent ; mais c’était loin, à dix lieues. Les soins du commerce et l’économie s’opposaient à ce voyage. Quelques mois après, un jour on reçut la triste nouvelle que l’enfant n’était plus. Ce fut une déception pour Brafort, et une vraie douleur pour Eugénie. Pendant les deux jours qu’elle avait gardé l’enfant près d’elle, déjà elle s’était sentie mère. Il avait lui, dans sa vie monotone, comme un rayon déjà éteint. Dans les bras maternels, il eût vécu, elle en était sûre ; mais l’impitoyable entêtement de son mari lui avait refusé ce bonheur, ce droit sacré ! Jamais elle ne put le lui pardonner, et ce fut un des souvenirs, concentrés en elle, qui parfois s’épanchaient en paroles amères.

Plus philosophe, Brafort pensa que ce n’était pas une perte difficile à réparer que celle d’un enfant de quelques mois, et bientôt madame Brafort redevint enceinte. On rêva cette fois d’avoir Maxime pour parrain, car il était enfin venu faire visite, et avait même accepté une invitation à dîner. Ces deux apparitions lui avaient suffi pour conquérir les sympathies de madame Brafort, presque à l’égal de celles du mari. Maxime, comme la plupart des ambitieux, acceptait facilement la faveur des femmes.

Pourquoi ? Par calcul ? Non ; le calcul d’ailleurs n’y réussit pas de même. C’est qu’en réalité l’élément féminin le touchait fort. Les ambitieux sont pour la plupart des artistes. Quoi qu’on en dise, les femmes ne se trompent guère sur la sincérité d’un hommage ; elles ne se trompent que sur la durée possible de cette sincérité. Maxime fut touché de la jeunesse et de la mélancolie de madame Brafort ; il eut pour elle une galanterie mêlée de respect, à quoi elle n’était point habituée, et qui la toucha vivement. Elle fut également ravie de son aisance et de sa faconde. Maxime enfin accepta le filleul proposé ; ce fut pour les époux une joie pleine d’orgueil.

Brafort ne réussit pas moins dans une autre négociation, celle qui avait pour but la légalisation du mariage de Jacques, et par conséquent la légitimation du petit Jean. Il prêta même en cette occasion la somme nécessaire car, dans les questions d’honneur de la famille, il n’hésitait pas. Les deux belles-sueurs purent donc se voir, sans que la délicatesse de madame Brafort en fût compromise ; mais, comme il n’y avait entre elles pas plus de sympathies réelles qu’entre les deux frères, et la fraternité de moins, ces relations furent froides et assez rares. Née dans la petite bourgeoisie, élevée dans un couvent, Eugénie avait naturellement les préjugés de sa classe et de son éducation. Autant que son mari, elle tenait à la fortune et aux usages. C’était le fond de l’entente conjugale. Noelly lui paraissait donc une extravagante, et puis il y avait une chose bien plus grave et qui désolait madame Brafort à un point !… Noelly, une femme pourtant qui avait de l’éducation, ne portait point chapeau, et venait voir sa belle-sœur en simple petit bonnet. N’était-ce pas une bizarrerie… car enfin elle l’avait porté autrefois. Sans avoir trop d’orgueil, on n’aime pourtant pas ces choses, surtout quand on est connu et Bien vu, Dieu merci ! dans son quartier. Et puis un petit chapeau coûte si peu ! Madame Brafort avait poussé le désintéressement jusqu’à en offrir un à sa elle-sœur ; mais Noelly en riant avait refusé, disant que, femme d’ouvrier, elle tenait à garder son rang. C’était donc de l’entêtement, une véritable petitesse, et madame Brafort ne le pouvait pardonner à Noelly.

Les deux frères se rencontraient plus souvent, et Jacques, dont le zèle pour la propagande saint-simonienne ne reculait devant aucune incompatibilité, engagea plusieurs fois Jean-Baptiste à le suivre aux séances qui se tenaient alors chez les chefs de la doctrine. Brafort éprouvait à ce sujet plus d’étonnement que de répulsion. Vouloir changer de fond en comble ce qui se faisait, ce qui s’était à peu près toujours fait depuis quel le monde est monde, cela lui semblait bizarre jusqu’à la folie. Et qui prétendait cela ? Des n’importe qui des premiers venus ! des gens dépourvus d’autorité, sans mission, sans mandat ! un garçon comme Jacques, son propre frère, et bien d’autres comme cela. Et ces gens-là maniaient et remaniaient la société, comme un maçon ses moëllons ; bouleversaient les conditions, plaçaient l’ouvrier sur le même rang que le savant : des choses absurdes ! Changer les choses établies, d’abord cela ne se pouvait pas. Et si cela eût été possible, quel danger, bon Dieu ! N’y avait-il pas là de quoi mettre sens dessus dessous toutes les boutiques de quincaillerie ? Non, non, s’en tenir aux choses reçues est le plus sûr.

C’était par des arguments de cette force que Brafort écartait la discussion, où Jacques l’embarrassait fort ; ou bien encore il s’en tirait en disant, d’un air supérieur, qu’il ne savait pas rhétoriser ; mais que pour n’avoir pas de brillant dans l’esprit, il ne s’en croyait pas moins de bon sens, ce qui valait mieux. Et il frappait alors sur l’épaule de Jacques en l’appelant paternellement : « Mauvaise tête ! » Jacques finissait par hausser les épaules et s’en aller.

Au fond cependant, de cet étonnement de Brafort, qui est celui du vulgaire à l’égard de toute nouveauté sérieuse, il y avait le sentiment de l’écueil où se brisa le saint-simonisme, et où les autres écoles socialistes qui le suivirent se brisèrent aussi. C’est que, on le sent vaguement ou explicitement, la société humaine n’est pas chose à tenir dans un moule, quel qu’il soit, tracé d’avance ; que les lois de l’évolution sociale peuvent bien être analysées dans le passé, mais non pas déterminées dans l’avenir, d’une façon précise. Ainsi la grammaire puise ses règles dans les écrits qui les ont formées ; mais elle s’efforcera toujours vainement d’empêcher la production de règles nouvelles, créées par un nouvel essor de l’esprit. Car une seule pensée, ni une seule époque, ne peuvent contenir tout l’avenir de l’humanité. En un mot, si les principes sont éternels, leurs conséquences sont toujours indéterminées, parce que nul génie ne peut être assez multiple et assez complet pour remplacer l’élaboration incessante de la vie humaine par les hommes eux-mêmes.

Ce fut donc une naïveté. Et ce mot n’est point une injure ; car, à nos yeux, à part ses inévitables méprises, le socialisme est cette âme qu’on accuse le xixe siècle de ne point avoir ; qui, d’ici à trente ans, sera peut-être son œuvre, et sinon, aura été du moins sa recherche, son aspiration et par conséquent sa gloire. Ce fut une naïveté que cette foi aveugle en des devis complets, sortis, tout d’une pièce, d’un seul cerveau ou même d’un seul groupe. Chez ceux qui réclamèrent ces plans comme chez ceux qui les dressèrent, ce fut un reste d’habitudes monarchiques et religieuses, de vérités révélées et de constitutions octroyées. Aujourd’hui encore, à tout propos, on demande : Et les moyens ? Les moyens ne se décident pas d’avance, ne s’inventent pas, ne se trouvent même pas ; ils se produisent d’eux-mêmes, à mesure, quand le terrain est suffisamment fécondé : c’est-à-dire quand le principe est adopté par un nombre d’esprits suffisant pour le faire vivre. Les moyens ne sont pas théoriques ; ils sont vivants, faits de chair et de volonté. Ce que croit l’homme, il le réalise toujours. L’action découle de la pensée comme le fleuve de sa source. Tout dépend donc du principe et du principe seul, et ses moyens sont en lui, comme le fruit dans la semence ; nécessairement latents, jusqu’au jour où la terre la reçoit, où l’humanité s’en empare pour lui donner, suivant les forces connues ou secrètes dont elles disposent, dans une longue, active et insaisissable élaboration : vie, forme, couleur, puissance.

Si la mission de formuler et de vulgariser les principes appartient surtout aux individus ; à l’humanité seule appartient leur application, et c’est là que git toute cette différence entre la pratique et la théorie, que Brafort et les siens érigent en antagonisme, comme si, de la cause à la conséquence, l’antagonisme pouvait exister. Il faudrait dire seulement qu’une théorie devient nécessairement fausse, quand elle veut être trop complète ; quand, au lieu de se borner à dégager le principe, le point de droit, la cause générale, elle s’efforce de prévoir l’action d’éléments qui ne sont point encore entrés en contact, d’expliquer une opération chimique sans l’avoir faite.

Un soir, en dépit de ses précédents refus, la curiosité poussa Brafort à pénétrer, sur les pas de son frère, dans une réunion saint-simonienne :

Au fond de la chambre, derrière une table, trois hommes étaient assis, que Jacques nomma : Bazard, Rodrigues, Enfantin. Bazard qui, placé entre les deux autres, présidait, se leva et prit la parole.

Il signala les douleurs et les désordres de la société moderne. Il montra les liens dénoués, brisés ; la ruse ou la violence remplaçant partout le droit ; la défiance et la haine empoisonnant les relations des hommes ; ceux que la nature même oblige de se rapprocher et de s’unir, substituant au baiser la morsure. Les sciences morcelées et désunies, l’industrie frauduleuse et meurtrière, les arts languissants et corrupteurs. Il rappelait les hommes, au nom de leur commune destinée, à l’amour, à la paix, à l’ordre ; les conviant à abandonner des voies par lesquelles ce globe est un lieu de trouble et de désespoir, quand il pourrait être un lieu de sagesse, de beauté et de bonheur.

Il y avait dans la voix et le geste de cet homme, une autorité qui frappa Brafort, et une éloquence de conviction dont il fut ému.

— Il y a bien quelque chose de vrai dans tout cela, dit-il à Jacques.

Alors un des assistants se leva pour répondre à Bazard. C’était une notabilité du parti révolutionnaire, Rey, de Grenoble.

— Vous faites, dit-il, une critique très-vraie de l’état de choses présent ; vous repoussez, aussi bien que l’ordre ancien, théologique, monarchique, féodal, les institutions républicaines ou libérales qui l’ont remplacé et tendent à le remplacer ; vous parlez avec dédain de l’impuissance des libéraux à rien fonder, et vous ne nous laissez entrevoir votre société future qu’à travers un épais nuage. Ne pouvez-vous, ne voulez-vous pas nous dire clairement ce que vous voulez ?

Bazard allait répondre, quand Rodrigues l’arrêta d’un geste, et, se levant, les bras croisés, avec une conviction et une force extraordinaires, il parla ainsi d’une voix vibrante :

— Vous désirez, messieurs, que nous vous disions clairement ce que nous prétendons. Je vais tâcher de vous satisfaire.

Nous voulons achever de détruire ce qui reste debout de l’autel et du trône, et, quand les débris en seront pulvérisés, reconstruire sur un plan tout nouveau le trône et l’autel[1].

Sur cette déclaration doublement audacieuse, et qui dévoilait si bien tout à la fois la force et la noblesse de la doctrine saint-simonienne, toute l’assemblée se leva dans une grande agitation. Les apostrophes, les exclamations se croisèrent, et l’on se sépara en tumulte.

Brafort lui-même était fort agité, et l’audace de Rodrigues avait complétement détruit l’effet de la critique faite par Bazard et de son chaleureux appel.

— Abattre pour reconstruire, murmurait-il. Ne faut-il pas être bien enragé ? Qu’on laisse les choses comme elles sont.

Il retourna cependant à d’autres séances, entraîné par le vicomte de Labroie, dont le titre et les manières distinguées exerçaient sur lui beaucoup d’influence, et séduit aussi par la grande part faite à l’industrie et aux droits du capital. À cet âge, Brafort avait trente ans, l’imagination, les facultés intellectuelles, jusque-là bien plus atténuées que développées par l’instruction classique et la vie militaire, eussent volontiers pris l’essor, il avait aussi, comme tout le monde, ses plaintes à faire contre l’humanité ; plus d’une chose assurément l’avait gêné, contrarié. Les reproches qu’il eût adressés à la société, étaient surtout, il est vrai, de pur détail ; mais cela le rendait apte à admettre d’autres récriminations. Enfin Brafort était, disons-le, très-susceptible d’être touché par de bonnes raisons dites en bon langage, quand son intérêt ou un préjugé particulièrement adopté ne lui fermait pas l’oreille. C’était, au fond, une constitution de bonne trempe, créée saine et solide par la nature, et qui n’eût certes pas été plus rebelle à la vérité qu’à l’erreur, mais chez qui tout dépendait de la direction donnée. Le saint-simonisme d’ailleurs ne blessait nullement ses croyances autoritaires ; là aussi l’ordre, la hiérarchie, étaient invoqués. Enfin, bien que la nature de Brafort ne pût guère s’élever jusqu’à l’enthousiasme, il était difficile de pénétrer dans cette atmosphère chauffée par l’ardente expansion d’âmes généreuses et passionnées, sans en ressentir un ébranlement. Un brin de vanité, que n’exclut point le titre de réformateur, se mêlait à tout cela. Brafort donc un moment fut vivement ébranlé. Jacques palpitait d’espoir. La conversion de ce frère, si différent de lui l’eût rendu heureux. Mais tout échoua, — dans cette navigation pleine d’écuelle, — le jour où Brafort entendit proclamer l’égalité de la femme, et vit des femmes assister aux assemblées.

— Non ! je n’admettrai jamais cela ! s’écria-t-il en se levant brusquement.

Les discoureurs, très-occupés, n’y prirent pas garde ; mais l’un des adeptes, O…, esprit plus fin qu’enthousiaste, qui faisait partie du groupe saint-simonien plutôt en amateur qu’en croyant, et qui avait toujours l’œil et l’oreille à l’affût des pittoresques détails, qui d’ailleurs ne manquaient jamais à ces séances, O…, suivit jusqu’à la porte Brafort, qui se retirait.

— Pourquoi donc, mon cher monsieur ? lui demanda-t-il.

— Parce que c’est trop fort, et que décidément vous ne respectez rien. Je ne dis pas qu’il n’y ait rien de bon dans vos idées. Faire participer les industriels au gouvernement, mettre dans le bon ordre plus de justice : tout cela est bien. Mais l’égalité des femmes ! bon Dieu ! Qu’y a-t-il de plus fou ? Car enfin, si la femme est notre égale, elle refusera d’obéir.

— C’est probable, répondit O…

— Et vous accepteriez cela, vous, monsieur ? Que devient alors l’autorité du mari, l’ordre du ménage ? Ce sont là des idées bien pernicieuses et qui, si elles étaient admises, empêcheraient tout homme raisonnable de se marier ; car enfin on sent sa valeur : se mettre à la merci de caprices de femmes !… Allons donc ! Et songez, je vous prie, jusqu’où cela peut aller.

— Jusqu’où ? demanda O…, qui voulait voir venir son interlocuteur.

— Jusqu’où, monsieur ? Jusqu’à la licence la plus effrénée ; car, si les femmes peuvent faire ce qu’elles veulent, qui les empêchera, je vous prie, d’avoir des amants ?

— Cela me paraît difficile, quant à moi, dit O… Mais, parmi nous, les uns comptent pour cela sur l’influence des prêtres ; les autres, sur la dignité des femmes elles-mêmes.

— Folle confiance ? rêveries ! s’écria Brafort en levant les mains au ciel. Et vous prétendez connaître la nature humaine ? Mais, en vérité, monsieur, quel est celui d’entre nous qui, pouvant goûter à son gré certains plaisirs…

— Je vous avouerai, dit O… en souriant, qu’un grand nombre pensent comme vous.

— Ainsi vous supprimez la famille ?

— Nous la réformons.

Et l’adepte du saint-simonisme, rappelant les désordres de l’ordre actuel, exposa les idées de l’école.

— Vous direz ce qu’il vous plaira, interrompit Brafort. Les choses vont plus sûrement comme elles sont. Je ne nie pas qu’il n’y ait des excès, mais pourvu qu’il n’y en ait pas chez moi… Mettre l’anarchie dans mon ménage, non point ! Je veux bien la liberté, mais à condition d’être le maître dans ma maison. Émanciper les hommes, à la bonne heure ! mais les femmes ? ça n’a pas le sens commun. Et cela m’étonne, monsieur, de la part d’une école qui a su conserver et sanctifier la hiérarchie.

Cette explosion de naïf égoïsme fit sourire O… Et se penchant d’un air confidentiel vers Brafort :

— Votre observation est juste, dit-il, et vous êtes un homme trop éclairé pour que je ne vous dise pas là-dessus toute ma pensée. Voyez-vous, au fond, et quoi qu’on en dise, le partage que fait notre école entre l’homme et la femme, de l’esprit et de la chair, me paraît destructeur en soi de l’égalité proclamée. On aura beau, voyez-vous, déclarer égaux l’esprit et la matière, ce ne sera pas accepté aisément, et je ne jurerais point, ajouta-t-il en souriant finement, que nos frères eux-mêmes, dans leur intérieur, ne soient portés à établir entre les deux termes une grande différence.

— À la bonne heure ! s’écria Brafort en riant. Parbleu ! se réserver le rôle de l’esprit dans la famille, en effet, cela est clair. C’est aussi ce que je fais…

— Et nul ne peut douter à ce sujet de vos droits, répliqua O… d’un ton sarcastique.

Malgré cette concession, Brafort, à partir de ce jour, ne voulut plus entendre parler du saint-simonisme. Il déclara à son frère que vouloir la femme libre était un danger social une absurdité ; qu’il fallait de l’ordre avant tout, et que sans un chef la famille ne pouvait exister.

En outre, ses intérêts ne lui laissaient guère le temps de s’occuper d’idées. Son commerce, grâce à la dot de sa femme, avait pris un développement rapide. Que la bonne chance continuât, que rien ne vînt déranger ses plans, le bon emploi de ses capitaux, l’ordre et l’économie qu’il avait établis dans sa maison, et il était sûr, au bout de vingt années passées derrière son comptoir, de pouvoir jouir d’une jolie fortune. Il était heureux de cet avenir. On le voyait souvent se frotter les mains. Il faisait et refaisait ses comptes, calculait sur le rendement d’une bonne journée, le rendement de semaines, de mois, d’années semblables ; puis, posant la plume et tombant dans une sorte de vision, il bâtissait sa propriété future, l’embellissait à cœur joie ; recevait ses voisins, donnait à dîner, se pavanait en calèche avec sa femme magnifiquement habillée, commandait à des domestiques nombreux et soumis, et voyait familièrement le préfet du département. Toutes ses rêveries le mettaient en fort belle humeur, et, au sortir de son château, il embrassait sa femme en disant : « Quand je serai riche, tu auras ceci, cela. » Mais, dame ! il en était un peu fier d’avance ; il parlait en maître, en homme plein de sa valeur. Et il fallait que tout le monde fit son devoir ; pour un clou hors de sa place, il s’emportait. Heureusement il revenait vite, comme il le disait lui-même, pourvu qu’on ne lui répliquât pas ; car il était bon diable, et ne demandait qu’une chose, c’est qu’on reconnût son autorité. Même il aimait à faire le bourru bienfaisant, et parfois, après une journée de vente exceptionnelle, il disait tout à coup à sa femme : « Va t’habiller, je te mène à la comédie. » En le priant beaucoup, Eugénie était sûre d’obtenir à peu près ce qu’elle voulait. Il ne la quittait guère que le soir pour aller au café voisin, et lui donnait le bras le dimanche pour la conduire aux Champs-Élysées. On trouvait madame Brafort très-heureuse d’avoir un mari si convenable et si rangé.

Brafort attendait son héritier, le futur Maximilien Brafort, le filleul de monsieur Maxime de Renoux, qui déjà vivait dans les rêves paternels, et, porté par son père à la fortune, poussé aux honneurs par son parrain, devait achever l’élévation et l’illustration de la famille. Tout ce que Brafort n’avait pu faire et se sentait incapable de faire, ce garçon-là le ferait. Il serait beau, spirituel, disert, élégant, instruit, plein de faconde et de belles manières, comme Maxime, Il parcourrait avec éclat la carrière administrative, car il serait fonctionnaire, et devait réaliser cette ambition qui avait été le rêve de jeunesse de Brafort : être investi d’une autorité, représenter le gouvernement.

Le jour de cette heureuse naissance arriva. Madame Brafort fut saisie des atroces douleurs de l’enfantement, et Brafort qui, toujours conforme à ses principes, n’entendait pas se mêler des affaires des femmes, s’enfuit au café pour y attendre la nouvelle du fait accompli. Quelques heures après, on vint le chercher ; il courut, palpitant d’une joie qu’il cherchait à dissimuler sous un air indifférent, prit des mains de la sage-femme l’enfant, déjà vêtu de ses langes, et le salua du nom de Maximilien.

— Si vous tenez à ce nom, il faut dire Maximilie, observa la sage-femme ; vous avez une fille.

Un effroyable juron fut la réponse de Brafort ; il jeta l’enfant aux bras de la sage-femme et sortit en tirant brusquement la porte après lui. Eugénie fondit en larmes et eut, le soir même, une fièvre inquiétante. La sage-femme parla sévèrement et avertit le médecin, qui sermonna vivement Brafort, et celui-ci enfin se décida à venir embrasser sa femme, non sans effort, car décidément il lui en voulait. Eugénie ne s’y trompa pas, et reçut froidement ce froid baiser.

— Tu as raison, va, dit-elle, sous l’empire de la fièvre, avec plus de hardiesse qu’elle n’en avait d’ordinaire. Les filles ne sont pas assez heureuses pour qu’on désire en avoir. Mais, puisque vous le savez si bien, pourquoi n’arrangez-vous pas les choses autrement ?

Polydore Naton s’efforça de consoler son ami par d’aimables plaisanteries, et lui chanta la chanson de Béranger : Faites des filles, nous les aimons. Mais il ne réussit qu’à irriter le chagrin de Brafort.

— Ces gentillesses-là ne sont bonnes à dire que lorsqu’on a des garçons, cria-t-il tout en colère.

Polydore trouva cela profond et se tut.

Tant à cause de l’état de sa femme que par un secret mouvement de conscience, Brafort n’osa révoquer sa promesse de garder l’enfant à la maison ; mais combien il la regretta. Les dérangements qu’il eût supportés de bon cœur pour un garçon lui paraissaient maintenant intolérables, et il menaçait d’aller coucher à l’hôtel toutes les fois que les cris de la petite troublaient son sommeil. Au fond, par un préjugé qu’ont beaucoup. d’hommes, non-seulement il était fâché d’avoir une fille, mais il s’en trouvait personnellement humilié. Il alla piteusement annoncer à Maxime sa déception, et offrit de lui rendre sa parole ; mais Maxime se mit à rire :

— Pourquoi donc, mon cher, pas du tout. Moi, j’ai un faible pour les femmes et je ne serai pas fâché d’avoir une filleule. Et puis ma commère (c’était la sœur d’Eugénie), est fort gentille. Le beau malheur ! Tu n’as pas une dynastie à fonder. Nous pousserons ton gendre, voilà tout.

Cette influence de Maxime, toujours puissante, réconforta un peu Brafort. En l’honneur du parrain, le baptême fut beau. Mais ensuite Brafort affecta de ne point s’occuper de sa fille, sauf pour maugréer contre ses cris et l’embarras causait dans la maison. Et, quand il voyait les amies de sa femme entourer l’enfant, vraiment mignonne et qui venait bien, et s’émerveiller de sa grâce et de ses sourires, il haussait les épaules, prenait en pitié de telles sottises, et soutenait, que ces prétendus sourires n’étaient, il appuyait sur ces mots en savant, que des rictus nerveux.

Toutefois, malgré cet apparent mépris pour sa fille, il n’en pensait pas moins à lui amasser une dot, et cela doublait pour lui la nécessité de faire fortune, car il ne renonçait pas à l’espérance d’avoir un héritier mâle. Il se prit dès lors à rêver de ces spéculations heureuses, grâce auxquelles le temps et le travail cessent d’être nécessaires au succès, et dont l’avait écarté jusqu’alors une prudente timidité. Cependant, depuis trois ans qu’il tenait boutique, ses petites opérations avaient constamment réussi ; il faisait largement honneur à ses échéances, et encaissait de bons bénéfices chaque mois. Le magasin s’était complété, la clientèle s’était augmentée, et l’on disait de Brafort : Il est chanceux. Lui-même, fréquemment complimenté sur son habileté, quoique d’abord un peu étonne de ces éloges, avait fini par les accepter ; car, bien qu’il ne se rappelât aucune combinaison extraordinaire issue de son cerveau, il y avait pourtant un fait certain, c’est qu’il réussissait où d’autres languissaient ou échouaient, et il fallait bien que cela fût dû à quelque vertu particulière, que sa modestie l’empêchait de voir. Il prit donc une grande confiance en lui-même ou en son étoile, et, comme une boutique vint à vaquer à côté de la sienne, il la loua et la meubla du fonds d’un de ses confrères, tombé en faillite ; un pauvre homme, celui-là, et que Brafort méprisait profondément, lui qui, sur ce fond de faillite, devait net gagner vingt mille francs.

De plus, Brafort joignit à son commerce la corderie et la coutellerie fine ; enfin il s’aboucha avec une maison de Belgique pour la commission dans Paris. Toutes ces opérations étaient nettes, les échéances prudemment calculées et les bénéfices certains. Obligé d’emprunter, Brafort n’eut qu’à choisir entre plusieurs caisses ; aussi disait-il avec fierté :

— J’ai du crédit, et ma réputation vaut de l’or.

  1. Nous tenons tous ces détails d’un saint-simonien présent à cette séance.