IV

DE TOKYO À SÉOUL

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I. — L’UNANIMITÉ JAPONAISE

Au printemps 1914, le peuple japonais n’avait pas encore perdu l’habitude d’être pauvre. S’il ne l’était pas plus qu’il y a quinze ans, il se plaignait davantage. Depuis la guerre russe, tout avait doublé et même triplé de valeur. Et il en accusait son gouvernement. Il avait fait pendant l’hiver beaucoup de politique. Il n’estimait pas plus ses députés qu’au temps où je l’avais connu et où les propriétaires de Tokyo refusaient souvent de louer leurs maisons à ces parasites éphémères et suspects. Mais il n’en était pas moins fier de les avoir, et il espérait que son Parlement le débarrasserait du gouvernement des clans que la Restauration impériale avait portés et maintenus constamment au pouvoir. Il aspirait au gouvernement des partis sans bien savoir ce que ces partis pourraient représenter. Le scandale des pots-de-vin, que les corrupteurs allemands avaient déchaîné, lui avait fourni l’occasion de manifester bruyamment son aversion pour les dernières survivances de son ancienne féodalité. Il s’était offert des journées d’émeutes, d’où les clans étaient sortis, sinon ruinés, du moins très affaiblis. Mais, lorsque les cerisiers fleurirent, le peuple japonais s’était calmé. J’assistai à l’épilogue de cette tumultueuse affaire. L’Allemand et ses complices essayaient vainement de se débarbouiller dans leur mare sous les yeux des juges et au milieu de l’indifférence générale.

La vie était redevenue aussi tranquille que jadis. Une vie pauvre, mais imprévoyante, et où l’on trouve toujours assez d’argent pour s’amuser. Il n’y a pas de quartier si misérable dont les petits enfants ne tirent un sen de leur ceinture lorsque passe le marchand de friandises. Une vie douce, bien qu’elle recouvre de la dureté et de la brutalité : mais elle n’est vraiment brutale et dure que dans les rapports d’homme à femme ; et toute sa douceur s’étend sur les relations sociales. Je connais un vieux missionnaire qui était resté vingt ans sans revenir en France. Il y revint, et, pendant son séjour, il ne cessait de répéter : « Comme vous êtes âpres ici ! Comme vous faites tous sonner haut ce qui vous est dû ! Comme vous y tenez ! » L’Amérique qu’il traversa en retournant au Japon l’épouvanta. Il ne respira que rentré dans son quartier de Tokyo au milieu de ces païens qui lui avaient pourtant rendu sa tâche si ingrate, mais qui n’avaient pas toujours le mot de droits à la bouche et qui ne s’envoyaient jamais l’huissier. Là, le locataire devait à son propriétaire ; le petit artisan à son marchand de riz ; le petit marchand de riz au marchand en gros. Cependant, personne n’était chassé de son taudis ; personne ne mourait de faim. Le créancier ne voyait autour de lui que des yeux qui lui disaient que ce serait mal de poursuivre. Il ne s’étonnait ni ne se fâchait de rencontrer son débiteur dans les lieux de plaisir. N’avait-il pas, lui aussi, ses créanciers ? Et ne fallait-il pas admettre une sorte de prescription courtoise pour les dettes ? Il n’est pas extraordinaire qu’au bout de deux ou trois ans, un débiteur extrêmement poli vous glisse en douceur qu’il croirait manquer gravement à l’amitié s’il vous reparlait de la somme que vous lui avez prêtée. Shikata ga nai : il n’y a rien à faire. C’est le Nitchevo des Russes, moins cordial, car au Japon les bonnes manières remplacent la cordialité. Mais il vaut mieux qu’on s’aime moins et qu’on se supporte davantage J’entends des Européens qui s’affligent un peu comiquement que les Japonais s’appliquent trop à leur ressembler et aussi des Japonais qui le déplorent en souriant et en hochant la tête. Le comte Okuma, lorsque j’eus l’honneur de le revoir, se plaignit du contraste entre les progrès matériels du Japon et le fléchissement de la morale publique. Cependant, je ne constate aucun changement dans ce qu’on me raconte et dans ce que je peux saisir de la vie des gens dont l’intimité est ouverte à tous les regards et à tous les vents. Au printemps 1914, le peuple japonais vivait comme à la fin du XIXe siècle.

Le fléchissement moral est peut-être plus sensible à mesure qu’on s’élève dans la société. Encore faut-il bien se garder de prendre pour des vices nouveaux ce qui n’est que la forme nouvelle de vices invétérés. J’avais été très frappé de voir jadis avec quelle rapidité les vieilles tendances anarchiques du peuple japonais, si longtemps engourdies sous le gouvernement shogunal, se ranimaient dans les veines de son jeune parlementarisme. Les victoires sur les champs de bataille de la Mandchourie les ont fait retomber en langueur. L’anarchie ne menace que les peuples vaincus. C’est ce qui nous explique que dans un pays en guerre les ennemis de l’ordre social, sans aller jusqu’à souhaiter positivement la défaite, ne désirent pas la victoire. Le Japon n’a jamais eu à lutter contre ces ennemis-là. Les émeutes de Tokyo ont prouvé de quelle violence la foule japonaise était capable. Mais, uniquement provoquées par la vénalité de certains milieux politiques, elles n’avaient aucun caractère révolutionnaire, et elles étaient peu de chose à côté des insurrections d’autrefois. Quant à la vénalité, ceux-là seuls, qui ne connaissent de l’ancien Japon que ses décors romantiques, ignorent qu’elle a sévi de tout temps et que les grands samuraï des daïmiates ou de la cour du Shogun mordaient souvent à la grappe d’un aussi bel appétit que les fonctionnaires les plus compromis des ministères modernes. Seulement, le peuple se taisait, et les enfants ne les poursuivaient pas dans les rues comme ils le faisaient hier, quand ils les voyaient passer en voiture et qu’ils leur criaient : Pots-de-vin volants ! Assurément, le pouvoir de l’argent a grandi sur les ruines de la société féodale comme en France sur celles de l’ancien régime. Mais l’institution monarchique et tout ce qui subsiste encore du respect des vieilles hiérarchies l’ont peut-être plus limité que chez nous. Bien que le développement de l’industrie ait été prodigieux, — songez qu’en 1878 le commerce extérieur, exportation et importation, n’atteignait pas cent cinquante millions de francs et qu’en 1913, il dépassait trois milliards, — on ne peut pas encore parler de ploutocratie japonaise ni de socialisme japonais.

J’avoue que, sur la question du socialisme, mes prévisions se sont trompées. Dès 1890, les idées de l’Allemand Karl Marx avaient pénétré au Japon. En 1897, des trade-unions s’étaient déjà formées, et les ouvriers de la Nippon Railway avaient inauguré les grèves pour obtenir le relèvement des salaires. Je pensais que, dans sa hâte presque vertigineuse à rattraper l’Europe, le Japon éprouverait bientôt les mêmes difficultés intérieures que nous et devrait résoudre les mêmes conflits. J’étais d’autant plus porté à le croire que sa grande industrie m’avait laissé d’effrayantes images de la misère humaine et que, s’il y avait un pays où la condition des prolétaires justifiât toutes les revendications socialistes, c’était bien celui dont je voyais les manufactures et les usines peuplées de femmes débilitées et d’enfants épuisés par l’insomnie. Mais j’avais compté sans la rigueur du gouvernement qui a coupé court aux propagandes, et surtout sans l’impossibilité de s’organiser où leur pauvreté, leur paresse, leur résignation orientale et leur humeur nomade maintiennent les ouvriers japonais. On retrouve au Japon les mêmes abus qu’autrefois, les mêmes qu’en Europe au commencement du XIXe siècle, et encore aggravés : journées de douze, treize, quatorze et quinze heures ; salaires dérisoires malgré les augmentations successives, puisque seuls les maçons et les couvreurs en tuiles arrivent à gagner un yen (2 fr. 50) par jour et qu’on a calculé que l’ouvrier le plus économe pouvait à peine économiser deux francs par mois ; travail de nuit pour les femmes et pour les enfants, et pour des enfants de dix ans ! une immoralité profonde, et tous les ravages de la phtisie et de la tuberculose. La loi promulguée en 1911, qui fixe à douze heures la journée ouvrière et qui défend d’embaucher des enfants au-dessous de douze ans, cette loi, qui détermine la responsabilité des patrons, a rencontré une telle hostilité chez les chefs d’industrie et une telle indifférence chez les ouvriers qu’on a décrété que ses principales dispositions, et les plus humaines, ne seraient applicables que quinze ans après sa mise en vigueur.

Mais, il faut bien le dire, ce mal inconnu des âges précédents ne s’attaque qu’à une très petite partie du corps social, et l’accroissement continuel de la race en rend les effets presque insensibles. Les neuf cent mille ouvriers du Japon, dont plus de cinq cent mille sont des femmes, se sentent comme perdus au milieu d’une population qui s’élève à cinquante-deux millions. Et de tous ces ouvriers, combien y en a-t-il qui restent ouvriers dans le même établissement et dans la même industrie ? Les enquêtes établissent que les patrons ne les gardent en moyenne qu’un an et demi ou deux. C’est un perpétuel va-et-vient qui ne permettrait à aucune de leurs associations de résister, si même ces associations n’étaient point illégales. Les corporations patronales, les seules que la loi reconnaisse, n’ont devant elles que des nuages errants de poussière d’hommes. Aussi les grèves minières qui, depuis 1907, nécessitèrent à plusieurs reprises l’intervention de la troupe et qui s’accompagnèrent de pillages, d’incendies, de bombes et de dynamite, ont-elles toujours été rapidement vaincues et sans profit pour la cause du prolétariat. On découvrit en 1910 un complot contre la vie de l’Empereur où une trentaine de socialistes furent impliqués. Les Japonais qui m’en parlèrent prétendaient que la police en avait exagéré l’importance et que, devant le nombre des condamnations à mort, l’opinion publique en avait jugé la répression excessive. La vérité est que le socialisme n’a fait aucun progrès apparent au Japon. Le drapeau rouge promené en 1907 dans les rues de Tokyo n’a pas eu plus de succès que les bannières de l’Armée du Salut qui s’y déployèrent la même année sous la conduite du général Booth, fraîchement débarqué à Yokohama. Mais il est à craindre que la sévérité impitoyable de la police et que l’inhumanité des industriels, — qui, d’ailleurs, ne sont pas beaucoup plus inhumains que les anciens samuraï à l’égard des gens du peuple, — ne suscitent de temps en temps chez les travailleurs les plus pressurés des explosions de nihilisme.

Si tant d’usines et presque toutes les filatures ne recrutaient la majeure partie de leur personnel parmi les femmes et les enfants, ces explosions se seraient déjà produites, car l’ouvrier japonais, apathique et irascible, a de longues passivités entrecoupées de fureurs malaises. Son travail ne l’attache ni ne l’intéresse, sauf quand le patriotisme le lui commande. Il n’y apporte pas ce désir du bien qu’on admire dans l’œuvre des petits artisans, qui ne dépendent que d’eux-mêmes. Mais il manifeste envers ses patrons une susceptibilité analogue à celle des élèves et des étudiants envers leurs maîtres. Il vous quitte à la première observation qui blesse son amour-propre… Il accepte plus volontiers le salaire insuffisant que le reproche mérité. Comme je visitais, la veille d’une fête, une grande institution, la directrice me fit remarquer un ouvrier chargé de pavoiser la salle que nous traversions. Il y était déjà depuis plus d’une heure, et n’avait suspendu qu’une seule guirlande. Cependant la besogne pressait. Elle s’approcha et lui dit en souriant : « Votre adresse est vraiment merveilleuse ; et vous allez très vite. Mais si vous alliez encore un peu plus vite (bien que cela me paraisse impossible), nous vous en serions extrêmement reconnaissants. » L’homme se cassa en deux, et sa figure refrognée s’éclaira du plus aimable sourire : « Maintenant, me dit-elle, il y a des chances pour qu’il termine sa tâche avant la nuit. Si je m’étais étonnée de sa fainéantise, il m’aurait plantée là. » Il l’eût fait par une sorte d’orgueil atavique dont les mœurs ont toujours tenu compte et qu’en dehors des cadres administratifs et militaires, l’esprit moderne et la liberté politique ont encore renforcé.

Il serait très paradoxal de soutenir que les idées européennes n’ont pas modifié l’âme japonaise. Mais chaque jour me persuade que leur influence a été plus extérieure qu’intime et s’est plus exercée dans le domaine des affaires que dans celui des sentiments. Je m’aperçois qu’on ne les accueille plus sans discernement, qu’on ne les traite plus comme des hôtesses royales. On leur mesure la place et on les soumet au régime du pays. Je m’aperçois aussi qu’elles n’ont point commis tous les dégâts dont on les croyait susceptibles, ni accompli tout le bien qu’on en espérait. Elles ont laissé à peu près intacte l’organisation de la famille. Les enfants ne se sont point affranchis d’une obéissance filiale qui est poussée très loin. Les cas d’émancipation qu’on vous cite ne sont rien auprès des innombrables exemples d’une soumission exagérée en ce sens qu’elle n’est ni raisonnable ni sentimentale, mais seulement imposée par la tradition. On continue d’admirer ce modèle des fils qui, sur le point de sortir et ne voulant contrarier ni son père convaincu qu’il allait pleuvoir, ni sa mère persuadée qu’il ferait beau, chaussa son pied gauche d’un socque de pluie et son pied droit d’une sandale de temps sec. À vrai dire, il ne satisfaisait ni l’un ni l’autre, mais il se montrait respectueux de l’un et de l’autre. Comme cette obéissance filiale, qui ne se fonde ni sur la raison, ni sur l’affection, est un héritage des siècles, les théories et les coutumes européennes mettront très longtemps à l’ébranler. D’ailleurs, les parents japonais sont si indulgents que souvent les ordres qu’ils donnent à leurs enfants ne sont que la forme impérative de leur empressement à les contenter.

Il n’y a guère qu’un point où ils soient intransigeants, c’est le mariage. On ne reconnaît pas à la fille le droit de choisir son mari ; on ne le reconnaît pas plus à la jeune femme divorcée ou répudiée qui est rentrée dans sa famille et que sa famille est impatiente de repasser à un nouveau maître. Le féminisme est resté aussi stationnaire que le socialisme. Sa manifestation la plus importante jusqu’ici a été de pétitionner près du premier ministre pour que le jour de naissance de l’Impératrice fût fêté comme celui de l’Empereur. Le luxe féminin a augmenté, et le nombre des bijoux, mais plutôt dans la classe moyenne que dans la haute société où la discrétion est toujours de rigueur et qui se sent surveillée. Après la guerre, la femme et la fille de l’amiral Togo avaient acheté des robes qu’un grand magasin vendait enrichies de perles et d’une poussière de diamans : les journaux leur rappelèrent rudement la simplicité du héros.

Il semble pourtant que les jeunes filles aient acquis plus d’indépendance ou du moins que leur allure soit plus libre, plus dégagée. Les écolières et les étudiantes ont adopté les bottines européennes qui changent presque complètement leur façon de se tenir et de marcher. Elles posent délibérément le pied sur la terre et n’ont plus la démarche un peu cagneuse des geta que l’on traîne. Elles ont abandonné les amples manches du kimono et la large ceinture, l’obi, dont le nœud en forme de coussin voûtait leur dos. Leur kimono a maintenant les manches serrées aux poignets ; et elles portent le hakama des hommes, ce pantalon de soie pareil à une jupe, qu’elles ont transformé en une véritable jupe fendue sur les côtés et retenue par une étroite ceinture. Ce costume féminin légèrement viril, et que la chaussure européanise, est un des plus gracieux qu’on puisse imaginer. À l’École normale supérieure des filles, j’ai assisté aux leçons de gymnastique, les seules, en somme, où il soit difficile de faire illusion. J’ai vu ces jeunes filles, tout en gris et la culotte bouffante, plier les jarrets, se redresser, courir, sauter par-dessus les barres fixes. Ces exercices leur donneront infailliblement une tout autre élégance que l’élégance traditionnelle. Mais l’esprit suivra-t-il le corps ? Se libérera-t-il, comme lui, des anciennes contraintes et des anciens agenouillements ? Il y faudra peut-être des siècles. Parmi les quelques milliers d’étudiantes, les quelques douzaines d’affranchies ou de rebelles ne persuaderont pas aisément aux hommes qu’elles sont leurs égales, car ils estiment presque tous que le culte de la femme, tel qu’on le pratique en Europe, contribue à énerver les vertus militaires. Elles ne le persuaderont pas même à leurs autres sœurs. La femme japonaise demeure convaincue de son infériorité. Je tiens d’un Européen, qui a vécu très longtemps dans le milieu de la petite bourgeoisie et des artisans, qu’au moment de la catastrophe du Titanic les Japonaises n’admirèrent aucunement que des hommes se fussent sacrifiés au salut des femmes et des enfants : « Comment, disaient-elles, ne sauverait-on pas d’abord les hommes dont la vie importe bien davantage à l’État ? »

Mais ce que j’ai cru remarquer chez de jeunes Japonais, plus curieux des idées occidentales qu’ils ne le seront lorsqu’ils auront été embrigadés dans les fonctions administratives et que l’âge et les honneurs les auront durcis, c’est une inquiétude toute nouvelle de ce que nous appelions naguère « l’éternel féminin. » Ils commencent à se demander ce qui se passe dans le cœur de cette subalterne toujours silencieuse que le mariage attache aux pas de l’homme. Qu’il ordonne, critique, menace, gronde : elle se tait. Elle se tait par obéissance, par amour, par dépit, par crainte, par colère : son silence énigmatique signifie tout ce que l’on veut. Elle supporte sans rien dire les injures et quelquefois même les coups. Si malheureuse qu’elle soit, elle ne s’adresse jamais aux lois, elle ne réclame jamais le divorce. Ce n’est point la législation moderne, ce sont les anciennes coutumes qui règlent sa conduite. Mais que pense-t-elle ? Quelle est sa vie intérieure ? Le jeune homme qui me parlait dans ce sens, un soir que nous avions diné ensemble, n’aurait certainement pas parlé ainsi devant d’autres Japonais. Il s’exprimait très aisément dans notre langue, bien qu’il n’eût pas encore quitté le Japon ; il connaissait notre littérature ; et, par son intelligence comme par sa franchise, il me paraissait très au-dessus de la moyenne. Son appréhension de la femme, la curiosité psychologique qu’elle éveillait en lui, son secret désir de trouver en elle une vraie compagne, ne sont peut-être pas aussi exceptionnels qu’il l’était lui-même, car il les avait soupçonnés chez quelques-uns de ses camarades qui auraient rougi d’en faire l’aveu.

Mais ce ne sont là que des anticipations d’un avenir sans doute assez lointain. Pas plus que deux ou trois socialistes, qui se présentent aux élections et qui d’ailleurs sont battus, ne constituent un parti et n’actionnent la politique sociale de l’Empire, un petit groupe de femmes émancipées et de jeunes gens ouverts à des sentiments nouveaux ne transforment la société. Je ne veux pas dire que ces ferments ne la travaillent pas. Je constate seulement que, depuis une quinzaine d’années, l’évolution morale du Japon a été beaucoup plus lente et, tout compte fait, beaucoup plus sage. Progressistes et conservateurs ne luttent que pour la forme. Les premiers fouettent leur cheval, mais ils ont mis des freins à leurs roues ; les autres ne mettent pas les freins, mais ils ne fouettent pas la bête. Les plus audacieux en théories se conduisent dans leur vie privée comme de vieux Japonais. Les plus rétifs aux influences étrangères ne craignent pas d’en prendre ce qui leur semble utile à l’intérêt du pays. Et quels que soient les changements qui vont s’accomplissant dans les esprits et les mœurs, l’étranger les perçoit d’autant moins qu’il est plus impressionné de l’unanimité avec laquelle tout le Japon s’applique à réaliser ses ambitions nationales.

L’unanimité ! Je ne pense pas que jamais peuple en ait donné plus fortement la sensation. Il y avait à ce moment, au grand parc d’Ueno, une Exposition exclusivement japonaise, dont la mort de l’Impératrice douairière avait compromis le succès. On y perdait beaucoup d’argent, ceux qui en avaient presque autant que ceux qui n’en avaient pas. C’était une Exposition malheureuse et pourtant charmante.

Pavillons, galeries, musées, restaurants, théâtres, tout y était calqué sur le plan des Expositions européennes. Mais on ne remarquait plus cette imitation, tant elle paraissait naturelle. Des étrangers qui n’auraient rien su du Japon y auraient plus appris en une semaine que jadis pendant un séjour de six mois à Tokyo ou à Yokohama. On leur eût enseigné le folklore en leur expliquant les réclames qui, presque toutes, utilisaient les vieilles légendes. Ils auraient passé en revue les héroïnes de l’histoire et les divinités populaires devant les vitrines des parfumeurs où des poupées artistiques les figuraient : la dernière en date, la comtesse Nogi, y paraissait en deuil de l’Empereur, avec de larges pantalons jaunes et des voiles noirs. La galerie des modes et ses personnages de cire les auraient initiés non seulement à la toilette féminine, mais aux usages du monde. Ils auraient pénétré dans l’intimité infranchissable des familles de la haute société, le jour d’un mariage. Ils auraient vu les petites tables où sont posés le plat de carpes traditionnel, le riz, le sapin, le bambou et les statuettes de la Baucis et du Philémon japonais. L’Intermédiaire, sans laquelle aucun mariage ne peut se conclure, apporte, en les tenant à la hauteur de ses yeux, le plateau de laque et les coupes nuptiales ; et la mariée, le front ceint d’un bandeau blanc, s’avance sous ses quatre robes de soie blanche brochée d’argent et d’or. Les quatre robes valent environ douze cent cinquante francs. La mode européenne a suspendu au cou de la jeune femme un collier d’or et glissé un portefeuille dans sa ceinture.

Plus loin, les promeneurs admiraient un pavillon mis en vente pour la bagatelle de cinquante mille francs. Il était tout en bois de mûrier et d’un mûrier qui avait au moins huit cents ans d’existence. On y montait par deux marches, deux pierres non taillées, étrangement belles. Sa véranda était spacieuse ; ses murs délicatement ajourés ; ses nattes, fines et claires ; et le tokonoma, la petite alcôve surélevée d’un pied et réservée aux objets d’art, avait une pureté de lignes et une richesse de veines incomparables. Ce pavillon reproduisait exactement le style de la période de Nara. Dès le VIIIe siècle, la maison japonaise avait atteint la perfection. Mais, en fait de meubles, elle ne connaissait que des tables minuscules, de petites commodes, des coussins, des matelas. Lorsque le mobilier européen arriva, on dut pour le recevoir recourir à l’architecture européenne. Il opprimait les chambres japonaises. On est enfin parvenu à tout concilier. J’en ai trouvé un exemple exposé au Pavillon de Formose, parce que les meubles étaient faits d’une des plus belles essences de cette île. La chambre avait été élargie ; son plafond exhaussé ; le tokonoma s’élevait à hauteur d’appui ; les nattes plus minces étaient tendues comme un tapis, et les pieds de nos lourdes tables ne les creusaient plus. Simples détails, mais très caractéristiques. Et j’en pourrais citer bien d’autres !

Plus loin encore, c’étaient des instruments agricoles et des machineries modernes fabriqués au Japon, dont un spécialiste européen me faisait observer l’adaptation ingénieuse aux besoins du pays. On sentait partout l’effort unanime d’un peuple qui veut s’affranchir des produits de la main-d’œuvre étrangère et sauvegarder l’originalité de sa vieille civilisation dans les nouveaux cadres qu’il lui a imposés. Vitrines européennes et modes japonaises ; chambre japonaise assez large et assez haute pour hospitaliser des meubles européens ; outils d’Europe rendus plus maniables aux travailleurs du Japon ; et, à côté des derniers perfectionnements de la science, la vie japonaise d’il y a mille ans, si naturelle et si raffinée qu’elle n’a rien d’archaïque : tel est le souvenir que m’ont laissé cette Exposition et la nouvelle société japonaise.

Cette même impression d’unanimité, je l’ai eue dans mes voyages à l’intérieur. Je me trouvais en présence d’un peuple bien gouverné et de gens qui savent se gouverner eux-mêmes. Dans les gares la foule ne fait aucun bruit. Les trains arrivent et repartent à l’heure exacte sur les grandes lignes comme sur les lignes les moins fréquentées. L’Européen a cessé d’être un objet de curiosité. On ne l’interroge plus ; on ne cherche plus à savoir d’où il vient, où il va, ni pourquoi il y va… Il semble même qu’on ait peur de lui manifester un intérêt qu’il pourrait prendre pour un aveu d’infériorité. Cependant, là où je suis allé, à Matsué, par exemple, sur la côte occidentale, on ne rencontre guère d’étrangers. Lorsque j’en revins, je fus obligé de m’arrêter à la pointe du jour dans une petite station et d’y attendre pendant une heure le train de Kyoto. Je sortis de la gare, et je me dirigeai vers une maison de thé, encore ou déjà éclairée… Des femmes circulaient au milieu d’hommes endormis dont quelques-uns se réveillèrent. On me servit ce que je demandai, et personne ne fit attention à moi. Il n’en était pas de même jadis, où mon entrée dans une auberge réunissait toute la maisonnée, y provoquait d’intarissables commentaires. Le peuple japonais a toujours l’air d’obéir à un mot d’ordre. Autrefois il agissait comme si on lui avait dit : « Regardez bien les étrangers : voyez comme ils sont faits ; tâchez d’imiter ce qu’ils ont de bon et de surprendre leurs faiblesses. » Maintenant il se comporte comme si on lui disait : « Vous n’avez plus rien à apprendre d’eux : laissez-les vous regarder ; et que leur présence ne vous dérange pas. »

C’est le seul changement que je constatai à mesure que je m’éloignais de Tokyo et que je descendais à travers le Japon central si paisible et si lumineux. Une même âme paraissait animer tous les êtres éphémères. Un matin, j’entendis dans un petit temple, près de Kyoto, un paysan qui priait à haute voix ; et je demandai à mon compagnon japonais de me traduire sa prière : « C’est un fidèle du Tenrikyô, la secte shintoïste la plus florissante, me dit-il : il prie le Dieu de la Raison Céleste de protéger notre empereur et de répandre notre religion au loin et au large. Les gens du Tenrikyô sont convaincus qu’il appartient au Japon de régénérer l’humanité. » Il s’arrêta un instant et reprit avec un demi-sourire : « Du moins l’humanité asiatique ! « Ce paysan pensait comme les intellectuels de Tokyo. Son mysticisme populaire s’accordait à leurs ambitions. Une vieille poésie du XIIe siècle a dit : « Dans la capitale, pavée de pierres précieuses, les maisons des grands et des petits sont les unes près des autres, et les tuiles de leurs toits se touchent. »


II. — EN CORÉE

Vous arrivez au déclin du jour à Shimonoseki, tout saturé de la grâce des campagnes et des grèves japonaises. Le lendemain matin vous débarquez à Fusan, dans un paysage tourmenté. Des montagnes se ramifient à perte de vue, déchirées de crevasses jaunes, hérissées de rocs noirs. À peine, de temps en temps, un pin tordu vous rappelle les sites japonais. Les bourgs et les hameaux, rares et tassés, sont de la même couleur que les rocs et la terre. On aperçoit sur les routes des silhouettes bizarres, caricaturales. Dans les vallées, les rizières n’ont plus la belle ordonnance des rizières japonaises. Des paysans s’y enfoncent jusqu’au cou pour trouver un peu de fraîcheur. Leur tête et leur barbiche pleureuse émergent au milieu d’herbes sales comme un fruit aquatique avec ses racines. Vers une heure, vous êtes à Taïku, une ville de cinquante mille âmes qui ressemble à un immense village nègre ; et le soir vous pouvez entrer à Séoul, capitale du Chosen. C’est le nom que les Japonais donnent à la Corée. Il signifie Matin calme. La Corée n’est plus qu’une calme province japonaise. Au sortir de sa longue léthargie, le Japon avait retrouvé le souvenir cuisant de ses anciennes expéditions manquées et son désir de revanche. Ce qu’il n’avait pu faire pendant des siècles, quarante ans d’européanisme lui ont permis de l’accomplir. Le 29 août 1910, les Coréens lurent, les larmes aux yeux, affichées sur leurs murs, l’abdication de leur dernier souverain qui remettait son pays entre les mains de l’empereur du Japon et la proclamation du général Terauchi qui déclarait que désormais les deux peuples seraient frères et que son gouvernement assurerait des retraites aux vieux lettrés et des récompenses aux fils pieux et aux femmes vertueuses… Le spectacle de la Corée est peut-être un des plus hétéroclites du monde ; mais c’est un de ceux où se manifestent le mieux la force romaine du Japon et le rôle dont sa civilisation rajeunie s’est emparé en Extrême-Orient. La Corée fut jadis son éducatrice. Il est en train de lui rendre ses bienfaits.

Les Coréens vous affirment gravement, — car ils n’ont pas le sourire, — qu’on ne sait au Japon ni se loger, ni se vêtir, ni manger. Là-dessus, ils habitent des taudis enfumés ; ils s’habillent en dépit du bon sens ; et ils mangent du chien avec voracité. On se demande tout d’abord quelle sorte d’éducation ils ont bien pu donner aux Japonais ! Je ne connais rien de plus pitoyable qu’une ville coréenne comme Taïku. Ce n’est qu’un ramassis de huttes dont les toits en paille, rarement en tuiles, dépassent à peine le mur de leur enclos. Il y en a de si étroites et de si délabrées qu’elles vous font penser à celle du roman coréen où, la nuit, les pieds de son propriétaire sortaient dans la cour pendant que sa tête prenait le frais dans le jardin. La fumée de la cuisine se répand par des tuyaux sous leur plancher qu’elle traverse et qu’elle enduit d’une patine noire. L’hiver, elle asphyxie les Coréens ; et, dès le mois de juin, elle les force de coucher dehors. Dans la cour, de grandes jarres de terre brune représentent la richesse de la famille en légumes et en riz. Mais on me dit que, de temps immémorial, les Coréens se sont imposé par prudence toutes les apparences de la pauvreté. Leurs collecteurs d’impôts montaient sur une hauteur et notaient les maisons qui s’élevaient un peu plus haut que les autres. Malheur aux propriétaires ! Ils n’avaient qu’à se laisser saigner, sous peine de voir ces mandarins déterrer dans leur passé ou dans celui de leurs ancêtres un délit ou un crime pour lequel les lois n’admettaient aucune prescription. Ce système administratif n’encourageait pas l’architecture. C’était à qui se ferait le plus humble et le plus sordide. Quand on arrive au quartier japonais, la moindre maison, pourvu qu’elle soit vraiment japonaise, vous paraît une demeure habitée par les dieux.

Séoul, dans sa vallée, le vieux Séoul coréen, ne vaudrait pas mieux que Taïku ; mais il a ses portes monumentales et ses palais. Au-dessus de toutes les misérables cabanes, leurs beaux toits recourbés s’allongent dans l’air bleu comme des galères sur une mer immobile. Aucun faîte de temple ne leur dispute la sérénité du ciel. Les dieux, pas plus que les hommes, n’avaient le droit de lever la tête devant les rois de la Corée ; et les habitations autour d’eux rentraient sous terre. Cependant le dernier de leurs descendants, qui ceignit la couronne impériale, joue en ce moment au billard sous les yeux d’un fonctionnaire japonais. Il y jouait du moins lorsque je parcourus, dans son Palais de l’Est, les salles meublées à l’européenne, les seules qui soient ouvertes au visiteur. Je ne sais d’où vient le billard ; mais les fauteuils du grand salon viennent de France ; les tapis, d’Angleterre ; l’horloge, d’Amérique ; les poètes, d’Allemagne. Ceux-là, de l’avis même des Coréens, sont déshonorants. Il y a bien des bronzes, mais importés de la Chine et des paravents, mais importés du Japon. Le génie coréen s’est réfugié dans le parc à demi sauvage et dans les jolis kiosques peints, silencieusement enchantés au bord de leur étang.

Il hante surtout le vaste Palais du Nord, qui fut la résidence royale et qui s’étend au pied d’une abrupte montagne. Ce palais commence à tomber en ruines ; et les Japonais achèveront bientôt de le démolir. Les deux fois que j’y allai, je croisai des ouvriers chargés de ses débris. À l’entrée, deux tigres de pierre, deux bêtes fantastiques, qui devaient protéger l’auguste enceinte, demeurent intacts, comme les superstitions survivent à ceux qu’elles ont trahis. Les portes aux étranges toitures hérissées de fétiches, les terrasses et leurs balustrades de granit, les charpentes des édifices à la fois massives et délicates, composent une architecture d’origine chinoise, mais dont la sobre harmonie parait être purement coréenne. La salle du Trône, qui s’élève dans la seconde cour, est splendide. Ses colonnes de bois rouge, ses dragons et ses phénix d’or, ses caissons que le pinceau a finement brodés, en illuminent la pénombre. Du haut de son estrade, toutes portes ouvertes, le regard du roi pouvait s’étendre sur l’immense avenue qui mène au palais, l’avenue des ministères, où les maisons se reculent et s’inclinent jusqu’à terre comme pour laisser la route libre aux hommages. Aucune ville de l’Extrême-Orient ne m’avait encore offert une aussi noble perspective. Plus loin, la salle des fêtes, dont le plafond est soutenu par des colonnes de granit rose, s’avance au milieu d’un étang fleuri de lotus. Mais les habitations des dames de la cour, les chambres où les eunuques gardaient les concubines, ont pour la plupart disparu. De toute cette petite ville inextricable et mystérieuse, qui logeait trois mille personnes, il ne reste que des pavillons dont les fenêtres et les portes vertes ont un air de persiennes fermées. L’herbe envahit les cours ; la forêt a repris les bosquets et les jardins. Ce passé récent va bientôt rejoindre dans la mémoire des hommes les plus anciens passés. Il n’était pas sans grandeur ; et sa magnificence contraste avec la laideur et la médiocrité qui l’entourent.

Le type coréen est en général supérieur au type japonais. L’homme est plus grand, plus large d’épaules ; il a les traits plus réguliers, les yeux plus fins et plus vifs. Et l’on peut préférer à la figure allongée de la Japonaise aristocratique celle de la jolie Coréenne, qui doit avoir la rondeur et la blancheur dorée de la lune. Il est vrai que je n’en ai guère rencontré qu’une qui répondit à cet idéal. Elle était portée sur les épaules de deux hommes, dans une espèce de boite carrée noire et recouverte d’un toit de papier huilé. J’eus à peine le temps d’admirer son visage ambré, délicieusement joufflu, et ses yeux tendres. Mais on est moins frappé des qualités physiques de cette race que des singularités comiques de son accoutrement. Dans ce pays de boue, dans ces maisons enfumées et crasseuses, les gens ont l’amour paradoxal du blanc et des couleurs fragiles, qui jurent encore avec la manière dont ils s’en affublent. Une Japonaise, en kimono sombre, au milieu des Coréennes lourdement empaquetées et ballonnées, vous parait vêtue de grâce. À côté des geisha toujours si élégantes, si attentives à vous plaire, les petites danseuses coréennes, les cheveux lisses partagés sur le front et des bagues de jade aux doigts, ont la démarche empruntée d’adolescentes qui auraient mis les jupes de leur mère. L’expression de leur figure poupine hésite entre l’étonnement et l’ennui. Pendant que leurs maris les accompagnent sur le flageolet et le tambourin, elles chantent, négligemment assises, sans gestes, les paupières closes, avec de longs trémolos dans la voix ; et les danses qu’elles font, moins symboliques et plus agitées que les danses japonaises, sont indiciblement puériles. Mais enfin cette puérilité a quelquefois son charme. Je suis allé aux portes de Séoul visiter une petite bonzerie de nonnes, où, le dimanche, les citadins viennent se rafraîchir et collationner. L’endroit est agréable ; et la chapelle des Bouddhas dorés, remarquablement propre, si on la compare aux huttes qui forment le monastère. Je cherchais les bonzesses : « Vous les avez à vos pieds, » me dit mon compagnon. Grosses, taillées à la serpe, enveloppée de torchons, elles dormaient à poings fermés sur des nattes couvertes de suie, près de leurs marmites mal récurées : je les avais prises pour des hommes. Dans le peuple, à la campagne et souvent à la ville, les femmes laissent pendre, entre un boléro trop court et le tablier qui leur sert de jupe, leurs seins nus et flasques. De loin, vous diriez des marchandes de gourdes. Celles de Taïku portent des chapeaux extravagants où je les ai vues s’asseoir. Elles disparaissaient à moitié dans ces conques.

Seuls, les hommes en deuil en pourraient faire autant. Ils se coiffent jusqu’aux épaules d’une énorme cloche de paille. Elle retranche du reste des humains le fils coupable de n’avoir pas su empêcher ses parents de mourir. On s’écarte de l’infortuné qui ne voit plus rien, n’entend plus rien du monde extérieur. C’était grâce à ce monument isolateur que jadis nos missionnaires circulaient dans les villes coréennes où les guettaient la torture et la mort. Mais, en temps ordinaire, les Coréens, perdus dans l’ampleur de leurs vêtements, se posent sur la tête un couvre-chef aux bords plats, dont la forme, étroite et ronde, en baguettes de bambou et en toile de crin, tient à la fois du garde-manger et de la cage d’insectes. Quelque chose y frétille : c’est le chignon, ou le bout du bonnet relevé comme un chignon, de l’homme marié, de l’homme qui a le droit de prendre la parole dans l’assemblée des autres hommes. Un cordon, très simple ou orné d’ambre, attaché sous le menton, le maintient en équilibre. Mais c’est un « équilibre instable, et le Coréen marié a toujours l’air de traverser la vie publique avec l’unique souci de garder son chapeau droit. Quand il pleut, il le recouvre d’un haut éteignoir de papier huilé, qui ajoute encore à la solennité de sa démarche.

On imagine l’aspect que donnent aux rues coréennes ces femmes dont les seins ballottent, et ces paquets ambulants de voiles blancs ou d’un bleu tendre, et tous ces chapeaux et tous ces badauds qui les portent comme s’ils portaient le Saint Sacrement. L’oisiveté y est bruyante. Le Coréen a le verbe haut et criard. Quand deux voisins se font des politesses, le quartier en est assourdi. Les ouvriers et les campagnards se défatiguent à qui criera le plus fort. Vous entendez un fracas de voix discordantes : ce sont des joueurs d’échecs accroupis sur le seuil d’une échoppe et des passants arrêtés qui marquent les coups. Mais voici un rassemblement plus silencieux. Un homme, qui en oublie l’équilibre de son chapeau et dont le chignon bat furieusement les parois de sa cage, tire un chien par une corde L’animal, les pattes écartées et raidies, se laisse étrangler. La foule est grave ; les têtes s’allongent et couvent de regards affamés ce rôti récalcitrant de noces ou de funérailles. Quand on connaît l’appétit des Coréens, on ne s’étonne pas qu’ils froncent leur peu de sourcils devant la frugalité japonaise. Leur estomac, entraîné de bonne heure, atteint une extraordinaire élasticité. Il n’est pas rare de voir, au fond d’une boutique, une mère bourrer son enfant de riz, et de temps en temps, du dos de la cuiller, lui frapper sur le ventre pour s’assurer si la petite outre est bien tendue.

Ce peuple n’est pourtant pas un peuple méprisable. Les palais qu’il a édifiés le prouvent, et le Musée que les Japonais viennent d’ouvrir, et la Bibliographie Coréenne, que M. Maurice Courant publia en 1894. Les Japonais ont trouvé dans les anciens tombeaux des miroirs de bronze, des ornements d’or, des bijoux de jade, des éventails et surtout ces porcelaines craquelées, si délicatement nuancées ou d’une blancheur exquise, dont les Coréens ont laissé le secret s’éteindre et qu’au Japon les maisons seigneuriales et les temples bouddhiques conservent comme des trésors. Ils ont commencé une galerie de peintures, la plupart du XVIIe et du XVIIIe siècle, dont la beauté nous saisit. Les peintres japonais ne nous avaient pas habitués à cette vivacité de couleurs, à cette largeur du coup de pinceau, à cette science de la perspective. Je me rappelle un petit chat grimpé dans un arbre, où des oiseaux s’effarent, et tournant vers sa mère des yeux féroces. La mère, au pied de l’arbre, lève le cou pour le suivre et l’encourager. On ne voit que le mouvement de son cou tendu et la ligne rose de sa gueule. Mais quelle expression d’orgueil maternel et de joie meurtrière !

Comme la Corée a eu ses architectes, ses porcelainiers, ses peintres, elle a eu ses poètes. Je sais bien que la poésie en Extrême-Orient n’est qu’un exercice à la portée de tous les lettrés et dont nos anciens centons de vers latins donneraient une idée assez exacte. Elle n’en reflète pas moins un peu du génie de chaque nation. Impressionniste et elliptique chez les Japonais, elle ressemble beaucoup plus chez les Coréens à la poésie occidentale, par ses développements, son tendre coloris, ses rêves, sa mélancolie sensuelle. Elle vous transporte dans la plus fabuleuse des Corées, où de beaux jeunes gens, que la flamme d’amour empêche de dormir, montent sur des chevaux blancs harnachés d’or. L’odeur des fleurs nocturnes pénètre leurs vêtemens. La lune éclaire les campagnes et les jardins. Dans une maison peinte, une jeune femme, en robe rose et en corsage vert, épie le cavalier à travers la mousseline de soie qui remplace au printemps le papier des fenêtres. Il la rejoint ; leurs deux êtres « se confondent comme le nuage et la pluie. » Et ils se séparent avec des larmes et des baisers. Et un océan cruel route ses flots entre eux, un océan qui refuse de porter les navires… À chaque instant, dans cette poésie, revient l’invitation ronsardienne à l’amour et le respect des symboles vivants de la tendresse. « Ô chasseur qui, le fusil sur l’épaule, descends de la verte montagne, chasse tous les oiseaux et tous les gibiers, le loup, le tigre, le cerf, le lièvre et le lapin. Mais ne tire pas cette oie sauvage qui a perdu son compagnon et qui crie en volant dans la clarté lunaire ! » Souvent aussi la sensibilité fait place à un humour qui nous surprend encore plus. La Chanson des Tasseurs de terre, dont M. Courant nous dit qu’elle fut écrite sous la dictée d’ouvriers coréens, a des parties excellentes : « Lorsque nos parents nous ont élevés, — heï heï y ri ! — ils nous ont fait apprendre les caractères chinois avec l’espoir que nous deviendrions plus tard des fonctionnaires. Mais nous n’avions point d’aptitudes, et nous n’avons point profité de ces leçons, — heï heï y ri ! — de sorte que nous sommes devenus des tasseurs de terre… Là-bas, dans un pavillon au milieu des saules, les archers et les danseuses s’amusent et font de la musique. Cependant, la tête enveloppée de nos mouchoirs, nous soulevons nos lourds bâtons, nous secouons nos reins et nous tassons la terre… Mais quoi ? les fleurs de nénuphars, mouillées par la pluie, sont aussi jolies que les trois mille servantes royales quand elles se baignent ! … »

Quand je passais devant les cabanes coréennes, où les gens disputent aux punaises et aux cancrelats une natte en lambeaux, je songeais à toutes ces romances amoureuses et à ces chansons narquoises qui s’en échappent. Et je songeais aussi aux histoires sentimentales et fantastiques du roman populaire, dont les titres flamboient ou tintent si bizarrement sous les toits de ces taudis : la Femme de Jade, la Sonnette d’Or, les Songes de la Licorne, la Rencontre merveilleuse de l’Iris de Jade, l’Aventure des Deux Dragons vus en rêve. Mais je songeais surtout que ce peuple avait devancé tous les autres dans l’art de l’imprimerie, et qu’en 1403 son Roi faisait fondre d’un coup trois cent mille caractères de cuivre, jugeant que les planches gravées s’usaient trop vite et ne pouvaient reproduire tous les livres de l’univers. Les siècles n’ont pas même jauni les feuilles en écorce de mûrier qui en reçurent les premières empreintes. En ce temps-là, le pays du Matin calme semblait annoncer une radieuse journée. Il n’a pas tenu ses promesses.

Le peuple coréen a été la victime de l’isolement dans sa péninsule montagneuse et pauvre, et du confucianisme qu’il tira de la Chine, mais dont il se fit la plus étroite et la plus desséchante des religions. La doctrine confucéenne séduisait son esprit spéculatif, car il était plus idéaliste que ses deux rudes voisins, le Japonais et le Chinois. Son bouddhisme, qu’il avait transmis au Japon, achevait de se corrompre, quand elle s’introduisit chez lui. Elle bannit, dès qu’elle le put, les Bouddhas de la capitale et les réduisit à se sauver au fond des montagnes. Désormais les Lettrés ne se souvinrent de leur existence que pour aller prendre leur villégiature dans des monastères où les bonzes leur servaient d’hôteliers et de domestiques. Et la Corée tomba sous l’administration de ses intellectuels. « La religion des Lettres, dit Voltaire, est admirable. Point de superstitions ; point de légendes absurdes ; point de ces dogmes qui insultent à la raison et à la nature et auxquels les bonzes donnent mille noms différents puisqu’ils n’en ont aucun. Le culte le plus simple leur a paru le meilleur depuis plus de quarante siècles. Ils sont ce que nous pensons qu’étaient Seth, Enoch et Noé : ils se contentent d’adorer un Dieu avec tous les sages de la terre, tandis qu’en Europe on se partage entre Thomas et Bonaventure, entre Calvin et Luther, entre Jansénius et Molina. » Voltaire se faisait des illusions sur la Chine et sur le genre humain ; et il est regrettable que Candide n’ait point abordé en Corée. Il y aurait vu que la religion des Lettrés y était aussi intolérante que celle des Inquisiteurs. Elle proscrivit les livres bouddhiques et jusqu’aux termes mêmes dont usaient les bouddhistes chinois. Elle déposa les monarques soupçonnés de sympathie pour l’ancien culte. Elle s’appuya sur la noblesse qui avait adopté ses enseignements ; et elle considéra le peuple comme un troupeau vil. Le résultat ? Vous en avez l’emblème dans le chapeau de deuil des Coréens. Depuis cinq cents ans la Corée a été coiffée de cette cloche pneumatique. On est stupéfait, en feuilletant la Bibliographie Coréenne, de l’énormité du fatras que le confucianisme a produit et qui ne pèse pas, au regard de l’esprit humain, ce que pèse une ombre. Si l’on mettait le feu à la montagne d’ouvrages que les intellectuels coréens ont écrits sur la piété filiale et sur la coiffure virile, sur la modestie et sur les rites de bon augure, sur la fidélité au souverain et sur la liturgie des funérailles ou des mariages, sur les sacrifices aux ancêtres et sur les formules épistolaires, on n’y perdrait pas plus qu’à brûler un vieux stock de lanternes chinoises.

Le principe confucéen est que le geste du corps doit régler la pensée ; et ses efforts n’aboutissent qu’à substituer aux pensées les gestes du corps. La vertu, c’est de s’acquitter exactement de toutes les prescriptions les plus minutieuses ; le crime, c’est d’en oublier une. Le moindre manquement à l’étiquette, une particule omise ou modifiée quand on s’adresse aux mandarins, vous déshonore ou vous rend passible des tribunaux. C’est un dur régime, mais qui a bien ses avantages, hélas ! Il vous facilite l’accomplissement de tous les devoirs puisqu’il les ramène tous à des altitudes. Il délivre l’âme de ses obligations les plus pénibles à force de les extérioriser. Il donne à l’homme, qui s’y soumet strictement, une certitude morale analogue au sentiment de la vérité absolue que donnent les mathématiques aux mathématiciens. Ce pharisaïsme enflait la nation coréenne d’une vanité encore plus démesurée que son ignorance et qui lui tenait lieu de patriotisme. Non seulement, il n’utilisait pas ses qualités natives, mais il les frappait de stérilité ou les tournait contre l’intérêt public. Le culte de la famille paralysait l’individu ; son attachement aux morts et son respect de la tradition lui interdisaient toute initiative, toute curiosité de la science et du monde ; l’obéissance aux lois de l’hospitalité engraissait le parasitisme. Et les innombrables écoles confucéennes n’enseignaient ni la franchise, ni l’humanité. Il ne faut pas se fier à la douceur des yeux coréens. Fourbe, versatile, le Coréen a un fond de sauvagerie terrible. Sa cruauté n’a pas de peine à rompre le mince filet de soie dorée dont l’enveloppe son éducation formaliste. Les femmes sont plus vindicatives qu’au Japon. On en voit qui s’empoisonnent pour déchaîner sur l’homme dont elles veulent se venger l’esprit malfaisant qui sortira de leur tombe. Nulle part le peuple n’a été plus pressuré par sa caste nobiliaire. La justice des mandarins a laissé des souvenirs de vénalité et de tortures inimaginables.

Enfin, la sagesse de Confucius ne mettait ni les Lettrés ni personne à l’abri des superstitions. Ce n’était point une économie d’avoir exilé les bonzes : les sorciers pullulaient. On ne vivait ni ne mourait sans eux. L’enfant naissait au son du tambourin des sorcières ; le malade suait sa fièvre au bruit de leurs danses. Les tireurs d’horoscope décidaient des mariages. Les géomanciens choisissaient l’emplacement des sépultures. Ils le choisiraient encore, si les Japonais n’avaient « scandaleusement » établi des cimetières communs. Dans l’enceinte même de Séoul, où le Bouddha n’avait pas le droit d’entrer, sur le haut du Name San, la Montagne du Sud, escaladée par les remparts, des magiciennes tiennent boutique de sorts et de conjurations. Elles ont une espèce de chapelle dont les murs sont barbouillés de trognes grimaçantes. Quelques bols qui traînent sur l’autel vide, des chapeaux rouges suspendus à des patères, un tambour posé dans un coin, sont les accessoires de leur sabbat. Le jour où je grimpais à ce mont de Walpurgis, coréen, ces dames sorcières étaient aux champs. Je n’en vis qu’une très vieille, probablement à la retraite, qui décortiquait du riz et dont la tête ne semblait tenir à ses épaules que par des ressorts tendus, à peine revêtus de chair. De cette hauteur diabolique, on aperçoit toute la ville et le désordre des montagnes. Au Japon, il y a des affinités entre la nature et l’homme. On dirait qu’ils se sont modelés l’un sur l’autre. L’homme a pris un peu de la grâce des choses ; la nature a pris un peu de son âme. Mais ici, dans ce pays grand et farouche, les hommes, qui semblaient nés pour l’indépendance et qui avaient reçu de beaux dons en partage, se sont comme à plaisir rapetissé l’esprit ; et, tout en restant les plus incultes des hommes par leurs superstitions, ils en sont devenus les plus artificiels par leurs conventions.


On m’a montré, dans le Palais du Nord, sous un bois de pins, l’étang au bord duquel, le 8 octobre 1895, à la pointe du jour, les meurtriers de la Reine brûlèrent son cadavre. C’était une petite femme mince, à la figure tachée de rousseur, plate et longue comme tous les Mine qui sont d’origine chinoise. On vantait son intelligence et sa connaissance des classiques. Aussi dévouée aux intérêts de la Chine qu’hostile à l’influence japonaise, elle exerçait sur son mari l’ascendant d’un esprit fort. Elle avait déjà failli être assassinée en 1882 dans une révolte de soldats coréens, peut-être fomentée par son beau-père, le Régent, qui la détestait. Mais un de ses fidèles l’avait emportée sur son dos. On laissa courir le bruit de sa mort ; et, après un ou deux mois de silence, elle rentra triomphalement au Palais. Depuis, elle prenait ses précautions. Tous les soirs on lui préparait, dans divers pavillons, une dizaine de chambres ; et personne ne savait où elle avait dormi, car chaque lit était défait et portait l’empreinte d’un corps. Du reste, ni le Roi ni la Reine ne se couchaient avant qu’il fit clair. C’était la nuit que le Roi donnait ses audiences et que la Reine variait ses divertissements. Il lui en fallait toujours un. On lui avait construit, à l’extrémité du parc, une petite maison européenne où elle appelait des danseuses et des musiciennes.

Cependant les Japonais établis à Séoul exploitaient les dissensions de la famille royale et luttaient contre les Russes. Mais impatients d’organiser avant de conquérir, las de se heurter aux intrigues de la Reine., encouragés par son impopularité et par les ressentiments de son beau-père, ils avaient résolu de la supprimer. Des soldats coréens s’en seraient chargés, si le ministre plénipotentiaire japonais, un fanatique imbécile nommé Miura, n’avait été assez maladroit pour compromettre dans ce mauvais coup l’uniforme de son pays.

La nuit du 7 au 8 octobre, la Reine s’était promenée dans ses jardins et avait longuement contemplé la lune. Comme le jour se levait et comme elle se disposait à rentrer, une fusillade éclata à la porte du Palais. Aussitôt elle changea de vêtements ; elle enleva son manteau rouge et sa couronne de perles dont la plus grosse luisait sur son front, et, en femme qui avait tout prévu, elle se lava la figure, car elle était la seule à la Cour qui eût le droit de se farder. Ainsi déguisée en simple fille du Palais, elle se réfugia dans un débarras avec quelques-unes de ses suivantes et la princesse royale. Les meurtriers, Japonais et Coréens, couraient d’un pavillon à l’autre, le nez haut, comme des chiens en quête. Ils ne l’auraient point trouvée, si cette ennemie du Japon ne s’était prise d’affection pour les deux petites filles d’un Japonais marié à une Coréenne. Ces deux petites métisses, qui avaient grandi au Palais, en connaissaient toutes les caches. Elles indiquèrent la porte derrière laquelle les pauvres femmes retenaient leur souffle. Ils la forcèrent. L’un d’eux saisit la princesse, la porta dans une autre pièce, l’y déposa et lui dit : « Je vous prie de nous excuser. » Elle entendit à ce moment la Reine crier qu’elle n’était pas la Reine, et n’entendit plus rien qu’un cri de terreur. Tel est le récit que m’a fait un Coréen, dont j’ai tout lieu de croire qu’en dehors des acteurs ou des témoins du drame, nul n’est mieux renseigné.

La mort de la Reine précipita l’agonie du royaume. Cette agonie avait commencé vingt ans auparavant, du jour où la Corée dut renouer avec le Japon et, par crainte du Japon, s’ouvrir aux Européens. L’antique royaume, qui se flattait de compter trois mille ans d’existence, ne pouvait survivre à cet afflux de vie nouvelle. Et, si longtemps immobilisé dans son orgueil, il ne retrouva le mouvement que pour se déchirer lui-même. Ses ministres le grugent et le trahissent. Les révolutions de palais et les émeutes l’ensanglantent. La Russie et le Japon se le disputent. Le Roi n’avait qu’une idée, celle de ne pas mourir, et, pour ne pas mourir, il achetait des maisons et faisait construire. Les sorciers lui avaient découvert, magiquement parlant, une figure de ver à soie. Et comme le ver à soie cesse de vivre en même temps que de filer, il était persuadé que, tant qu’il bâtirait, il n’aurait point à craindre la mort. Le fait est qu’il vit toujours et qu’il continue de bâtir. Mais ce bâtisseur fut surtout un fossoyeur ; et, de tout ce qu’il a bâti, rien ne sera plus durable que le tombeau de sa royauté.

L’assassinat de la Reine l’avait épouvanté. Le lendemain, on extorqua à quelques-uns de ses ministres un décret qui la condamnait et qui la déclarait déchue de sa dignité et « devenue une femme du commun » (du commun des morts ! ). Le Journal officiel l’inséra, mais sans la signature du Roi.« Coupez ma main, aurait-il dit à son père, à ses ministres et à Miura, et si cette main coupée peut signer le décret, j’y consens ; mais, tant qu’elle adhérera à mon corps, elle ne signera pas. » Ce fut un de ses rares sursauts d’énergie. Le malheureux n’avait personne à qui se fier : son père travaillait contre lui ; son fils était un faible d’esprit ; ses meilleurs ministres le quittaient avec insolence. Le ministre des Finances démissionnait bruyamment et faisait apposer à la porte du ministère une affiche où on lisait : « Tant que la Mère du Royaume ne sera pas vengée, comment le sujet du Roi supporterait-il de rester sur la scène du monde ? » Le Roi ne voyait plus de salut que dans le secours des nations européennes. Il appelait autour de lui les représentants de la Russie, de la France, de l’Amérique, de l’Angleterre. Il faisait aussi bon marché du protocole qu’un naufragé de sa boite à chapeau. Il leur serrait les mains. Il les implorait : « Me sauverez-vous ? » — « Sire, lui disait l’un, coupez-vous les cheveux. Donnez cet exemple à vos sujets. Tant qu’ils garderont cette chevelure luxuriante qui remonte à l’origine du monde, votre pays ne réalisera aucun progrès. Votre faiblesse est dans vos cheveux. » — « Sire, lui disait l’autre, vous ne sortirez de difficulté qu’en créant beaucoup d’écoles industrielles et une Ecole des Langues étrangères. » — Et le troisième lui disait : « Soyez démocrate, Sire. L’avenir est aux idées démocratiques. » — Et le quatrième : « Sire, il importe avant tout que vous ayez recours aux capitaux étrangers. Accordez-moi la concession d’une mine ou d’une voie ferrée. »

Un jour qu’une échauffourée avait éclaté au Palais, il se sauva, tête nue, dans la chaise à porteurs d’une ancienne concubine. Sa mère, la femme du Régent, qui s’était faite secrètement catholique, envoya demander à l’évêque, Mgr Mutel, ce qu’était devenu son fils. Il s’était réfugié à la Légation russe qui se remplit, du soir au lendemain, de chapeliers, de policiers, de ministres coréens, de soldats et d’eunuques. Les Russes prenaient un air de triomphe ; les Japonais passaient leur dépit sur le dos de la foule, et, selon l’expression coréenne, jetaient à pleines poignées du sable dans la marmite où les Coréens faisaient cuire leur riz. Cependant, la Reine avait été réhabilitée, sa mort annoncée et un deuil public de trois ans prescrit à sons de trompe. Puis on décida la translation au Nouveau Palais de ses cendres et d’un petit os de son genou, le seul reste authentique que des serviteurs avaient recueilli. La veille de la cérémonie, parmi les curieux qui, des fenêtres de la Légation, suivaient les préparatifs, on aperçut le Roi, une jumelle à la main. Un an après, on fit enfin ses funérailles. Son tombeau est tout près de la ville, dans un bois de pins. Au pied du tertre funéraire, l’autel des sacrifices, table de marbre posée sur quatre boules de granit, est gardé par des tigres et des moutons de pierre et par des statues de généraux, casqués et cuirassés, dont les épaules remontent jusqu’à leurs oreilles et qui tiennent leur large épée devant leurs jambes trop courtes. Ce fut là que le 22 novembre 1897 le corps diplomatique assista, toute la nuit, selon les rites, aux dernières funérailles royales de la Corée.

Sur ces entrefaites, le Roi avait, à la grande joie de son peuple, quitté la Légation russe et s’était installé dans le Nouveau Palais. Il s’y était même décerné le titre d’Empereur ; et toutes les musiques coréennes avaient célébré l’indépendance de l’Empire. Mais les uns pensaient que la Corée serait bientôt russe ; les autres, japonaise ; et l’active propagande des pasteurs américains faisait naître des Clubs et des Sociétés secrètes qui prévoyaient déjà l’avènement d’une république. Les idées étrangères rompaient décidément le barrage. Des cours d’anglais et de français étaient organisés ; et le gouvernement jugea bon d’y adjoindre une école de russe. Voulez-vous savoir comment les rudiments de la langue de Tolstoï pénétrèrent en Corée ? Cela vous donnera un aperçu des bouffonneries qui se jouaient à côté du drame.

Le gouvernement coréen avait député quelques ambassadeurs à Vladivostok, chargés de lui ramener un professeur. Le voyage était long et fort peu plaisant. Un soir, les ambassadeurs couchèrent dans une exploitation agricole où travaillaient des Coréens et apprirent que le maître était un capitaine russe nommé Birukoff. La famille de ce Birukoff l’avait envoyé en Sibérie à cause de ses fredaines et pour le guérir d’une soif immodérée. Les ambassadeurs, qui n’avaient aucune envie de visiter Vladivostok, se font présenter au capitaine et lui demandent si par hasard il ne consentirait pas à venir enseigner le russe aux sujets de Sa Majesté l’Empereur de Corée. Birukoff aimait le changement beaucoup plus que l’agriculture. Il accepte ; et l’ambassade s’en retourne à Séoul avec son mandarin russe. La porte de l’Est fermait alors à neuf heures et demie ; mais il y avait, en dehors, des auberges pour ceux qui arrivaient trop tard. La petite troupe, devancée par le soir, y emmena Birukoff, et on fit la fête toute la nuit. Le matin, le gouvernement fut averti que l’oiseau rare avait été capturé. « Soignez-le bien ! » dit-il. Et la fête continua tout le jour. Le crépuscule était tombé, quand on se décida à franchir la porte de la ville. Les jambes de Birukoff flageolaient, et celles des ambassadeurs n’étaient guère plus solides. Aucun d’eux n’avait songé à lui préparer un gîte. Ils le menèrent d’abord à un hôtel japonais. Mais, comme il refusa de quitter ses bottes et qu’elles menaçaient toutes les nattes de la maison, les Japonais le mirent dehors. Les ambassadeurs pensèrent qu’il serait moins dépaysé chez des compatriotes, c’est-à-dire chez des Européens. La maison des Anglicans était tout près. Ils frappèrent. On ouvrit. Ils poussèrent Birukoff dans la cour, et s’en allèrent. Au bruit qu’un homme extraordinaire était entré, le Révérend accourut. Birukoff lui demanda en russe où il se trouvait. Le Révérend, frappé de stupeur, crut qu’il parlait français et appela aussitôt une diaconesse, sœur Norah, qui savait notre langue. Birukoff lui répondit en français qu’il était Russe, quand le diable y serait. « Vous êtes surtout, lui dit-elle, dans un état qui chrétiennement nous oblige à vous garder cette nuit. Tenez-vous tranquille et couchez-vous. » On le conduisit dans un pavillon isolé où il y avait un lit et une lumière. Une demi-heure après, Birukoff avait mis le feu à son lit. L’alarme était donnée. Les domestiques coréens éteignirent l’incendie avec des seaux d’eau qui commencèrent à le dégriser. Et il s’endormit sur ses draps trempés. Le lendemain, dès la première heure, le Révérend informa le ministre de Russie qu’il avait hospitalisé un marin russe fort intempérant et qui avait failli les incendier. Or, les jours précédents, la police coréenne avait eu à se plaindre des marins de la Légation. Le ministre furieux appela le commandant : « Vous avez encore, lui dit-il, un homme qui a fait des siennes la nuit dernière. Il a mis le feu à la maison des Anglicans. Je voudrais savoir, Monsieur, quand ces scandales cesseront ? » Le commandant fait sonner le branle-bas. Les cent cinquante marins du détachement comparaissent. On les compte ; on les recompte. Ils étaient tous là. On en dépêche quatre pour s’assurer de l’individu, lis trouvèrent Birukoff toujours avec ses bottes, en train d’ouvrir les yeux à la lumière. Ils l’amenèrent devant le ministre : « Qui êtes-vous ? » — « Je suis le professeur de russe au service de Sa Majesté l’Empereur de Corée. » Ce fut ainsi que l’enseignement de la langue russe entra dans Séoul.

Mais bien des choses y entrèrent ou en sortirent qui étaient moins drôles. J’ai eu entre les mains le journal manuscrit de Mgr Mutel, un des témoins que ses fonctions, son dévouement aux âmes, son expérience de la langue et son intelligence des mœurs ont le plus mêlé à cette période de l’histoire coréenne. Il n’y a pas d’histoire plus lamentable. Trahisons, assassinats, complots, insurrections, un pillage effréné, une curée dont les Coréens eux-mêmes ont donné le signal ; aucun patriotisme dans cette nation moribonde, que les nations étrangères regardent mourir et dont elles tâchent de capter les dernières volontés. Les Russes victorieux n’eussent fait qu’ajouter à son anarchie. Leur défaite la livra définitivement aux Japonais. En 1905, ils imposaient leur protectorat. L’Empereur eut alors une inspiration, mais qui ne lui venait pas de ses sorciers : il s’adressa au Tribunal de la Haye. Le prince Ito et le général Hasegawa se chargèrent de la réponse. Le soir du 19 juillet 1907, ils se présentèrent au palais et, appuyés par les ministres coréens, ils le forcèrent d’abdiquer en faveur de son pauvre fils, le joueur de billard. Le 31 juillet, ses soldats furent désarmés et reçurent chacun cent yen. Mais une des six casernes de Séoul résista ; et trois ou quatre cents braves se firent massacrer pour l’honneur de leur pays. Trois ans plus tard, et sans qu’on eût besoin d’insister, le nouveau souverain résignait ses pouvoirs à l’empereur du Japon.

Quelques années de domination japonaise, et cette Corée n’est plus reconnaissable. Elle est devenue aussi paisible qu’une île du Japon. Les Japonais ont commencé par la délivrer des bandits et des voleurs qui l’infestaient depuis des siècles. Les petites villes, les bourgs, les hameaux dorment tranquillement sous la protection d’une police toujours éveillée ; et Séoul est purgé des bandes de filous que la Sûreté coréenne laissait opérer tout à leur aise, sans doute parce qu’elle y trouvait son profit. Autrefois, il ne se passait point de nuit où, dans le plus pauvre village, quelque malheureux ne constatât à son réveil qu’il pouvait être encore plus malheureux que la veille. On avait perdu l’habitude de porter plainte, car les doléances n’arrivaient que très difficilement à se frayer un passage à travers la foule des satellites du mandarin. Aussi les progrès de la moralité publique se manifestent-ils par le nombre croissant des procès et des condamnations. L’idée du droit se répand ; la confiance dans les tribunaux se fortifie ; et le silence craintif du dévalisé ne sauve plus le dévaliseur.

Débarrassé de ses bandits, le peuple l’est également de ses nobles et surtout des nobles de Séoul que les mandarins eux-mêmes redoutaient. C’était la caste la plus orgueilleuse du monde, et la plus cynique. Ses gueux innombrables ne vivaient que de parasitisme et de brigandage. Leur demeure était inviolable ; et, quand ils passaient à cheval sur une route, les autres cavaliers descendaient de leur monture. Un vieux missionnaire des temps héroïques me racontait que jadis, lorsqu’il voyageait à l’intérieur du pays, il n’avait pas de meilleure sauvegarde que de se donner pour un noble de la capitale. Dans les campagnes, ce titre lui assurait la même sécurité que le chapeau de deuil dans les villes. Il écartait de lui les importuns et les gendarmes. Un jour qu’il entrait dans la cour d’une auberge, les chrétiens qui l’escortaient se rencontrèrent nez à nez avec les satellites d’un mandarin. Ceux-ci demandèrent aux porteurs de sa litière qui était dedans : « Un noble de Séoul, » répondirent-ils. À ces mots magiques, toute la gendarmerie détala. Quelques jours auparavant, le mandarin de l’endroit avait ordonné à un de ses satellites d’arrêter pour vol l’esclave d’un noble. Le noble avait fait saisir le satellite et l’avait renvoyé au mandarin les yeux crevés. Et le mandarin n’avait rien osé dire. Mais il dut prendre sa revanche sur ses administrés.

Plus de nobles ! Plus de mandarins ! Les premiers temps d’un si beau régime parurent fort étranges aux Coréens. Ils n’avaient pas imaginé qu’on pût vivre sans être tondu. Ils en éprouvèrent la même sorte de malaise que nous produisent les grands troubles atmosphériques. Il est vrai que les aventuriers japonais, accourus au lendemain de l’annexion comme des mouches autour d’une blessure, réintroduisirent bientôt dans leur vie l’élément de terreur qui semblait leur manquer. Tout au moins, ils leur épargnèrent une transition trop brusque entre la rudesse de l’ancien régime et la douceur du nouveau. Mais le gouvernement abrégea cette période de transition. Les aventuriers disparurent, et les Coréens s’accoutumèrent enfin au train d’une existence normale. On vous dira que l’administration japonaise n’est pas parfaite, que ses levées d’impôts ne se font pas toujours selon les principes de la justice ; que ses fonctionnaires grappillent ; que sa police, défiante à l’excès, multiplie les règlements et les restrictions. Mais que sont ces vexations à côté de l’arbitraire et des violences dont le peuple a souffert pendant si longtemps ? La vérité est que, de jour en jour, il regrette moins l’ancien régime et que son patriotisme n’est pas assez intransigeant pour qu’il préfère la tyrannie de ses nobles et de ses mandarins indigènes aux petites rigueurs administratives et aux malversations intermittentes des fonctionnaires étrangers. D’ailleurs, la police japonaise fait vivre un certain nombre de Coréens dont elle rétribue les services. Les Coréens ont un penchant irrésistible à la délation. Il n’y eut jamais de complot dont plusieurs conjurés ne luttèrent à qui le dénoncerait le premier.

L’ordre assuré, les Japonais ont entrepris de nettoyer ce vieux pays appesanti sous sa crasse, et que ravageaient le typhus, la petite vérole et le choléra. Ils ont tué le choléra et ils ont imposé la vaccination. Songez que, naguère encore, lorsque la petite vérole arrivait dans un village, les pauvres gens n’avaient inventé d’autre remède, que « de traiter magnifiquement et de loger superbement » cette terrible hôtesse. On dressait devant chaque maison une table chargée de fruits. Dès qu’elle y était entrée, on bariolait la porte avec de la terre jaune pour empêcher les passants de venir la déranger. On lui offrait des sacrifices, le charivari des sorciers, et des gâteaux dont s’empiffraient les voisins.

Aux nouveautés qu’apportaient les Japonais et à leurs ballots de marchandises, il fallait des routes ; et la Corée n’était sillonnée que de sentiers. Tout le commerce intérieur se faisait à des d’hommes et de bêtes, ce qui donnait à la corporation des portefaix une autorité qui contre-balançait celle du gouvernement. Ils ne reconnaissaient le pouvoir ni des nobles ni des mandarins. Dans les temps de troubles, au seul bruit qu’ils pourraient descendre à Séoul, le Roi et les ministres tremblaient, et les habitants se mettaient en état de siège. Ils étaient les routes vivantes, et tenaient toute la vie du pays sur leurs fortes épaules. C’en est fait de leur importance ; et la légende de leurs prouesses se mêlera d’ici peu aux récits fantastiques qu’on se raconte le soir sur les nattes fumeuses des paillottes et des auberges. Les Japonais auront bientôt couvert leur nouvelle province de grands chemins et de voies ferrées.

Ils commencent aussi à reboiser les collines. Les potiers comptaient parmi les agents les plus actifs du déboisement. Leur caste nomade promenait la dévastation. Ils s’établissaient au pied d’une forêt, y construisaient leur village et leurs fours et ne décampaient qu’après avoir brûlé jusqu’au dernier arbre. Le gouvernement japonais n’a pas jugé utile de prendre des mesures contre eux : il sait que leur industrie ne résistera pas à la concurrence. Aucune industrie coréenne n’y résistera, sauf celle des sandales de paille, et, pendant encore un certain temps, celles des vêtements de chanvre, qui sont les vêtements de deuil, et des prodigieux chapeaux. Le papier même, l’excellent papier dont on fait des tapis, des manteaux, des souliers, des paniers, des vitres, coûte trop cher ; et voici longtemps que les Coréens achètent leur toile en Amérique, leur soie en Chine ou au Japon.

Ce peuple avait besoin d’une entière rééducation. Les Japonais ont ouvert partout des écoles communales, et des écoles industrielles et des écoles d’agriculture et de commerce. On leur reproche d’avoir supprimé l’École des Langues étrangères, l’École de Birukoff. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas eu dans cette suppression le désir de soustraire leurs frères coréens au danger des influences européennes. Mais l’organisation en était très insuffisante ; et le plus pressé n’était point d’enseigner aux adolescents le français ou l’anglais, le russe ou l’allemand. « Si on ne sait pas le japonais, disent aujourd’hui les Coréens, on n’est pas un homme. » En tout cas, on n’est pas un homme moderne, et l’on est exposé à avoir des démêlés avec l’administration, car autant le Coréen apprend vite la langue japonaise, autant les Japonais éprouvent de difficulté à parler la langue coréenne et généralement toute langue étrangère. Il valait mieux fonder, comme le gouvernement l’a fait, un Institut technique et un Laboratoire de Chimie où se préparent de bons ouvriers pour le tissage, pour la teinture, pour la céramique, pour toutes les industries. Les Lettrés et les fils de Lettrés ne méprisent plus aujourd’hui le travail manuel, et, au lieu de perdre leur temps à étudier dans les livres confucéens les vingt manières de porter son chapeau où à tenter, jusqu’à la vieillesse, les examens du baccalauréat, ils commencent à prendre le chemin des usines et des manufactures. Les femmes enfin reçoivent une instruction pratique qui, assurément, ne les rendra pas plus heureuses, mais qui permettra aux Coréens d’acheter de la toile et la soie tissées chez eux. Et, comme complément aux leçons des écoles, le gouvernement envoie partout des spécialistes qui distribuent aux paysans des graines, des semis, des instruments agricoles, et qui leur font des conférences sur l’exploitation des fermes et sur l’élevage des bêtes. Je pense qu’ils leur ont appris à traire les vaches. Jadis le lait était un luxe réservé au Roi. « Et l’on trayait la vache, me dit un Coréen, avec toutes sortes d’égards. — Lesquels ? lui demandai-je. — Voici, me répondit-il : on commençait par la renverser sur le dos, les quatre pattes en l’air… » Quant aux moutons et aux chèvres, le Roi seul, et quelques privilégiés, avaient le droit d’en élever. Les moutons étaient sacrifiés à ses ancêtres ; les chèvres, à Confucius. La culture de la pomme de terre était défendue. Il était interdit de toucher aux mines. Jamais gouvernement ne s’ingénia à maintenir son peuple dans un tel état d’ignorance et de dénuement. Les Japonais avaient tout à faire ; et, s’ils n’ont pas fait encore davantage, la faute en retombe sur leur pauvreté. Il ne leur manque que l’argent pour mettre en valeur ce pays que leur imagination avait semé de trésors.

Ils ne s’efforcent pas seulement de l’instruire et de lui créer, des ressources matérielles : ils se préoccupent aussi de le moraliser. Ils lui inculquent même une économie qu’ils n’ont jamais pratiquée, tant il est vrai que souvent l’habit fait le moine ; et leurs caisses d’épargne ne sont pas uniquement, comme le prétendent des esprits défiants et grincheux, une mainmise sur les sapèques des campagnards. Mais le plus intéressant, c’est leur apostolat. Lorsqu’ils se sont emparés de la Corée, la situation religieuse pouvait leur paraître inquiétante. Le Confucianisme vermoulu et réduit à l’impuissance, le Bouddhisme dégradé et chassé des villes, ils se trouvaient en présence de quatre-vingt mille catholiques et de trois cent soixante mille adeptes du protestantisme. Ils ne redoutaient aucune complication de la part des catholiques, et le général Terauchi, ancien élève de Saint-Cyr, lorsqu’il voulut bien me recevoir, me vanta lui-même l’éducation que leur donnaient nos missionnaires : « Je considère vos prêtres, me dit-il, comme nos meilleurs collaborateurs étrangers dans la tâche que nous avons entreprise. » Mais le nombre des protestants coréens était si fabuleux qu’on ne pouvait se tromper sur la nature de leur conversion. Évidemment la plupart d’entre eux n’avaient été convertis qu’à l’espoir d’une indépendance nationale. Presbytériens et méthodistes américains, presbytériens canadiens et australiens, même les Anglicans, s’étaient déclarés, pendant la période des troubles, contre la domination japonaise. Ils avaient commis l’imprudence de promettre à leurs néophytes l’appui politique de leur gouvernement ; et ce ne fut pas leur seule imprudence.

Les Japonais irrités ne se départirent pourtant point de leur tolérance, mais ils se tournèrent vers ce Bouddhisme que jadis les Coréens leur avaient enseigné et dont les prêtres méprisés, exclus de toutes les cérémonies religieuses ou nationales, n’avaient pas même le droit de franchir le seuil des plus pauvres maisons coréennes. Ils abolirent ces mesures infamantes et décidèrent que les bonzes coréens auraient désormais le traitement des bonzes japonais. En juin et en septembre 1911, des ordonnances réorganisèrent complètement les temples et les monastères bouddhiques. Vingt mille prêtres bouddhistes, appartenant à quatorze cents églises, furent rétablis dans leurs anciens honneurs et mobilisés contre les prédications étrangères. D’autre part, le gouvernement encourageait la propagande shintoïste. Il ne l’installait pas seulement au centre de ses écoles. Des associations, nous dirions des confréries, shintoïstes et bouddhiques se constituaient dont les insignes préservaient les maisons qui en décoraient leurs murs des visites domiciliaires et facilitaient à ceux qui les portaient leurs relations avec les autorités japonaises. On ne doute point que, sur les trois cent soixante mille presbytériens et méthodistes coréens, ce système n’en amène bientôt deux ou trois cent mille au culte du Shinto, ou ne les ramène à la religion du Bouddha.

Y a-t-il là un sincère désir de relèvement religieux, comme le dit le général Terauchi dans son rapport officiel sur ses trois années d’administration en Corée ? J’y vois d’abord une habileté politique. Le clergé coréen ne peut qu’être reconnaissant aux Japonais de sa réhabilitation ; et les progrès du Christianisme seront ralentis. Mais cette politique coloniale concorde trop exactement avec la politique intérieure du Japon pour qu’on ne soit pas frappé de la conception qui l’anime. Les Japonais ont retiré de leur expérience des nations européennes l’idée que la religion est une force sociale dont aucun gouvernement ne saurait se passer sans s’amoindrir. Cette idée, ils ne l’avaient pas ou ne se l’étaient pas nettement formulée à la fin du XIXe siècle. Parmi leurs dirigeants d’alors, hommes d’État et publicistes, quelques-uns, et non des moindres, ambitieux de s’égaler aux Occidentaux qui leur semblaient les plus hardis et les plus libres, professaient le dédain de toutes les croyances et les tenaient pour des marques d’infériorité. Aussi la plupart des Européens, trompés par les apparences, se persuadèrent que les Japonais étaient le peuple le plus irréligieux du monde. On a écrit bien des sottises là-dessus, mais jamais de plus fortes que celles de l’illustre Georg Brandès qui, au moment où la guerre éclata entre la Russie et le Japon, opposa, dans un article emphatique, aux soldats du Tsar, chargés de superstitions et d’icônes, les soldats du Mikado, affranchis de ces impédiments barbares, et sans autres idoles que de petits arbres fleuris. En réalité, l’armée japonaise emportait au combat plus d’amulettes que l’armée russe. Et les généraux et les hommes d’État avaient souvent les leurs. Après la mort du prince Ito, assassiné en Corée, on sut qu’il ne se séparait jamais d’une petite effigie de Bouddha, et que, pendant la guerre, chaque jour il adressait ses adorations à la divinité de la lumière. Il n’y a guère de pays où l’on trouve une plus grande ferveur de superstitions qu’au Japon, et dans toutes les classes. Le gouvernement eût été fort maladroit de ne point utiliser cette source d’énergie et ces moyens d’expansion. Sa conduite en Corée nous prouve qu’il compte sur la religion pour reciviliser ce pays en décadence et qu’il ne la juge pas incompatible avec les progrès industriels et scientifiques. En même temps qu’il apporte aux Coréens les bénéfices de la civilisation occidentale, il ne se contente pas d’imposer dans ses écoles le culte intéressé de la divinité impériale, il se fait le restaurateur de la religion bouddhique.

D’où vient cependant que presque tous les missionnaires chrétiens en Corée parlent de l’agnosticisme ou du rationalisme des Japonais et en reconnaissent déjà les effets sur les Coréens ? C’est, je crois, que l’on sent beaucoup plus d’intention politique que de charité dans leur prosélytisme et que leur culte national prend de jour en jour une forme plus administrative. Mais c’est aussi que, parmi les superstitions indigènes qui s’en vont, pas une ne s’en va plus vite que celle de la supériorité des Européens. Les Coréens sont en train de reporter sur leurs conquérants toute la considération et toute l’admiration que naguère ils nous accordaient. Peut-être se rendent-ils compte qu’aucune nation européenne ne les aurait arrachés plus rapidement à la misère matérielle et morale où ils croupissaient. Quand on les pousse un peu, ceux-là même qui, sur la foi d’anciens oracles, gardent encore le vague espoir d’une indépendance reconquise, ne peuvent s’empêcher d’en convenir. Avec les Japonais sont entrés dans ce royaume de l’oppression et de la routine la sécurité, le travail, l’humanité, la vie.

Le spectacle de Séoul est inoubliable. À côté de cette vieille ville, dont nous parcourions tout à l’heure les palais en ruines, et dans sa vaste enceinte, les Japonais en ont construit deux nouvelles, l’une européenne, l’autre japonaise. L’européenne est la ville administrative : banques, bureaux, entrepôts, résidence générale. Ils ont bouleversé des quartiers coréens pour en faire sortir des monuments de pierres et de briques. Ne vous demandez pas pourquoi des gens qui avaient une architecture s’acharnent à imiter ce que la nôtre a de plus banal et ne peuvent loger leur gouverneur, leur journal officiel, leur police, leur magistrature, leurs banquiers et leurs touristes dans des demeures où, pendant des siècles, habitèrent leurs princes et leurs administrations, et dont il leur suffisait de modifier les dispositions intérieures. Ils tiennent par-dessus tout à imposer aux Coréens l’idée qu’ils représentent la civilisation européenne et qu’ils savent faire tout ce que font les Européens.

La ville japonaise l’est entièrement. Sauf les maisons samuraïques, on y retrouve les mêmes lacis de ruelles, les mêmes étalages, les mêmes boutiques d’antiquités, les mêmes vendeurs de journaux qui courent avec leur trousseau de sonnettes à la ceinture, les mêmes marchands de rafraîchissements et râpeurs de glace, les mêmes temples populaires, les mêmes maisons de thé. Ah ! ces maisons de thé, ces chaya ! Elles se sont déjà posées partout où il y a une curiosité, devant la petite pagode en marbre de Nanking à treize étages et devant la tortue de bronze que viennent caresser les femmes stériles, et sur les pentes de la montagne des sorcières : Elles s’égrènent le long de la route qui mène au tombeau de la Reine. Je crois que, si le gouvernement n’y avait mis bon ordre, elles auraient dressé leurs petits tréteaux jusqu’au pied du tertre funéraire.

Jamais les Japonais ne m’avaient paru plus actifs qu’au milieu de l’apathie coréenne. Le soir, cette activité a quelque chose de fantastique. Jadis, avant le protectorat, l’énorme cloche, qu’on voit au centre de la ville dans une cage de bois, sonnait le couvre-feu à sept heures en hiver et à neuf heures en été. Tous les hommes rentraient chez eux. Personne n’avait le droit de sortir, sauf les devins aveugles, et les femmes qui peuvent circuler dans les ténèbres parce qu’elles sont des êtres sans conséquence. On n’entendait plus alors, dans les villes et les villages coréens, que le roulement précipité des bâtons dont les repasseuses battent le linge sur les pierres. « C’était l’heure, disait une chanson coréenne, où résonnent les quarante mille pierres des quarante mille maisons. » Ce bruit, qui remplissait la nuit, n’empêchait pas les gens de dormir. On finissait par ne pas plus l’entendre qu’on n’entend le concert ininterrompu des cigales et des grenouilles. La grosse cloche s’est tue ; mais les rues coréennes n’en sont pas moins désertes et noires. Les rues japonaises, au contraire, s’illuminent et bourdonnent d’une foule affairée. Des rangées de lanternes éclairent les balcons de bois. Les promeneurs feuillettent les livres des petites librairies multicolores. Les barbiers rasent leurs clients sous des flots de lumière. Les agents de police, dans leurs guérites vitrées, font leurs rapports du bout de leur pinceau. On s’agite, on travaille, on s’amuse, on pince du shamisen. Toute cette animation nocturne, si fréquente au Japon, prend ici la valeur d’un symbole. Le silence millénaire des nuits coréennes a volé en éclats. Voici, près d’un peuple à peine réveillé de sa longue torpeur, un peuple qui ne dort pas, un peuple en perpétuel état de veille, un peuple à la fois mobile et tenace, un Argus aux milliers d’yeux toujours ouverts. La Mandchourie, la Chine, les îles du Pacifique, toutes les mers, toutes les terres de l’Extrême-Orient se reflètent dans ces yeux-là ; et, derrière ces reflets, vit le rêve, de plus en plus impérieux, d’une rénovation de l’Asie. La transformation de la Corée n’en est que la première étape. Mais cette première étape est considérable, car elle donne à ce peuple insulaire un point d’appui continental d’où il prendra son élan.


C’est en Corée, comme je l’ai raconté ici même, que me surprit la déclaration de guerre. Depuis, plus de trois années se sont passées, et l’on s’étonne que, sous une telle charge de deuils et d’horreurs, elles aient pu passer si vite. Qu’adviendra-t-il de cet effroyable bouleversement ? Que sortira-t-il d’un enchaînement de catastrophes qui a déjà déconcerté toutes nos prévisions ? Nous ne voyons pas plus clair que les aveugles qui cheminaient la nuit dans les rues de Séoul et nous ne sommes pas sorciers ! Mais de toutes les nations belligérantes, il en est une du moins dont il semble bien que cette guerre ait jusqu’à présent servi les intérêts et augmenté la puissance : le Japon. Il était pauvre : elle l’a plus enrichi que ses victoires de Port-Arthur et de Moukden. Il ambitionnait de se suffire à lui-même : elle a plus fait pour le développement de ses industries que dix ans d’efforts. Industrie des tissus et des produits chimiques et pharmaceutiques, industrie des engrais phosphatés, fabrication du verre et des papiers européens : il a créé ce qui lui manquait ; et il a donné à ce qu’il avait déjà une extension que les bienfaits d’une paix mondiale ne lui auraient pas permis d’espérer. La guerre vient de le débarrasser pour longtemps de son ennemie d’avant-hier, son amie d’hier, qui pouvait redevenir son ennemie ou rester une amie assez encombrante : la Russie. En. Chine, il a profité des conflits où sont engagés les peuples européens pour avancer ses desseins sur cet immense Empire dont l’intégrité morale n’a jamais été aussi chancelante. Il n’admettra plus qu’aucun gouvernement étranger y parle en maître ; et ses journaux ne craignent point de nous en avertir. C’est lui qui désormais représentera la civilisation occidentale, adaptée aux conditions, aux exigences et aux traditions même de l’esprit asiatique. Cette adaptation n’est pas encore achevée ; mais, depuis le commencement du XIXe siècle, elle a fait des progrès étonnants. J’avais quitté un Japon où tout semblait vaciller : j’ai retrouvé un Japon où tout semble affermi. Nous ne reconnaîtrons pas toujours nos idées et nos institutions sous la forme nouvelle qu’il finira par leur donner : la Chine non plus ni la Corée ne se reconnaissaient pas toujours dans les transformations de l’ancienne culture qu’il leur avait empruntée et qu’il avait assimilée. Tout ce qui s’acclimate au Japon s’y métamorphose. Et les événements travaillent pour lui. Cette guerre, où il est entré comme ses intérêts le lui commandaient et où il n’ira que jusqu’où ses intérêts le lui conseilleront, le rapproche de son but d’hégémonie asiatique aussi vite qu’il s’est dégagé des contraintes de sa vieille civilisation et qu’il s’est élevé au premier rang des grandes nations modernes.

Reste à savoir si son génie sera à la hauteur de sa volonté et de sa fortune. L’intelligence pure me paraît manquer chez lui de force et d’étendue. Toutes les manifestations de sa pensée restent médiocres, fumeuses. En revanche, son esprit réaliste répugne à l’idéologie. Les Japonais n’ont rien compris à la formule de paix « sans annexions ni indemnités ; » et leurs journaux trahissent une indifférence presque complète aux débats sur la « Société des Nations. » Ils ne voient dans les conflits européens que le heurt violent des intérêts nationaux, se défiant des idées de droit et de justice, qui ne sont universelles qu’en ce sens que tout le monde les invoque. Le réalisme vigoureux de leurs hommes d’État s’appuie sur une très forte discipline sociale et sur un patriotisme irréductible. Leur « égoïsme sacré » est soutenu par une acceptation presque unanime du sacrifice de l’individu à l’État.

Ce n’est point à dire que la guerre n’aura pas de répercussion dans leur politique intérieure et qu’ils ne paieront pas leur accroissement de prospérité. Ce qui était vrai au printemps de 1914 doit l’être beaucoup moins aujourd’hui. La question ouvrière a grandi avec la même rapidité que les dividendes des actionnaires, le nombre des industries et la cherté de l’existence dont les prix ont brusquement doublé. Des grèves ont éclaté sur les chantiers de constructions, dans les fonderies, dans les filatures de laine et de coton. Je ne crois pas que la troupe ait été obligée d’intervenir ; mais elles ont été sérieuses, et la presse s’est indignée de la servitude où les capitalistes réduisaient les travailleurs. Désormais, le gouvernement sera forcé de compter avec les ouvriers. On a trop répété que cette guerre était la lutte de la démocratie contre l’autocratie pour que les mots d’idées et de progrès démocratiques ne soient pas jetés dans les discussions parlementaires et que les agitateurs ne s’en emparent pas. En effet, le 10 juillet 1917, à la Chambre des Pairs, M. Takahashi demandait au gouvernement s’il partageait les vues des Alliés sur le triomphe des principes démocratiques. Le premier ministre, le général Térauchi, répondit : « Quelle que puisse être l’attitude des autres Puissances vis-à-vis de la démocratie, ceux qui connaissent bien la constitution de la nation japonaise ne songent pas à mettre ce sujet en doute. » M. Takahashi dut se contenter de cette réponse un peu sibylline, qui, d’ailleurs, pour presque tous les Japonais, était assez claire. Ils ne confondent pas autocratie et monarchie. La vraie démocratie s’accommode aussi bien du régime monarchique que du régime républicain. La plupart pensent même qu’elle s’en accommode beaucoup mieux. Ils jugent que leur Constitution est suffisamment démocratique. En tout cas, ils n’ont aucune envie de renverser un trône que, depuis au moins mille ans, leurs guerres civiles ont étrangement respecté et dont les changements politiques des autres pays font, disent-ils, ressortir la splendeur…

André Bellesort.