Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Drôlus est
XXIII.
DRÔLUS EST.
Le muet, séparé brusquement de sa protégée, pendant la nuit du lundi, s’en était allé, rêveur et désolé, vers la cage qu’il regrettait d’avoir quittée sitôt. On le sait, une pensée, pourtant, l’avait un peu consolé, la pensée que l’enfant serait rendue à sa famille par le maître d’école. Il s’était promis qu’il reviendrait à la ville le vendredi suivant, et qu’il y resterait jusqu’au samedi, après le départ du bateau de Lotbinière, afin de voir si le maître d’école et l’enfant prendraient passage à bord. Il y vint en effet, et c’est ce qui explique sa présence à l’Oiseau de proie au moment où son oncle y entra avec le charlatan.
Joseph n’était plus ce jeune homme cynique et pervers que nous avons vu dans les chantiers, bavant mieux que les autres, jurant davantage, blasphémant le nom de Dieu plus gaiement. Le châtiment terrible dont il fut l’objet le convertit. Quand une force invisible enchaîna sa langue, que ses lèvres s’agitèrent convulsivement pour ne laisser passer qu’un râle affreux, que la colère du Seigneur offensé se manifesta d’une façon si terrible, il se prit à trembler ; il crut qu’il allait mourir ; que la terre s’entrouvrirait pour l’engloutir tout vif. Ses crimes passèrent devant ses yeux comme une volée d’oiseaux sinistres. Il fut effrayé… Si jeune encore, il n’en put compter le nombre, ni comprendre la grandeur. Il revit les jours de son enfance, alors qu’il avait encore la sainte innocence du baptême, et des larmes de regret mouillèrent ses yeux hagards. Il revit, comme dans un rêve, sa mère mourante qui lui demandait de réciter un Ave, Maria, chaque jour, et il eut honte de sa lâcheté. Il tomba à genoux et récita mentalement la prière angélique, suppliant sa sainte mère de le prendre en pitié.
Ses compagnons rient d’abord. Ils croient à une facétie et applaudissent. Le camp tremble sous les lazzis et les battements de mains. Le muet à genoux se frappe la poitrine. L’un des hommes de chantier, Picounoc, s’écrie : Le damné ! je ne le croyais pas si drôle !
Drôlus est ! dit l’ex-élève.
— C’est assez de singeries, lève-toi ! repart Lefendu.
— Tu nous fais mourir, farceur, ajoute Poussedon.
Djos, reste à genoux et pleure.
— Baptême ! hurle Picounoc, es-tu fou ?
— Il est saoul !
L’ex-élève lui donne une accolade avec le pied et le fait tomber en avant. Alors, le muet se lève et sort de la cabane. Ses camarades le voient s’enfoncer sous les grands pins chargés de neige, tête nue et sans capot. Plusieurs commencent à soupçonner quelque chose d’extraordinaire. Paul Hamel dit pour leur ôter cette idée sombre : Si quelqu’un a mérité d’être puni, c’est moi ! puisque c’est moi qui lui conseillais de faire ce qu’il a fait. Or je parle encore comme rare de créatures, et le bon Dieu n’a pas l’air de s’en apercevoir ; donc ce n’est pas Lui qui a puni Djos ; donc Djos est plus fin que vous autres, et il vous mystifie.
— Mais il pleure ! observe le couque.
— Toi, tu n’as pas voix délibérative au conseil, réplique Picounoc… ferme !
— Délibère avec ta marmite, dit Tintaine.
— Cum marmitâ tuâ ! ajoute l’ex-élève qui sort de la cabane.
— Où vas-tu lui demande-t-on.
— Écoutez ! audite ou auditote, c’est la même chose, s’il est ivre, il faut veiller sur lui et ne pas le laisser périr dans les neiges éternelles, in ignem æternum ! traduction libre ; je vais, je vois et je viens ! Veni, vidi, vici ! toujours traduction libre.
— Va ! et que le diable t’accompagne.
— Merci ! c’est un meilleur compagnon que toi, Picounoc.
Le contre-maître entra comme l’ex-élève sortait. On lui raconta ce qui venait d’avoir lieu. Il haussa les épaules et avala un verre de whisky. Quelques moments plus tard l’ex-élève revint. Il était pâle et sérieux, lui d’ordinaire si gai. Tout le monde l’interroge à la fois, mais tout le monde à l’air de se moquer.
— Batiscan ! dit l’ex-élève, il y a du mystère là dedans. Il est fou c’est certain, ou il est muet.
— Picounoc se dressa : Vas-tu croire à ces châtiments que les curés nous prédisent ? toi, un garçon d’esprit.
— J’y crois quand je les vois, repart l’ex-élève, qui parle sérieusement pour la première fois de sa vie.
— Où est-il ? que fait-il ? l’as-tu vu ?
— Il est à genoux sur le gros pin que le vent a renversé l’autre jour et il pleure.
Une exclamation de surprise s’éleva sous le toit enfumé de la cabane, et plus d’un visage pâlit.
— Je l’appelle, il se retourne, me regarde à travers ses larmes, continue l’ex-élève… Si vous aviez vu l’expression de ses yeux !… Deux flèches de feu qui ont pénétré jusqu’au fond de mon cœur. Je lui demande ce qu’il fait. Il lève les yeux au ciel et se frappe la poitrine. Je le prie de revenir, il me fait signe qu’il va me suivre.
— Et tu crois qu’il fait cela sérieusement, demande le contre-maître.
— Oui, je le crois !
— On va rire tout à l’heure.
— Tiens ! le voici ! dit Sanschagrin qui venait d’entrouvrir la porte.
Tous les hommes s’avancèrent dans la porte ouverte. Djos entra. Il était pâle mais ne pleurait point. Les quolibets commencèrent à voler comme les premières étincelles d’un feu qui s’allume. Le muet n’y fit pas attention. Les plaisanteries redoublèrent. Il demeura impassible et se coucha sur son lit de sapin. De guerre lasse on se tut. Les uns crurent à une punition du ciel, les autres, à une boutade du joyeux camarade. Mais le soir vint et la nuit s’étendit sur les bois sombres ; puis le jour fit pleuvoir ses rayons sur les cimes des pins, et les hommes reprirent leurs travaux fatigants ; et le muet ne parlait point. Et, pendant plusieurs jours et pendant plusieurs mois, la hache affilée retentit sous le dôme de la forêt, la scie vibrante mordit les pins résineux, les traîneaux sans lisses crièrent sur la neige ; et le muet ne parla point. Dans tout le chantier l’on finit par comprendre que la main de Dieu s’était appesantie sur le malheureux jeune homme ; mais peu d’entre ces gens dépravés se repentirent et cessèrent de blasphémer le nom du Seigneur. Tant il est vrai que les miracles ne convertissent presque jamais les cœurs endurcis.
Le muet priait avec ferveur, du fond de l’âme, le matin avant d’aller à l’ouvrage, et le soir, après son rude labeur. Il ne redoutait plus les moqueries de ses camarades et restait, devant eux, longtemps à genoux. Il soupirait après le jour où, porté sur l’immense cage de bois de pin, il voguerait jusqu’aux bords aimés de Québec. Acceptant le châtiment avec soumission, il espérait qu’un jour Dieu lui ferait miséricorde. Il avait entendu parler souvent du sanctuaire de Ste. Anne, où tant de pauvres malheureux avaient été consolés, ou tant de malades avaient été guéris, et il songeait à aller prier avec la foule des âmes saintes aux pieds des autels, dans ce temple de prodige.
L’hiver s’enfuit, les arbres reverdirent, les oiseaux revinrent à leurs nids de mousse. Les plançons furent mis à l’eau. Ils descendirent avec le courant, pêle-mêle, d’abord, ou seul à seul, selon les caprices de la rivière. Plus loin, quand la rivière devint plus large, ils furent liés et formèrent des radeaux. Plus loin encore, quand ils arrivèrent au fleuve géant, les radeaux furent réunis en une immense cage ; et cette cage nous l’avons vue descendre avec les eaux du St. Laurent, s’échouer sur la grève de Lotbinière, puis arriver au Cap Rouge ; et nous savons ce que fit le muet.
Les hommes de la cage s’aperçurent de la disparition du radeau qu’avaient volé Charlot et Robert. Le contre-maître soupçonna les canotiers qui lui avaient demandé du secours la nuit précédente ; il interrogea le muet qui répondit par des gestes assez significatifs.
— Sais-tu, demanda le contre-maître, en quel endroit les canotiers ont amarré leur bois ?
Le muet fit signe qu’il le savait.
— Viens ! alors.
Il passait midi, le muet avait eu le temps de se reposer et de prendre sa part d’un bon déjeuner aux omelettes. Il part avec le contre-maître. Rendus à l’endroit où le canot s’était arrêté la nuit précédente, ils virent des plançons bien semblables à ceux qui composaient leur cage, mais qui portaient une marque différente. Deux hommes étaient sur la grève, près du bois, et causaient à voix haute. L’un était mis en bourgeois : habit et pantalon noirs, cravate large, col blanc levé jusqu’aux oreilles, et chapeau de soie : l’autre était en vareuse, en pantalon de toile et pieds nus. Le contre-maître de la cage s’approcha d’eux. Le muet les étudiait avec attention.
— Voulez-vous avoir l’obligeance de me dire d’où vient ce bois ? demande-t-il à celui qui porte la vareuse des journaliers.
— De St. Nicolas, répond bravement celui-ci.
— Ne vient-il pas du Cap Rouge plutôt ?
— Pourquoi ?
— Parce qu’il me manque un radeau bien semblable à celui-là.
— Monsieur !
— Ce bois, continue le contre-maître, n’a pas sa vraie marque : il a été estampé depuis peu,… depuis qu’il est ici.
— Voici le bourgeois, répond le journalier, sans perdre sa présence d’esprit.
— Oui, messieurs, dit le bourgeois, ce bois m’appartient. Il a été remarqué à neuf en effet, vous avez raison ; mais il l’a été par ceux qui me l’ont volé, et j’ai envoyé, cette nuit, des hommes le quérir à St. Nicolas.
— Alors, monsieur, fit le contre-maître, je vous demande pardon…
— Je comprends votre démarche et je vous pardonne volontiers.
Le muet était atterré. Il fit un geste de désespoir ; et quand il s’éloigna il regarda les deux hommes avec tant de mépris, il leur adressa, de la main, un adieu si insultant, que le contre-maître le réprimanda :
— Allons ! dit-il, sois poli !
Le muet pencha la tête. Le bourgeois, c’était Charlot, et le journalier, c’était Robert.