Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Je te vengerai

C. Darveau (IIp. 152-161).

XV

JE TE VENGERAI.


L’ex-élève, assis sur le bord du petit bateau passager, qui emmenait au marché les habitants de Deschambault, cherchait d’un œil avide, parmi les vieilles maisons de pierre de la rue Champlain, le toit de fer blanc jauni de La Colombe victorieuse. Il l’aperçut quand le bateau vira pour entrer dans la place, et il sentit son cœur tressaillir. Tout ce qui se rattache à ce que l’on aime nous devient cher. Il débarqua le premier, et se dirigea vers le seuil où l’attendait sans doute, dans l’impatience, sa jeune bien-aimée. À mesure qu’il approchait, son cœur battait plus fort, et l’émotion serrait sa poitrine. Il passa sur le trottoir de l’autre côté de la rue, pour voir d’avance si la blonde fille ne serait pas assise rêveuse dans la fenêtre. Tout à coup il s’arrêta et la surprise fit pâlir son visage rougeaud. Les contrevents étaient fermés.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda-t-il… qu’est-ce que cela veut dire ?… Pourtant, l’enseigne est encore au-dessus de la porte !

Un trouble singulier s’empare de ses esprits. Il se rend au seuil et frappe. Personne ne répond. Il frappe de nouveau et plus fort, mais en vain. Il regarde les passants qui chuchotent d’un air sarcastique ; il regarde l’auberge de l’Oiseau de proie, et voit dans les carreaux de la fenêtre, la face hideuse de la mère Labourique qui rit d’un air moqueur. Il perd son sang-froid et sa présence d’esprit ; il a honte comme s’il se rendait coupable d’une action mauvaise. La bonne femme Labourique ouvre sa porte.

— Parties les colombes ! s’écrie-t-elle de sa voix éraillée, parties sans laisser leur adresse ! C’est mauvais signe, cela, mon garçon.

L’Ex-élève, rendu à lui par ces paroles de l’hôtelière voisine, traversa la rue.

— Entrez ! lui dit la vieille femme, entrez, monsieur Paul : la mère Labourique n’est pas rancunière. Vous venez ici parce que vous ne pouvez pas entrer là, n’importe ! Elle vous recevra encore comme autrefois.

— Où sont-elles allées ? le savez-vous ? demande l’ex-élève.

— Sainte Barbe ! si je le savais, je vous le dirais de suite… Je connais trop bien les tourments amoureux de la jeunesse ! j’ai été jeune un jour… et, ce n’est pas pour me vanter, mais je n’étais pas laide… j’avais de la vogue… j’ai fait faire des folies à plus d’un galant,… et ma foi ! j’avoue que j’ai aimé jusqu’à l’adoration ; mais j’étais difficile ; je choisissais la fleur d’entre les fleurs… je ne m’amusais pas au premier venu… et puis je n’étais pas obligée de me cacher ou de disparaître d’une façon mystérieuse, du soir au lendemain, et ma Louise, je l’espère, ne sera jamais dans la triste nécessité de disparaître ainsi.

— Mais on dirait, la mère, que vous connaissez quelque chose de répréhensible dans la conduite de l’hôtelière de La Colombe ou de sa fille.

— Je ne dis pas cela, je ne veux pas médire, la médisance n’est pas mon défaut… Que chacun s’arrange comme il l’entendra, cela ne me regarde en rien. Tout de même, il y a du louche dans la manière d’agir de ces deux femmes, et je donnerais mon cou à couper que le propriétaire en est quitte pour ses frais.

— C’est plus que vous ne pouvez dire.

— Expliquez donc ça, vous ?

— Je ne fais pas de suppositions injurieuses ou vaines ; je n’explique rien, mais avant de juger je me renseigne et j’attends.

Il prit son chapeau et se disposa à sortir, la vieille et méchante hôtelière ajouta avec un sourire malicieux :

— Si vous les cherchez, vous ne ferez peut-être pas mal de monter au coin flambant.

L’Ex-élève perdit patience. Rien d’implacable comme un amoureux.

— Taisez-vous, vieille méchante ! hurla-t-il, et il sortit.

Mille pensées diverses assaillent sa pauvre tête. Il a peur d’apprendre quelque fâcheuse nouvelle au sujet de la mère de sa bien-aimée ; il a peur de ne plus retrouver, naïve et candide comme il l’a quittée, la douce Emmélie. Il s’efforce de repousser ces doutes cruels dont il fait un crime aux autres, et malgré lui, ils reviennent sans cesse. Il désire savoir ce que sont devenues les deux femmes : il aime mieux connaître la vérité quelle qu’elle puisse être, que demeurer dans une incertitude aussi amère. Il accoste tout le monde, surtout les gamins, qui voient tout ce qui se passe, entendent tout ce qui se dit. L’un de ces derniers, qui joue à la marraine sur le trottoir où il a tracé, avec de la craie, des carrés et des triangles, lui dit que l’aubergiste de La Colombe a déménagé, la semaine précédente, et s’est embarquée à bord d’un petit bateau. L’ex-élève se rend à la Place, interroge les capitaines des berges, et n’a pas de peine à savoir que son Emmélie demeure maintenant à Lotbinière. Personne cependant ne peut lui expliquer le motif du brusque départ de l’hôtelière, ni la raison de sa retraite à la campagne. Il monte à Lotbinière. Une jeune fille qui revient du champ lui montre, du doigt, la maison des étrangères. Il craint d’y arriver. Il marche à pas lents, les yeux toujours fixés sur cette petite mais coquette maison. Il voudrait apercevoir dehors, Emmélie ou sa mère et les saluer de loin. Il ne voit personne. Il attend une minute sur le perron avant de frapper. Un silence profond régnait à l’intérieur. Il frappe ; on lui dit d’entrer. À sa vue Emmélie qui se berce en cousant, devant une fenêtre, laisse tomber son ouvrage, et devient d’une pâleur livide. Elle ne peut se lever, ni parler. La mère salue d’un air triste, mais avec affabilité. L’ex-élève, dans l’embarras, balbutie quelques mots :

— Je ne vous croyais pas ici, mais encore à Québec.

— Québec ! répond la femme, je voudrais n’y être jamais allée !

— Comment ? Pourquoi donc ? demande l’ex-élève visiblement anxieux.

Emmélie se lève d’un brusque mouvement, porte son mouchoir à ses yeux et s’enfuie dans une autre chambre. Des larmes roulent dans les paupières de la mère.

— Mon Dieu ! dit l’ex-élève, je le vois, Emmélie ne m’aime plus !… Et moi qui venais avec tant d’espoir et de joie lui jurer que je l’aimerai toujours !

Un sanglot, parti de la chambre voisine, répondit à ce cri d’amour du fidèle garçon.

— Écoutez, répond la mère, et dites, si vous l’osez, qu’elle ne vous aime plus !

— Pourquoi me fuit-elle ?

Une pensée douloureuse traversa le cerveau de l’ex-élève. Il eut un soupçon horrible, il devint blême, et ses yeux étonnés interrogèrent la mère de son amie. La femme comprit ce qui se passait dans l’âme de Paul Hamel et elle se hâta d’ajouter :

— Emmélie n’est pas coupable, non ! Dieu le sait qu’elle n’est pas coupable !…

— Mais de quel crime l’accuse-t-on ?… Je n’ai entendu parler de rien.

— On ne l’accuse pas ; on ne peut pas l’accuser ; c’est l’innocence même ! Elle serait morte plutôt ! Oui ! nous serions mortes toutes deux, plutôt que de céder devant les menaces de ces misérables !…

Et elle se mit à pleurer. L’ex-élève s’assit et, se cachant le visage dans ses mains, attendit que cet excès de douleur fut passé. Dans la chambre voisine, Emmélie sanglote toujours et ses soupirs arrivent aux oreilles de son ami, comme de temps en temps arrivent, à une fenêtre grillée, les soupirs de la brise.

— Je ne partirai pas, répond enfin l’ex-élève, sans connaître la cause de votre peine.

— Mon Dieu ! si vous saviez ?…

— Vous me mettez à la torture ! parlez ! Madame, je vous en prie !…

— Les monstres !… ils étaient deux !… nous étions sans défiance, un soir…

L’ex-élève se dresse : le feu roulait dans ses orbites, ses poings se crispaient.

— Qui ? où sont-ils ?

Et la femme continua.

— Ils nous auraient tuées… Emmélie a voulu se jeter par la fenêtre… Ils l’ont saisie, ils l’ont écrasée sur le plancher… deux hommes sont plus forts que deux femmes… deux hommes armés !…

L’Ex-élève bondissait de surprise et de colère.

— Où sont-ils ? leurs noms ? dites ! parlez ! que je les tue comme des vers de terre, les monstres ! les maudits !

— Il ne faut pas, cependant, les confondre dans la même réprobation, car l’un se serait laissé toucher par les pleurs de l’innocence… et il nous aurait sauvées après avoir voulu nous perdre, si l’autre ne l’eut poussé au mal. Leurs noms, je ne les sais point. Il y avait un vieillard et un jeune homme. Celui-ci est grand et maigre. Il porte un sobriquet, car j’ai entendu ses amis l’appeler Picounoc…

— Picounoc ! répète l’ex-élève, Picounoc ! est-ce possible ?… Oh ! il en est bien capable…

— C’est lui qui voulait écouter les supplications de ma fille, comme je viens de vous le dire.

— Et personne n’était là pour vous défendre ?

— Nous avons crié. Des pas ont retenti sur le trottoir, des coups ont été frappés dans la porte… mais nous n’avons rien vu. Les scélérats ont eu peur et se sont enfuis… C’est le bon Dieu sans doute qui nous a prises en pitié et nous a protégées.

Cette déclaration rend le calme à l’ex-élève en le délivrant d’un outrageant soupçon. Il entre dans la chambre où s’est réfugiée la jeune fille ; il l’aperçoit à genoux, la face sur le lit :

— Emmélie, dit-il, Emmélie, je t’aime !… Vrai comme il y a un crucifix sur le mur, je t’aimerai toujours… Emmélie, tu seras ma femme ! veux-tu ?… le veux-tu ?

La blonde enfant, toute en larmes, les cheveux comme un voile de pudeur sur ses épaules, se relève et tombe dans les bras du noble garçon qui la serre contre sa poitrine dans une étreinte d’une infinie douceur.