Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Le pèlerin à Lotbinière

C. Darveau (IIp. 245-255).

XXIV

LE PÈLERIN À LOTBINIÈRE.


Le chef des voleurs s’en retournait pensif chez Asselin, lorsqu’il vit venir deux personnes qui causaient et gesticulaient avec animation. Il prêta l’oreille à leur discours. L’une disait : Il va débarquer à la vieille église. Sa petite sœur est avec lui ; et le bateau de Paton est chargé de monde. Tous les passagers de Mathurin ont voulu s’en revenir avec le muet. Mathurin est arrivé presque seul.

Le chef interrogea ces personnes et leur demanda si elles parlaient du muet guéri miraculeusement à Sainte Anne.

— Oui, répondirent-elles. Il va arriver dans une demi-heure au plus : vous voyez la berge sur la batture, vis-à-vis l’ilet. Elle ne monte pas vite, la brise est faible.

— Ce qu’il y a de plus étonnant, reprit l’autre, c’est que sa petite sœur est avec lui.

— Merci ! dit le brigand, qui partit d’un pas plus rapide. Il annonça la nouvelle à madame Eusèbe, qui fit prévenir aussitôt son mari par l’aînée de ses petites filles. Asselin travaillait au champ, mais assez près de la maison. Il entra de suite, se rechangea, mit un cheval à la voiture et partit.

— Tu vas au devant de lui ? demanda la femme sans cœur, ce n’est pas moi qui me dérangerais pour cela…

La nouvelle de l’arrivée des pupilles se répandit promptement ; et quand la petite berge amena sa voile et entra dans le rigolet, il y avait sur la grève un grand nombre de curieux. Un immense hourra s’éleva du bateau : le peuple y répondit de la rive. Djos débarqua le premier, tenant par la main sa petite sœur, rieuse et ravie de ce qui se passait autour d’elle. M. Lepage suivait les pupilles et veillait sur son enfant adoptive. Plusieurs de ceux qui étaient sur le rivage vinrent serrer la main au pèlerin et embrasser Marie-Louise.

— Rendons-nous à l’église, dit le jeune homme, allons d’abord rendre grâce au bon Dieu.

Et toute la foule suivit les deux orphelins qui marchaient se tenant toujours par la main. Et cette foule formait une longue procession qui allait s’allongeant toujours à mesure qu’elle avançait. Le curé vint au devant du jeune homme et le félicita d’avoir été l’objet d’une si haute faveur de la part de Dieu. Il l’invita à la reconnaissance. Et prenant l’enfant dans ses bras : D’où viens-tu donc aussi toi, pauvre petite ? c’est ton ange gardien qui te ramène !…

Un bruit confus de voix montait du milieu de la foule. Chacun faisait les commentaires que lui suggérait l’événement. Les uns, rappelant les jours d’enfance du muet, et les traitements inhumains qu’il avait reçus de son tuteur, n’étaient pas fâchés de le voir revenir triomphant, comprenant qu’en effet le triomphe de la victime fait la honte du bourreau. Les autres avaient hâte de voir la contenance de madame Asselin, et d’entendre raconter à la petite Marie-Louise comment elle s’était égarée dans le bois du domaine, en allant aux framboises avec sa tante, et comment elle s’était trouvé transportée, comme soudainement, dans une paroisse éloignée. La surprise causée par l’arrivée de l’enfant n’était pas moins grande que l’admiration du miracle de la bonne Sainte Anne ! Quelques bonnes femmes disaient : C’est la défunte Jean, c’est sûr, qui a veillé, du haut du ciel, sur ses enfants.

— Je le crois bien, répondaient les autres. Car ceux qui sont au ciel peuvent voir et connaître ce qui se passe dans le monde.

— Et ceux qui sont dans l’enfer aussi.

— Je n’en sais rien, répondaient celles qui voulaient restreindre autant que possible la liberté des damnés.

Cela doit être, puisque les esprits immatériels, insaisissables, échappent nécessairement à l’étreinte et ne peuvent être enfermés. Ils volent rapides comme la pensée, passant à travers les corps opaques comme la lumière dans le cristal, et vont de mondes en mondes, portant partout en eux-mêmes la peine et les tourments, ou la gloire et l’ivresse de l’éternité.

La foule entra dans l’église. Les orphelins, passant par la grande allée, vinrent s’agenouiller sur les degrés du balustre. Le prêtre entonna d’une voix émue un cantique solennel : Dieu va déployer sa puissance… et tout le monde chanta, dans un transport d’amour et de reconnaissance, avec le lévite pieux, les louanges du Seigneur. Et dans la voûte du temple éclatant de blancheur, l’on eût dit qu’une troupe d’anges invisibles répétait, en les rendant plus suaves et plus doux, ces cantiques joyeux. Au sortir de l’église, quelques habitants invitèrent le pèlerin et sa sœur à venir prendre une tasse de lait ou de thé, car le soir arrivait et les orphelins n’avaient peut-être pas fait un copieux dîner à bord du bateau de Paton. Le curé dit : Qu’ils viennent tous deux au presbytère, avec le monsieur qui les accompagne : la servante trouvera bien quelque chose à mettre sur la table ; et s’ils désirent se rendre ailleurs ensuite, ma voiture sera à leur disposition.

Personne n’osa s’opposer au désir du curé, et, par respect, nul n’insista.

Au moment où les orphelins et M. Lepage, cédant à l’invitation du bon curé, prennent le chemin du presbytère, Asselin arrive en calèche à la porte de l’église, saute de la voiture, attache son cheval et rejoint le petit groupe qui s’en va lentement.

À la vue d’Asselin, tous les gens s’arrêtent, curieux, et se retournent pour voir le résultat de son entrevue avec ses pupilles. Plusieurs paraissent étonnés de cette démarche de sa part. D’autres, sachant qu’il était plus méchant que sot, affirment qu’ils s’attendaient à le voir arriver ainsi. Les uns pensent qu’il dissimule ; les autres reconnaissent qu’il ne peut pas agir autrement, sans s’exposer au blâme et au mépris de toutes les honnêtes gens.

Eusèbe salue le curé d’abord, ensuite l’étranger, puis ses pupilles.

— Eh bien ! mon Eusèbe, lui dit le prêtre, le bon Dieu te rend les orphelins qu’il t’avait confiés déjà ; cette fois, il faut que tu les gardes avec soin.

Asselin est dans la confusion, et les remords de sa conscience le portent à croire que chacun peut deviner ce qu’il a fait.

— Je tâcherai, monsieur le curé, balbutie-t-il.

Puis, s’adressant au pèlerin : Je te demande bien pardon, Joseph, dit-il, si je me suis défié de toi, et si je ne t’ai pas traité comme mon pupille… je ne te reconnaissais point. Je ne te reconnais pas encore ; mais je suppose qu’il sera facile de prouver que tu es le fils de ma défunte sœur.

— C’était malaisé de le reconnaître, observe le prêtre ; quand il est parti, il babillait comme une pie, et quand il est revenu, cet été, il était muet comme un poisson.

— Avec cela qu’il a diablement grandi, monsieur le curé… voyez donc, c’est un homme, à présent, et un homme richement découplé…

— Dieu ne ferait pas un miracle en faveur d’un renégat et d’un menteur, continue le prêtre.

— C’est ce que je pense, monsieur le curé.

Les curieux regardent toujours, s’efforçant de saisir des lambeaux de la conversation. Le curé monte, suivi de ses hôtes, l’escalier de sa galerie. Asselin s’arrête sur la première marche.

— Monte, monte Eusèbe, dit le curé.

— Merci ! monsieur le curé, merci ! Je suis venu au devant de Joseph et de Marie-Louise, et je vais les emmener à la maison, s’ils veulent bien y venir… s’ils veulent bien me pardonner le mal que j’ai pu leur faire…

Le pèlerin se retourne vers lui, tendant sa main généreuse : Le bon Dieu m’a bien pardonné, pourquoi ne vous pardonnerais-je point ? J’étais infiniment plus coupable envers lui que vous l’êtes envers moi.

Eusèbe serra la main de l’orphelin dans la sienne ; et des pleurs mouillèrent ses yeux rarement humides.

— C’est bien cela, repartit le prêtre attendri : c’est la parole, c’est l’action d’un vrai chrétien. Entrez mes amis, entrez !… Viens, Eusèbe, viens. Rien ne me fait plaisir comme d’être témoin d’une conduite aussi en rapport avec l’Évangile de Notre Seigneur.

On entre. La foule satisfaite s’écoule bientôt.

Asselin ne conduisit pas les orphelins chez lui, ce soir-là. Le curé voulut les retenir au presbytère afin de les faire causer et d’apprendre, de leurs bouches, ce qu’ils étaient devenus après avoir laissé la maison de leur tuteur, jusqu’au moment où la protection divine s’était, à leur égard, si visiblement manifestée.

Madame Asselin était d’une humeur insupportable depuis une heure, depuis l’arrivée des orphelins dans la paroisse, et elle refusa durement de prêter à sa petite voisine, Noémie Bélanger, un fer à repasser. Il se trouve des femmes, et des hommes aussi, que le dépit rend bêtes. Madame Bélanger soupçonna bien la cause de l’insolente bouderie de la mégère, quand Noémie, toute étonnée de ce refus inqualifiable, revint sans le fer à repasser.

La jeune fille, en apprenant la guérison de son ami le muet, n’a pu retenir une exclamation de joie. Elle s’est abandonnée aux délices d’une espérance infiniment douce aux âmes aimantes. Tout devient souriant et gai dans son cœur et autour d’elle. Elle éprouve une étrange émotion en songeant à la première entrevue avec Joseph, en cherchant à deviner les paroles qui les premières tomberont de ces lèvres qu’elle a vues si fatalement muette, si souffrantes, même dans leur sourire. Le soleil se lève dans l’âme de la vierge, et les vapeurs qui ont voilé ses premiers rayons, se dissipent au souffle de la brise matinale… Mais la nuit descend dans l’âme coupable de la femme d’Asselin, et les derniers reflets de la grâce s’éteignent dans les ténèbres profondes de la cupidité. Elle fait un froid accueil à son mari :

— C’était bien la peine, dit-elle, d’aller essuyer la honte d’un refus… Penses-tu qu’ils vont revenir ici ?…

— Oui ils viendront demain, répond Eusèbe, et j’entends qu’ils soient bien reçus. Au reste, que veux-tu faire ? De quoi peuvent te servir maintenant ton ressentiment et ta haine ? Je comprends qu’on puisse ne pas les aimer, et que l’on soit contrarié de leur retour ; mais au moins, il faut savoir dissimuler…

La femme, ne sachant que répondre, tourne les talons en faisant une grimace.

Le maître d’école et le vieux Saint Pierre entrèrent en causant à voix basse. Ils venaient de faire une promenade dans le champ, sous prétexte de visiter les javelles de blé que la hart n’avait pas encore liées en gerbes. Le chef dit, en entrant, qu’il allait partir pour Saint Jean, ne trouvant pas à Lotbinière de ferme à acheter. Racette s’offrit de le conduire en voiture, si leur hôte n’avait pas besoin de ses chevaux pour serrer du grain.

— Je n’ai pas de serrée à faire, avait répondu Asselin ; tu peux prendre Carillon, et mener monsieur où il désire aller.

Le maître d’école et le chef des voleurs se dirigèrent, en calèche, vers Saint Jean. Ils revinrent la nuit sans être vus de personne, et le vieux brigand, armé du fusil d’Eusèbe s’en alla se cacher dans la cave à patates, sur le bord du ruisseau.