Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Prologue


LE PÈLERIN
DE
SAINTE ANNE

PROLOGUE


Notre belle paroisse de Lotbinière, d’ordinaire si calme, est depuis quelques jours, dans une surexcitation singulière. Si l’on rencontre un ami sur le bord de la route, à peine a-t-on dit : Bonjour ! que l’on ajoute, avec un mouvement de tête bien significatif : Crois-tu ! quel exemple ! Et l’ami répond : C’est terrible ! ou : C’est admirable ! selon que sa pensée se porte vers l’un ou l’autre des événements qui viennent d’arriver. Les hommes restent quelquefois plongés dans une rêverie profonde ; les femmes parlent beaucoup. Lorsque deux d’entre elles s’arrêtent devant une porte, une troisième survient, puis une quatrième, puis une autre, puis toutes les femmes du canton. Parfois alors arrive Geneviève Bergeron. Elle vient le plus souvent de l’érablière, et, des larmes plein ses grands yeux hagards, elle demande d’une voix dolente : N’avez-vous pas vu la petite Marie-Louise ? Pauvre petite ! il faut que je la trouve ; sa mère me l’a confiée… Elle n’est point dans la fosse du ruisseau ; la fosse est remplie… L’eau coule sur le cadavre du méchant mais elle ne lavera point ses crimes… Et, sans attendre de réponse, elle part chantant sur l’air mélancolique du « Fil de la vierge : »

Aujourd’hui j’ai perdu bien plus d’une espérance
En floraison,
Et le doute a soufflé sur ma frêle existence
Son froid poison.
Ici-bas j’ai cherché des amitiés divines,
Soins superflus !
L’amour a des regrets, le bonheur, des épines…
Je n’y crois plus !

— Pauvre Geneviève ! murmurent les femmes, en la regardant s’éloigner, pauvre Geneviève !

Hélas ! elle n’a pas toujours été dans l’état de démence où le monde la voit maintenant ! mais elle fut un jour, aux yeux de Dieu, bien plus abominable ; et pendant plusieurs années elle fournit ample matière à la médisance. Au reste, les vertus farouches de Marguerite Pagé, de Lisette Mathurin, de Pélagie Miquelon, d’Ursule Richard et de toutes ces jeunes mères qui peuplent d’enfants tapageurs les maisons blanches de mon village, ne se soucient guère de frôler la vertu avariée de leur ancienne compagne. Pourtant quelle femme fut plus aimée du Christ que Madeleine ?… Du Christ, oui ! mais des autres femmes ?…

Les événements auxquels je fais allusion avaient eu lieu au mois d’octobre de l’an 1849. Le deuxième et le troisième dimanches de ce mois, l’on vit, à la porte de l’église, les groupes de jaseurs se former plus nombreux et s’attarder plus longtemps que de coutume. Il est vrai que M. le curé avait su raconter, dans ses sermons, comment le doigt de Dieu se voit partout, et comment le Seigneur peut faire tourner chaque chose à sa gloire. Il avait parlé du muet, de la folle, et de la mort affreuse du malheureux étranger. Il eut le cœur gros en parlant, et on le vit essuyer plus d’une larme. Le père Lallemand qui dort toujours ne ferma pas l’œil, et la grosse Catherine qui passe pour un cœur dur pleura comme une Madeleine.

Le groupe le plus considérable s’est formé devant la maison publique. Un personnage sur lequel tous les yeux sont fixés se trouve au milieu. Il est là serré comme dans un étau. On le tient enfermé dans un cercle impitoyable ; et il n’est pas aisé de rompre cette digue de curieux. Ce n’est pas le groupe le plus bruyant : il n’y a là que des hommes. Un peu plus loin, sur le même coteau, tout près de la maison d’Amable Houde, les femmes sont réunies comme les corneilles qui se rassemblent sur les rameaux sans feuilles, à la fin de septembre, pour émigrer vers le sud. Elles caquettent. Bientôt cependant c’est à qui parlera plus haut ; c’est une lutte entre elles pour raconter ce qu’elles ont vu ou n’ont pas vu, ce qu’elles savent ou ne savent pas. D’un côté une voix stridente s’écrie : Marguerite ne le sait pas : elle n’était point au bateau quand il est arrivé… Moi je le sais bien.

— Tu le sais, Catiche ? dit une autre voix, y étais-tu ?

— Non ; mais Lucette y était.

— Quelle Lucette ?

— La mienne, ma fille.

D’un autre côté une voix de baryton raconte :

— Si vous aviez vu cet effrayant visage de mort comme je l’ai vu, moi ! Ah ! j’en frissonne encore. Si vous aviez vu ces grands yeux ouverts et pleins de sang ! cette bouche !…

— J’ai vu cela ! j’ai tout vu ! reprend vivement Françoise Toutoune, et je n’ai pas pu dormir depuis ce temps-là. Il me semble que la main crispée qui tenait la misérable femme va me saisir le bras à moi aussi : j’aurais voulu ne pas voir.

— Je suis surprise que cette femme ne soit pas morte de peur, dit une jeune fille. La voix de baryton réplique : Elle n’en vaut pas mieux, la chère créature ! Elle n’a plus la tête à elle.

— On pourrait bien l’inquiéter, glapit la voix stridente, on voit qu’elle était complice.

— Elle va laisser la paroisse ; c’est un bon débarras.

— Oui ?

— Je vous le donne pour certain. Dieu ! qu’elle a maltraité l’orpheline !

— C’est dommage que la défunte Julie ne revienne pas maintenant ! hazarde la petite Michelle Rivard qui n’a pas eu l’occasion de risquer son mot plus tôt.

— La pauvre femme ! elle est avec le bon Dieu depuis longtemps ! observe, de sa voix chevrotante, la mère Lozet. Quand je pense que ce fut moi qui lui annonçai le malheur !… Si j’avais su dire mieux ces choses-là, peut-être ne serait-elle pas morte. J’ai toujours senti comme un remords.

— Ne dites donc pas cela, mère Lozet, personne n’eut fait mieux que vous. Elle avait à mourir : c’était sa destinée !

Cette fataliste se nomme Angèle Boisvert.

Au même instant passe, gracieuse et légère, un livre de messe à la main, la plus jolie fillette de la concession Saint-Eustache.

— Regardez donc Noémie Bélanger, dit la voix stridente, a-t-elle l’air fier un peu !

— Elle espère se marier avec Joseph ! ajoute le baryton.

— Il lui a parlé : je le tiens de bonne part.

— C’est une excellente enfant, allez ! pas vaine, pas sotte. Elle tiendra de sa mère : une brave femme, vous savez !

— C’est bien vrai cela, mère Lozet, mais cette jeunesse est un peu haute : on dirait une seigneuresse, et pourtant !…

— Ce n’est pas la fierté, elle est faite comme cela : grande, droite, belle taille, bonne mine, que voulez-vous ? Elle jouit des dons que le bon Dieu lui a faits. Il ne faut pas la jalouser.

— Ah ! mère Lozet, soyez sans crainte : le soleil luit pour tout le monde. Que mademoiselle Noémie se marie, cela n’empêchera pas nos filles de rencontrer, quand l’heure sera venue, des partis convenables.

Noémie marche toujours. Elle passe comme la libellule qui fait vibrer, ses ailes de gaze. Quand elle arrive près du groupe d’hommes, elle lève timidement les yeux comme pour chercher quelqu’un, puis elle les reporte bientôt sur le chemin poudreux. Un sourire éclaire sa figure ; une chaste rougeur colore ses joues. Du milieu du groupe un regard est parti, et ce regard a rencontré le sien. Ainsi se rencontrent, à la surface d’une onde limpide, les regards de deux étoiles.

Angèle Boisvert reprend la parole : — Marguerite m’a conté, en sortant de l’église, qu’il y aurait un pèlerinage.

— Eh oui ! Angèle, un pèlerinage d’actions de grâces. Tu n’as pas entendu M. le Curé ?

— Ma foi ! j’ai cru qu’il parlait de celui de l’orphelin.

— Il en a parlé aussi : mais il veut que toute la paroisse, s’il est possible, aille à la bonne Sainte Anne demain en huit. Cette fois, pour remercier Dieu et la sainte de Beaupré. Iras tu, Cécile ?

— Moi ? Je l’espère bien.

— Toi, Marceline ?

— Si José veut garder la maison.

— Moi j’irai.

— Moi aussi !

— Moi aussi !

En attendant ce pèlerinage, remontons un peu le cours des années. On vit dans le passé par le souvenir ; souvenons-nous donc, et racontons ce qui fait le sujet de la conversation de ces groupes animés. Mon récit sera simple. Je n’ose vous promettre ces merveilleuses intrigues que seuls quelques rares talents savent bien nouer ; et nulle fée bienfaisante ne touchera mon livre de sa baguette magique, pour le transformer en un écrin radieux.