Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/La cave

C. Darveau (IIp. 283-294).

XXVII

LA CAVE.


Le pèlerin accompagna Noémie. Ils marchèrent lentement, bien lentement, et la route, malgré cela, leur parut fort courte.

Le soleil couchant brille comme une lampe d’or au sommet des montagnes bleues, et ses rayons qui traversent de légers nuages blafards, paraissent comme les chaînes de diamant qui suspendent au ciel cette lampe merveilleuse. Un souffle frais passe dans l’air et sèche le front humide des laboureurs. Par intervalle l’on entend le beuglement des génisses au milieu des gras pâturages, les hennissements des chevaux qui se saluent de loin, et les bêlements timides des agneaux. Le pèlerin, ivre de bonheur, s’en revient en songeant à sa bien-aimée. Quand on aime et que l’on est aimé, l’on fuit le tumulte et le monde, et l’on se plaît dans la solitude. Tout ce qui n’est pas l’amour paraît insipide, et le reste de la terre ne vaut pas le petit coin du monde, humble et retiré, où l’on a trouvé le bonheur. Rêveur, il franchit la clôture de perches qui borde le chemin, vis-à-vis la maison de son défunt père, et s’achemine, par le chemin tracé dans la prairie, vers l’érablière.

Le chef des voleurs et le maître d’école étaient tous deux enfermés dans la cave de terre, sur le bord du ruisseau. Le vieux Saint Pierre ne voulut pas laisser sortir son complice. Il voulait qu’ils fussent solidaires du crime. Racette dissimulait mal sa terreur et ses regrets. Le chef avait pratiqué dans un côté du caveau une petite ouverture. Cette ouverture donnait sur le sentier où passaient ceux qui descendaient vers le ruisseau. De temps à autre, sortant la tête en dehors de la cave, ou par la porte jetée comme une trappe sur le dessus, les deux brigands regardaient, dans le clos moissonné, si par hasard Joseph ne venait point. Le soleil du midi avait laissé tomber quelques chauds rayons dans la cave sombre, le soleil couchant n’y entra point. Tout à coup Saint Pierre, qui venait d’élever sa tête de monstre au-dessus de la porte, s’écria : le voici !

Racette regarda à son tour. C’était bien lui ! c’était l’orphelin qui venait, tout à son amour, tout à son bonheur, vers la cave dangereuse. Les brigands s’enfoncèrent sous la voûte épaisse, fermèrent la trappe, et se donnèrent la main dans une anxiété terrible. Le maître d’école tremblait. Il s’assit dans un coin, s’adossant aux pièces pourries. Le chef prit le fusil, en fourra le canon dans la meurtrière nouvelle, et, le doigt sur la gâchette, l’œil fixé sur le sentier, il attendit.

Le pèlerin regarde, de loin, la forêt d’érables qui déroule son voile gris de l’autre côté du ruisseau. L’image de la belle Noémie est toujours devant ses yeux. On dirait qu’elle l’appelle et qu’il la suit. Il voit glisser une ombre blanche à travers les troncs noueux. C’est la folle qui revient à la fosse mystérieuse. Il ne s’aperçoit pas que le soleil est descendu derrière les Laurentides ; il ne voit pas remuer, dans l’ouverture de la cave, la bouche menaçante du fusil braqué sur lui. L’arme meurtrière tourne lentement à mesure qu’il avance. Le vieux brigand attend que sa victime soit plus près de la côte, plus près de sa tombe humide…

Les ténèbres sont profondes autour des meurtriers. Seul, par l’ouverture nouvelle, un rayon de lumière entre ; comme un dard menaçant ou comme l’œil de Dieu, dans cette ombre épaisse, et traverse d’outre en outre la cave obscure.

Joseph, souriant à la solitude qui l’environne, s’arrête sur le bord sablonneux du cours d’eau. La reconnaissance envers Dieu s’unit à l’amour dans son âme repentante. Il tombe à genoux. Au moment où il se prosterne pour adorer le Seigneur miséricordieux, une sourde détonation gronde. La folle, de l’autre côté du ruisseau, s’écrie :

— La tombe est encore vide !… Marie-Louise ! Marie-Louise !… Pour qui ce sépulcre étrange ? Marie-Louise ! Marie-Louise !… Les corbeaux se rassemblent au-dessus du cadavre que la terre bénite ne recouvre pas !… Malheur à ceux qui traînent dans la fange la robe blanche des vierges !… Marie-Louise ! Marie-Louise !… Malheur à ceux qui vendent leur âme pour un peu d’or !… Malheur à ceux qui se cachent pour surprendre leurs ennemis !… Malheur à ceux qui se servent de l’épée, ils périront par l’épée !… Marie-Louise ! Marie-Louise ! Marie-Louise !

Et, glissant à travers les arbres grisâtres, comme un flocon de neige dans le ciel nuageux, elle s’enfonce dans la forêt.

Trompé par le mouvement imprévu du pèlerin qui s’agenouille, l’assassin tire trop haut et la balle sifflante se perd au loin. Au bruit de la détonation le jeune homme détourna la tête. Il voit, à quelques verges de lui, la cave noire et pesante trembler comme les épaules d’un vieillard. Une légère fumée s’échappe par les fissures, comme une fine poussière, et se dissipe dans l’air. Le bruit sourd se prolonge : il est suivi d’un craquement sinistre.

Le caveau s’écroulait.

Le pèlerin surpris se dit à lui-même et presque à voix haute : C’est heureux que je ne sois pas entré dans cette cave !

Il avait eu un instant l’idée de l’aller visiter, afin d’obéir à l’intention de sa tante ; mais l’heure avancée ne permettant plus de la bien examiner, il s’était dit : j’y reviendrai demain, et passa outre. Son attention fut tout-à-coup appelée ailleurs par les paroles étranges de la folle. Il la vit d’abord se pencher vers le ruisseau, puis ensuite se perdre sous la ramure fantastique. Il s’aperçut que le lit du ruisseau avait été creusé depuis peu sur un espace de quelques pieds : Est-ce là, pensa-t-il, ce qu’elle appelle la tombe ?

Il descendit. La largeur et la longueur de ce trou le faisaient, en effet, ressembler à la fosse que l’on creuse dans le cimetière. L’orphelin se perdit en conjectures. Il ne put deviner l’objet de ce travail nouveau. Ses rêves gracieux s’étaient envolés comme un essaim timide. Un sentiment de tristesse douce et vague s’emparait de ses esprits. L’écroulement de la cave où il aurait pu trouver la mort, les paroles extravagantes de la fille infortunée, le silence des bois, l’aspect de cette fosse béante, tout le portait à la mélancolie, et jetait le trouble dans son âme. Pourtant il ne savait pas à quel danger terrible il venait d’échapper en se jetant à genoux. Il revint à la maison de son tuteur. Plusieurs voisins, pour se reposer des fatigues de la journée, fumaient leur pipe avec Asselin tout en jasant de mille choses. Le pèlerin raconta qu’il venait de faire un tour sur le haut de la terre. Madame Eusèbe tressaillit, mais personne ne s’en aperçut. Il dit qu’il avait vu la folle, et répéta ses étranges phrases ; que la cave s’était écroulée pendant qu’il était là, sur la berge du ruisseau ; qu’il avait eu envie d’y entrer en passant. Madame Asselin ne put réprimer un cri. Le pèlerin pensa que sa tante s’apitoyait sur le danger qu’il avait couru.

— Ne craignez rien, ma tante, lui dit-il en souriant, vous voyez que je suis sain et sauf.

Eusèbe, prenant la parole, avoua que cela ne le surprenait nullement, vu que la charpente de cette cave était toute pourrie, et que le poteau qui la soutenait au milieu, pliait depuis longtemps sous le poids de la terre. Joseph regarda sa tante avec étonnement. Elle était blanche comme la chaux des cloisons. Un amer soupçon traversa son esprit ; il le chassa comme une mauvaise pensée. Après un moment il demanda à son oncle pourquoi l’on avait creusé, dans le lit du ruisseau, un trou de la forme et de la grandeur d’une fosse.

— Je ne sais pas ce que tu veux dire, répondit l’oncle surpris.

— C’est sans doute la tombe du ruisseau dont parle toujours la folle, reprit le pèlerin.

— La tombe du ruisseau ? répétèrent les fumeurs en soufflant une bouffée d’odorante fumée, il faudra voir cela…

Saint Pierre, l’œil fixé sur sa victime, tout entier à la vengeance et plein de la pensée du meurtre, le maître d’école, accroupi sous la voûte humide et basse, tremblant comme un poltron, et s’effrayant des suites de ce crime épouvantable qu’il a préparé de gaieté de cœur, n’ont vu, ni l’un, ni l’autre, la toiture de la cave se courber lentement comme une vague que le vent creuse. Un instant l’affaissement s’arrête : les étais paraissent résister, et la vengeance de Dieu est suspendue. Mais l’explosion de la poudre dans l’arme meurtrière, le choc imprimé à la masse hésitante par le déplacement violent de l’air, font ployer, comme des genoux d’esclave, les supports cotis ; et la voûte de terre reprend, en grondant, sa chute lente mais terrible, implacable comme la fatalité. Les deux brigands poussent une clameur qui retombe sur eux, comme le sang du Christ retomba sur les juifs maudits. Ils s’élancent vers la trappe fermée, au-dessus de leurs têtes. La trappe ne s’ouvre point. Ils lèvent par instinct, leurs bras meurtriers vers le toit qui s’incline, comme pour le retenir et se préserver de son poids énorme. Le toit pesant n’est pas ralenti par leurs efforts désespérés, mais il s’abaisse toujours, lentement, lentement, et les pièces se cassent et se broient les unes contre les autres.

— Malédiction ! vocifère le chef des voleurs. — Seigneur mon Dieu, s’écrie le maître d’école, ayez pitié de moi !

Prière sans amour, cri de peur d’une âme coupable, toujours inutiles, jamais entendus de celui qui sonde les cœurs et les reins !…

La masse pèse sur la tête des assassins, et ils se courbent, malgré eux, comme les roseaux que l’ouragan couche sur le rivage. La chute s’accélère. Une sueur froide coule sur leurs corps repliés. Le maître d’école, désespéré, se laisse tomber au fond de la cave, le long des pièces ébranlées. Le chef lutte encore et jette à Dieu qui le damne un blasphème épouvantable. Il tombe, ou plutôt se fait écraser par la masse alourdie qui descend toujours. Le maître d’école pousse un cri affreux. Un morceau de bois vient de lui broyer le pied.

Le chef, ramassé sur lui-même, les bras tordus, sent sur ses épaules un fardeau insupportable. Il croit, que cédant à ce fardeau, il va tomber plus bas et s’enfoncer davantage ; mais il ne bouge plus.

Le poids est de plus en plus lourd sur sa tête et sur ses reins. Il essaie de se soulever et ne peut faire un mouvement. Une fatigue inexprimable se glisse dans tous ses membres, et la douleur lui fait sentir ses aiguillons perçants.

— Ce n’est pas possible que je meure ici… pense-t-il. On va venir… On va m’ôter toute cette terre de dessus le dos… Être enseveli vivant, oh ! ce serait affreux !… Comme on souffre dans la terre !… Malédiction !…

Et, ramassant toutes ses forces, il veut encore essayer de secouer le poids qui l’accable ; le sable lourd, entassé sur la vieille cave, reste immobile.

— Si j’avais un peu d’air ! pense-t-il.

Et sa poitrine râle serrée comme dans les mâchoires d’un étau, entre le sol qui forme le plancher et celui qui forme le toit. La tête lui bourdonne comme si l’on battait le tambour à ses oreilles. Le sang lui sort des yeux.

— Est-ce que je brûle ? se dit-il.

Seuls ses doigts crispés peuvent mordre la terre qui les enveloppe. Le sommeil le gagne.

— Il ne faut pas que je m’endorme, je pourrais mourir ! ne plus me réveiller !…

Ses dents saisissent un morceau de terre et le broient de rage. Le poids qui l’écrase lui semble de plus en plus pesant.

— C’est le pèlerin qui monte et piétine sur moi… pense-t-il encore.

C’est la justice de Dieu qui l’atteint ; c’est le poids de la colère du Seigneur qui pèse sur sa tête. Il râle, il râle !… Quelques grains de sable glissent le long de ses joues. Il croit que ce sont les vers de la tombe qui commencent leur travail, et une angoisse indicible le fait frémir dans son linceul épais. Un engourdissement extraordinaire paralyse ses membres, et il s’imagine n’avoir plus de pieds, plus de mains, plus de corps. Il s’imagine qu’il n’est plus qu’une tête horrible séparée, par un accident mortel, de son tronc sanglant.

— Si j’avais une main, pense-t-il, je pourrais reculer cette masse qui m’écrase… Si j’avais un pied… Je me sauverais !… Je suis fou ! je rêve… je m’effraie de rien !…

Et il essaie de rire. Et sa bouche se contracte horriblement ! Et ses dents grincent une dernière fois.

— Je vais dormir, pense-t-il encore, et quand je m’éveillerai je serai mieux !…

Il s’endormit en effet ; mais quand il s’éveilla il était devant Dieu !