Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Charlot s’exerce la main

V

CHARLOT S’EXERCE LA MAIN


Les habitués de l’Oiseau de proie suivirent le bonhomme Saint Pierre à l’hôtel de La Colombe victorieuse. Voleurs et gens de cage marchaient bras dessus, bras dessous. Pour être juste envers tout le monde, nous avouerons que les derniers ne connaissaient point l’infâme et dangereux métier de leurs amis d’un jour. Lefendu, Poussedon et plusieurs autres étaient riches de défauts, mais ils avaient encore des qualités : ils étaient ivrognes, sacreurs et libertins, mais, à l’exception de Picounoc, ils respectaient le bien d’autrui. Ils n’auraient pas voulu, pour beaucoup, être appelés voleurs, et ils se vantaient de boire et de blasphémer mieux que tout le monde.

L’ex-élève, tout à ses rêves d’amour, se sépara de ses compagnons et se dirigea vers les petits bateaux échoués sur la grève. Il voulait savoir l’heure du départ, car il s’embarquait le lendemain pour Deschambeault.

La maîtresse de La Colombe victorieuse fut ravie de voir entrer à la fois tant de personnes dans sa maison encore inconnue. Les trois habitants se levèrent et souhaitèrent le bonjour aux arrivants, avec la politesse exquise que l’on cultive si bien dans nos campagnes. Les brigands et les hommes de chantier rendirent le salut avec une évidente affectation. Le chef s’approcha du comptoir.

— Messieurs, dit-il aux habitants, voulez-vous prendre un verre avec nous autres ?  

— Bien des mercis ! monsieur, répondirent-ils, nous venons de prendre.

— Cela ne fait rien, repartit le chef, approchez donc ! Nous n’avons pas l’honneur de vous connaître, mais la connaissance se fait vite.

— Quant à cela, c’est bien vrai ! répliqua l’un des cultivateurs.

— Versez à tout le monde, madame, commanda St. Pierre.

L’hôtelière mit plusieurs carafes sur le plateau luisant. Tout le monde s’approcha, les trois cultivateurs comme les autres.

— Que prenez-vous, messieurs ?

Chacun choisit sa liqueur préférée. Le rum fut jugé plus fort et plus pur que celui de la Labourique.

— C’est une bonne maison, pensèrent les brigands : nous y reviendrons.

La conversation s’engagea. On parla d’abord du beau temps et de la récolte, puis on en vint à parler du jeune voleur que la justice avait arrêté dans ses beaux exploits.

— Mille noms d’une pipe ! commence le chef, ce garçon paraissait pourtant bien honnête.

— Est-ce que l’on connaît les gens à les voir ? continue le charlatan.

— Honnête ? monsieur, reprit avec feu l’un des habitants, honnête ? ce garçon-là ? oui, il l’est, j’en suis sûr !

— Comment pouvez-vous affirmer cela, vous monsieur ? le procès a eu lieu, la preuve a été accablante, le jugement, approuvé de tout le public !

C’était le docteur au sirop de la vie éternelle qui prenait la défense du tribunal.

— Ah ! monsieur, si vous saviez ce que je sais, vous verriez bien que les tribunaux peuvent se tromper, et que la justice a souvent un bandeau sur les yeux !

— Mais que savez-vous donc, vous, que les avocats et le juge n’ont pu savoir ?

— Je sais que ce jeune homme n’a pas commis le vol pour lequel il a été condamné. Je ne dis pas qu’il n’a jamais volé, jamais fait de mal, jamais mérité de punition ; je ne le connais point ; mais pour ce vol…

L’habitant achève sa phrase par une secousse de tête.

— Si vous saviez que cet homme est innocent, vous auriez dû venir rendre témoignage en sa faveur, observe le chef ; il est trop tard maintenant.

— Pardon ! il n’est jamais trop tard.

— Qu’allez-vous faire ?

— Je vais raconter ce que je sais, ce que j’ai vu, ce que j’ai fait. J’ai déjà consulté un avocat à ce sujet, et l’affaire va marcher. C’est sérieux, voyez-vous.

— Oui, cinq ans de pénitencier, murmure le charlatan un peu rêveur.

— Si nous pouvons vous aider en quelque chose, cher monsieur, dit le chef, nous le ferons de tout cœur. Tous les honnêtes gens doivent s’unir pour faire triompher la vérité comme pour écraser le mal.

— Ce que vous dites là est vrai, monsieur, observe à son tour l’un des habitants de Saint Thomas, et quand vous saurez ce que monsieur Pagé nous a raconté, vous jugerez, comme lui et comme nous, que le muet est innocent ; plus que cela, vous comprendrez qu’il est la victime de quelques monstres indignes d’être appelés des hommes.

Les voleurs se mordaient les lèvres.

— Il me tarde de savoir les moyens que vous avez de sauver ce pauvre jeune homme, recommence le chef. Je m’intéresse à lui sans beaucoup le connaître ; je ne l’ai vu que quelquefois à l’auberge ; mais sa figure me revenait. Et puis il est si triste de voir souffrir l’innocence.

— Ce ne sera pas long, réplique Pagé, je vais vous exposer les raisons que j’ai de parler comme je le fais.

Alors il dit que le matin même qui suivit la nuit du vol, lui Pagé, il avait sauvé un canot qui descendait à la dérive, plein d’eau, et que l’accusé, solidement lié avec de fortes courroies, était couché dans ce canot.

— Cela pouvait être une ruse du voleur, remarque l’un des brigands.

— Une ruse ? reprend l’habitant ; vous croyez ça, vous ? Il avait les mains attachées derrière le dos, et les pieds presque coupés par les cordes. Une minute de plus, il se noyait ; c’était fini : l’eau en passant sur l’embarcation la fit chavirer. J’ai encore le canot chez moi : une auge toute fendue, quoi ! Je ne voudrais pas faire dix arpents dedans, même avec un bon aviron à la main. Ce pauvre garçon pleurait de joie quand je l’ai déposé sur le rivage… Ah ! il l’a échappé belle ! Il doit un beau cierge à son patron !

— Diable ! c’est étonnant, dit le chef.

— Oui, monsieur, c’est étonnant ; mais c’est comme cela, vous pouvez demander à Flavien Richard, si jamais vous le rencontrez ; il était sur la grève quand je suis revenu avec le noyé ; car j’appelle cela un noyé, moi, un homme qui se promène ainsi, tout enchaîné, dans un canot pourri et plein d’eau.

— Et l’on ne soupçonne personne à Lotbinière ?

— Les voleurs devaient être nombreux, car un gros garçon comme le muet ne se laisse pas garrotter par des femmes.

— Il paraît qu’une jeune fille qui demeure près de chez Asselin, a vu trois étrangers vers le soir ; même que ces polissons l’auraient embrassée pendant qu’elle trayait ses vaches, dans le coin du clos. On saura le court et le long de cette histoire : les avocats vont demander un nouveau procès, et l’on fera paraître de nouveaux témoins. Si la justice est trop lente, le peuple abrégera les formalités…

— Vous serez un bon témoin, vous ?

— Moi ? je sauve ce garçon, ou il n’y a pas de justice au monde. J’étais à la cour quand la sentence a été prononcée ; j’avais un moment à perdre. Je suis bien content, aujourd’hui, d’avoir été curieux une fois dans ma vie. Je n’avais pas entendu parler de ce procès, mais j’ai bien reconnu le jeune homme. Je me suis fait expliquer l’affaire. J’ai demandé la date du vol, le nom de l’endroit où il a été commis, et j’ai compris de suite qu’il y avait méprise, et que le malheureux accusé était la victime des voleurs, plutôt que le voleur lui-même. Je ne me suis pas gêné de le dire, et je le dis encore, et je le dirai toujours. Je suis descendu à Québec exprès pour cela.

Le chef se leva, car tous s’étaient assis pour causer. Il tendit la main à Pagé :

— Vous êtes un brave homme ! lui dit-il, je vous souhaite bonne chance.

Pagé offrit à son tour un verre à tous ceux qui se trouvaient dans la salle. Personne ne crut devoir refuser. La conversation continua de plus en plus animée. Le soir arrivait. Voleurs, habitants et gens de cage soupèrent à La Colombe victorieuse. La vieille Labourique en fut malade de dépit. Debout dans sa fenêtre aux vitres poudreuses, elle épiait l’heure où sortiraient ses habitués oublieux. Elle attendit longtemps.

Picounoc a profité du moment où chacun se déplace, pour aborder la fille de l’hôtelière. Les yeux d’Emmélie l’attirent invinciblement. Il se plaît à regarder les boucles soyeuses de ses blonds cheveux ; il cherche à deviner les appas de sa gorge. Ses regards insolents troublent la jeune fille, et elle se tient à distance. Il lui parle de l’ex-élève. Malgré elle, la blonde enfant rougit. Il veut la questionner ; mais elle se retranche dans un mutisme discret. Il vante les qualités du jeune homme, sa gaité extraordinaire, sa franchise admirable. Ce système réussit mieux. On se plaît toujours à entendre dire du bien de ceux que l’on aime. Emmélie devient bientôt moins défiante et cause plus librement avec le rusé Picounoc.

Petit à petit une flamme nouvelle s’allume dans le cœur du garçon débauché. Avec la passion de l’amour le plaisir s’éveille.

— Si j’étais venu le premier, pense-t-il, peut-être aurais-je eu l’amour de cette fille charmante : maintenant, il est trop tard, elle aime… et c’est un homme de cage, comme moi, qu’elle aime ; c’est un garçon qui gagne sa vie dans les chantiers, comme moi !… Batiscan ! j’aurais bien dû venir le premier !… j’aurais été aimé !… Comme Paul Hamel je suis capable de parler à une fille ; je ne suis pas plus sot que lui !

Emmélie voit bien qu’il se passe quelque chose d’inusité dans l’âme de son interlocuteur, car il est distrait et cause avec moins de verve. Elle croit prudent de se retirer, et, s’excusant, elle entre dans la cuisine en fredonnant une chanson.

Picounoc la suivit des yeux : le feu de son âme montait à sa tête et jaillissait de ses prunelles.

De son côté le chef a remarqué l’hôtelière et la comparant à la Labourique, il voudrait cracher à la figure de la vieille de L’Oiseau de proie. C’est que la propriétaire de La Colombe victorieuse est une belle femme, malgré son air de souffrance, et que le vieux Saint Pierre est un libertin.

Après le souper, les deux habitants de Saint Thomas laissèrent l’auberge. Les autres convives s’attardèrent à la table. Ce ne fut que vers neuf heures que Pagé sortit pour retourner au bateau où son cousin Richard devait le rencontrer. Il voulut partir plustôt, mais les voleurs le retinrent à dessein jusqu’à la nuit. Ils avaient besoin des ténèbres pour agir. Les ombres, les ténèbres, c’étaient leur élément. Ils y vivaient, s’y plongeaient, comme le poisson vit et se cache dans l’eau, comme l’oiseau nage et s’enfonce dans les airs.

L’un des brigands s’en était allé depuis une demi-heure déjà.

— Tu pars de bien bonne heure, Charlot, avait dit le chef, as-tu quelqu’amoureux rendez-vous ?

— Vous avez deviné juste, et je l’oubliais ! L’affaire du muet m’a complètement absorbé : je ne pensais plus à Paméla, qui m’a juré d’être à la barrière Ste. Foye, au coup du canon.

— Tu as du temps devant toi.

— Pas trop. Il n’est pas galant de se faire attendre. Au reste, ma grande vertu, c’est la ponctualité : j’arrive toujours à l’heure voulue.

— On verra.

— Vous verrez.

Il salua et partit.

— Aïe ! des amitiés à Paméla ! lui cria Poussedon.

— Un bec pour moi ! dit Lefendu.

Charlot se dirige vers la Place, gisent sur le flanc, ou sur leur fonds plats, les divers petits bateaux venus de partout. La mer est basse ; il fait noir. Quelques rares lanternes jettent, comme celles d’aujourd’hui, de pauvres et tremblants reflets vers les endroits dangereux. On dirait les doigts des morts montrant les lieux où se cachent des poignards perfides. Charlot fouille de son pied mal chaussé la boue putride de cette grève. Il cherche quelque chose. Tout-à-coup il se penche, ramasse un objet qu’il ne voit point, mais qu’il trouve bon, et se glisse le long du quai, dans un angle tout obscur. Il attend. Un quart d’heure s’est à peine écoulé, lorsqu’il voit passer devant une lanterne trop discrète, un homme qu’il ne reconnaît pas, mais qui doit être l’habitant du Cap Santé. L’homme se dirige vers la Place. Il marche en murmurant sur la grève ténébreuse.

— Pagé ! est-ce toi ? demande Charlot.

— Oui ! qui est là ? toi, Richard ?

— Oui ! viens donc par ici.

— Y a t-il plus beau ?

— Oui.

— Pagé dévie de la ligne droite qu’il suit, il se rapproche du quai : Où es-tu ? je ne te vois pas.

— Ici !…

Pagé entre dans l’angle noir où se tient Charlot.

— Diable ! Richard, te sauves-tu ?… Il n’y a pas plus beau ici que là-bas… on enfonce dans la vase jusqu’aux genoux… Je retourne prendre l’autre chemin.

Personne ne lui répond plus.

— Viens-tu Richard ? continue-t-il…

Pas de réponse.

— C’est un tour que tu m’as joué… tu me le paieras bien.

Il tourne le dos au quai et se dirige vers les berges. Alors Charlot s’avance sur le bout des pieds derrière lui. Il marche doucement, doucement, pour n’être pas entendu. Il a une main levée, et dans sa main, un cailloux. Quand il est assez près, il abat le cailloux de toute la force de son bras sur la tête du malheureux habitant, qui tombe la face dans la vase. Charlot, transporté par l’ivresse du sang, frappe de nouveau sa victime évanouie. Quand il juge la vie éteinte dans ce corps couvert de blessures, il s’éloigne satisfait. Et en s’en retournant il pense : j’ai bien fait de ne pas me servir de mon arme à feu. Un cailloux, cela tue aussi bien qu’une balle et fait moins de bruit.