Éditions Albert Lévesque (p. 146-149).


ÉPILOGUE




LES années se sont écoulées depuis que le notaire Jofriau a recouvré l’estime de ses concitoyens en attestant son innocence par des preuves irréfutables ; pour lui et madame Jofriau, années d’un bonheur sans mélange, au sein de leur foyer redevenu prospère et serein : pour les coupables, années salutaires dans l’expiation ; pour la Nouvelle-France, hélas ! abandonnée par Louis XV et convoitée par l’Angleterre, années sombres et pénibles.

Québec était tombé au pouvoir des armées anglaises, après la mémorable bataille des plaines d’Abraham, où Montcalm et Wolfe, généraux des troupes adverses, avaient combattu jusqu’à la mort. La victoire du Chevalier de Lévis à Sainte-Foye avait, pour un instant, relevé l’espoir des Français. Mais ce ne fut qu’un répit. Le Brigadier Général Murray, commandant les armées de Wolfe, et parti de Lévis pour marcher sur Montréal, poursuivit la campagne. Il laissait derrière lui les ruines et l’incendie, brûlant sans merci les villages quand leurs habitants voulaient lui barrer la route.

Aux derniers jours d’août 1759, il atteint Varennes où il décide de passer la nuit pour y attendre les généraux Amherst et Haviland, ordonnant à ses hommes de forcer les portes des demeures, si l’on osait refuser un abri. Furieux d’une tentative de résistance, le chef anglais avait déjà incendié le manoir seigneurial, quand, un certain nombre d’habitants, au nom de leurs concitoyens, vinrent prêter le « serment de neutralité ».

Parmi les officiers de Murray, l’un se faisait remarquer par son indomptable bravoure dans les combats, en même temps que son humanité pour les vaincus. On le connaissait sous le nom de capitaine Thomas ; c’était en réalité Arnold Prickett qui avait survécu à sa blessure, grâce aux soins reçus à l’hôpital des Sœurs Grises. L’influence bénie de la sainte femme qui le secourut, l’avait entièrement régénéré ; après sa convalescence, il était retourné en Angleterre et pour prouver son repentir, il s’était enrôlé sous les drapeaux comme simple soldat, en prenant le nom de sa mère. Remarqué par ses chefs, il avait conquis des grades importants et était très aimé des hommes qu’il commandait.

Par un mystérieux décret de la Providence, il avait été envoyé en Amérique avec le brigadier général Murray quand celui-ci y était revenu en 1758. Il était à la tête de son régiment dans le village même où il avait accompli le forfait dont il gardait l’humiliant souvenir. Pour en continuer la réparation, demeurée le mobile de sa vie, il s’efforçait de faire tout en son pouvoir pour sauver les citoyens de Varennes des vexations et des outrages de la soldatesque. Il se rendait à l’endroit qui lui avait été assigné comme gîte pour la nuit, quand il entendit des vociférations avinées et de grands coups frappés dans une porte. Il retourna sur ses pas et vit, avec un choc au cœur, une bande de soldats, attaquer la maison qui avait été le théâtre de son inoubliable crime. Thomas s’élança vers les hommes pour tenter de les détourner de la porte qu’ils voulaient enfoncer et les éloigner. Mais ceux-ci l’écartèrent brutalement. Voyant la persuasion inutile, le capitaine prit le ton de commandement auquel nul soldat anglais ne résiste et leur ordonna de passer leur chemin. Les soudards se retirèrent en murmurant ; mais l’un d’eux, plus ivre que les autres, et furieux de renoncer au logement que même dans son ivresse il a jugé confortable, il transperça de sa baïonnette l’officier qui tomba en poussant une plainte rauque.

Derrière les volets entr’ouverts, le notaire Jofriau et sa femme ont suivi la terrible scène, craignant à tout instant de voir la porte céder. Marie-Josephte voit le coup qui atteignit leur sauveur et, vaillante, sans penser à son propre danger, elle s’élança à son secours. Aidé de son mari, elle l’entra dans la maison et fit tous ses efforts pour arrêter le sang qui s’échappait d’une large blessure. Ce fut inutile : la mort venait rapidement.

Le blessé entr’ouvrit ses paupières et vit, penchés sur lui, ses victimes d’autrefois. Il balbutie :

— Je suis Arnold Prickett… Pardon ! !

Les deux époux, saisis, se regardèrent et Michel fit un pas en arrière. Mais Marie-Josephte, lui prenant la main, la pose sur le front de l’agonisant et dit :

— Nous avons depuis longtemps oublié le coupable pour nous souvenir uniquement de celui qui a réparé en rendant à mon mari l’honneur et à nous un bonheur inespéré.

Et Arnold Prickett ferma ses yeux pour toujours sous le double regard qui pardonne et s’apitoie.


Varennes, juin 1932.


FIN