Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/La victime de Charlot

VII

LA VICTIME DE CHARLOT


Quelques minutes après l’assaut commis sur la personne de Pagé, dans les ombres du soir, près du quai dont la marée basse doublait la hauteur, Flavien Richard arriva au Cul de Sac et monta sur l’un des bateaux passagers.

— Es-tu seul ? demanda quelqu’un.

— Oui ; pourquoi ?

— Qu’as tu fait de Pagé ?

— Pagé ? Je ne l’ai pas vu de la soirée. Il devait aller à l’auberge nouvelle, à La Colombe victorieuse.

— Et tu ne l’as pas vu ?

— Tonnerre ! je ne l’ai pas vu un brin.

— Vous vous êtes parlé il n’y a pas un quart d’heure.

— Rêves-tu, toi ?

— Voilà qui est drôle ! On a entendu Pagé qui demandait :

— Est-ce toi, Richard ?   Et une voix a répondu : oui.

— Cette voix n’est pas la mienne, bien sûr. Et Pagé n’est pas ici ?

— C’est ce qui nous étonne.

— Il faut voir s’il ne lui serait pas arrivé quelque malheur. Dans ces villes, il se trouve tant de scélérats ! Et qui sait si le hasard ne l’a pas fait rencontrer des vrais voleurs ? Si ces gens le connaissaient et savaient qu’il peut faire élargir le muet, croyez-vous qu’ils ne le tueraient point ?

— Prenons un fanal, et visitons la grève.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Un fanal est allumé et plusieurs habitants descendent sur la rive.

— Allons vers le quai d’en haut ; les voix paraissaient venir de là.

Celui qui disait ces paroles prend le devant, et les autres le suivent. La chandelle de suif qui brûle dans le fanal de ferblanc rond et percé à jour comme une broderie, n’éclaire guère le rivage sombre, et le mythologiste qui aurait vu passer, dans la nuit, ces ombres silencieuses guidées par une pâle et tremblante lumière, se serait cru transporté sur les bords du Styx, à l’heure Charon guide à sa barque les âmes de ceux qui ne sont plus. La mer commençait à monter : on entendait au large, par moments, quelques avirons attardés. Des rues voisines montait encore un bruit de pas de moins en moins assourdissant. Soudain un cri s’élève et les ombres dispersées se réunissent autour du fanal qui paraît jeter un plus vif rayon. On voit les hommes se pencher ; on les entend murmurer. Puis ils reviennent au bateau, marchant ensemble à pas lents comme chargés d’un pesant fardeau. Ils avaient trouvé le malheureux Pagé, sans connaissance et couvert de sang et de boue, à quelques pas du quai désert, près du flot montant. Les suppositions allèrent leur train. La police fut de suite informée de l’accident. Elle descendit à l’auberge de La Colombe. C’est alors que l’hôtelière et sa fille furent brusquement tirées de leur premier sommeil. La police fit de nombreuses questions à la femme épouvantée du forfait qui venait d’être commis. Elle répondit avec la sincérité d’une âme parfaitement honnête. Et que pouvait-elle dire ? Elle ne connaissait personne ; elle voyait pour la première fois chez elle la plupart de ses hôtes. Seulement, elle avait vu entrer souvent depuis quelques jours, à L’Oiseau de proie, celui que l’on appelait Picounoc, et l’autre qui paraissait un vieillard. Elle dit que l’on avait parlé du muet, et que l’habitant voulait le faire sortir de prison à cause de son innocence. Elle dit que l’un d’eux, un grand noir, était sorti quelques minutes avant les autres et n’était plus rentré.

Les hommes de la police se retirèrent. Ils n’étaient que deux. L’hôtelière et la jeune Emmélie ne purent retrouver le sommeil. Le spectre de ce pauvre habitant assassiné, passait et repassait sans cesse devant leurs yeux, avec ses blessures larges et saignantes. La nuit fut longue et pénible pour les deux femmes.

En sortant de La Colombe victorieuse, les deux agents de la police se dirigent vers l’Oiseau de proie. La porte de cette maison n’est pas encore fermée, et les brigands vident avec une indifférence affectée leurs verres de rum réduit. Ils entrent. Les brigands font bonne contenance. Pourtant une légère pâleur couvre la figure méchante de Charlot. La police essaie de se renseigner et veut les faire parler ; mais les rusés coquins se tiennent sur leur garde, et laissent le chef répondre à toutes les questions. Cependant l’un des agents ayant demandé brusquement à Charlot pourquoi il était sorti de l’auberge avant ses compagnons, Charlot paraît embarrassé et répond :

— Parceque j’avais besoin de sortir.

— Et où êtes-vous allé en sortant ?

— Je suis venu ici.

— Pourquoi n’avez-vous pas attendu les autres ?

— C’est mon affaire : je suis libre de sortir quand il me plaît, ou d’attendre qui je veux.

— Vous êtes notre prisonnier !

— Embrouille ! hurle le chef.

Les cinq brigands, à ce cri, se ruèrent sur la police qui s’enfuit.

Le lendemain, toute la ville connaissait la tentative d’assassinat de la veille. Le motif en paraissait évident à tout le monde : les auteurs du vol voulaient faire disparaître un témoin dangereux. Le muet n’était pas le coupable : la sentence était injuste. Une chaude sympathie fut acquise au malheureux jeune homme enfermé dans la prison. Un grand nombre disait : Il faut un nouveau procès ! il faut une enquête sérieuse ! Beaucoup voulaient que le condamné fut immédiatement mis en liberté.

Pagé fut transporté, la nuit même, à l’hôpital de la marine, et des médecins furent appelés. Il était toujours évanoui. Si l’on eut retardé d’une heure à le chercher, la mer montante aurait passé sur lui, et le flot eût achevé l’œuvre du brigand. C’était ce qu’espérait l’assassin. Il regrettait maintenant d’avoir négligé une précaution bien naturelle et se demandait pourquoi il n’avait pas traîné sa victime au fleuve. Les blessures de Pagé furent trouvées graves, dangereuses, mais aucune n’était nécessairement mortelle. Au premier coup d’œil, la tête paraissait n’être qu’une masse informe, hideuse et sanglante. Mais le fil d’argent rapprocha les lèvres béantes des plaies ; l’eau tiède nettoya la chevelure souillée et la face bleuie, et les emplâtres dissimulèrent le crâne chauve. L’inflammation du cerveau était à craindre. Les médecins s’efforcèrent de la prévenir. Ils passèrent toute la nuit au chevet du blessé.

La nouvelle de cet événement se propagea vite dans les campagnes. Elle fit sensation à Lotbinière et au Cap-Santé. Asselin l’apprit en revenant du moulin à farine, avec une pesante moulée (mouture). Ce fut Pierre Fanfan qui la lui raconta. Tout le reste de la route, le tuteur infidèle resta plongé dans une profonde inquiétude. Il songeait que le muet, s’il était innocent et mis en liberté, n’aurait guère de peine ensuite, grâce à la sympathie générale, à se faire reconnaître pour son pupille et l’enfant de Letellier. Mais il cherchait en vain quels pouvaient être les voleurs, et le récit de Noémie Bélanger lui revenait à la mémoire. Il ne parla de Pagé ni du muet à personne, pas même à sa femme. Il ne voulait pas aider la rumeur à se répandre : il aurait désiré la tuer. Mais la rumeur est insaisissable. Elle se glisse comme le serpent ou vole avec la rapidité du ramier sauvage. Elle s’étend comme un nuage, éclate comme la foudre et se multiplie comme l’écho. C’est un filet d’eau qui perce la pierre ; c’est un sillon qui s’élargit toujours, un torrent que nulle digue ne peut arrêter.

Cependant Bélanger avait hâte de voir Asselin. Il alla le trouver à sa grange.

— Sais-tu la nouvelle ? lui demanda-t-il.

— Non, quelle nouvelle ?

— André Pagé, du Cap-Santé, a été assassiné à Québec.

— Vraiment ?

— Rien de plus vrai : Baptiste Miquelon l’a vu. Il n’est pas mort encore, mais il est bien risqué.

— C’est bien malheureux !

— Ce n’est pas tout. Il paraît que ton voleur est innocent, et qu’il va être mis en liberté.

— Le muet ?

— Oui ?

— Comment cela ? On a trouvé mon argent sur lui.

Bélanger répéta ce que disait la rumeur. Quand il revint chez lui, il était convaincu du désappointement de son voisin, et commençait à soupçonner son honnêteté. La jolie Noémie ressentit une grande joie en apprenant que l’on avait des doutes sérieux sur la culpabilité du pauvre muet. Elle recommença à chanter, et sa voix fraîche égayait la maison silencieuse depuis plusieurs jours. Alors les parents et les amis du pupille, qui avaient cru retrouver l’enfant de Letellier dans la personne du muet, songèrent qu’ils pouvaient bien avoir eu raison.