Éditions Albert Lévesque (p. 131-145).


CHAPITRE IV.




ARNOLD Prickett, en quittant Trois-Rivières, passa le reste de l’hiver à chasser les animaux à fourrure dont il vendait la peau, quand il traversait les endroits habités. Il continuait ainsi le commerce entrepris depuis sa désertion de Tadoussac, assurant sa nourriture et augmentant en même temps son avoir. Dès les premiers jours de mai, il marcha vers Montréal d’où il comptait s’embarquer pour l’Angleterre. Mais le hasard d’une rencontre l’entraîna dans les excès de sa fatale passion : il joua et perdit tout ce qu’il avait gagné dans le trafic des pelleteries. Si forte que fut la tentation cependant, jamais il ne voulut toucher au trésor libérateur qu’il portait soigneusement dissimulé sous ses habits. Car, l’argent monnayé étant rare à cette époque, il avait, au long de ses pérégrinations, échangé son or contre les cartes alors en cours, signées par l’intendant, faute d’avoir pu trouver un endroit sûr pour le cacher. Il n’avait plus ainsi de fardeau qui gênait sa marche et pouvait garder sur lui sa fortune sans que personne se doutât de son existence. Sans argent, découragé et plus que jamais repris de sa terrible fièvre, Prickett fut forcé de renoncer à son départ. Le dernier voilier appareilla, vers la fin de l’automne, sans le prendre à son bord. Réduit à passer un autre hiver en Nouvelle-France, il crut opportun de s’en aller vers l’ouest ; il atteignit les grands lacs et s’enfonça dans l’immense pays découvert par Pierre de La Vérendrye. Pour arriver à vivre, lui, le fils du noble lord Prickett, dut se faire, tour à tour, portefaix ou nautefaix ou nautonier au service des trafiquants ou des compagnies qui y faisaient la pêche ou la traite.

Mais aussitôt que parut le printemps, il revint, d’étape en étape jusqu’à Montréal, avec la ferme intention de s’embarquer enfin. Quand il y arriva, les fatigues, les privations, et sa longue barbe le rendaient méconnaissable. Comme il avait aussi changé son nom, il était sûr que nul n’arriverait à soupçonner sa véritable identité.

Immédiatement, il s’entendit avec le capitaine du premier navire partant pour le vieux continent ; un trois mâts levait l’ancre le surlendemain.

— Encore deux jours ! se dit-il ; moi qui attends depuis si longtemps. Mais bah ! quarante-huit heures seront vite passées, maintenant que j’ai la certitude de quitter la Nouvelle-France pour n’y plus revenir jamais !

Il errait par les rues, jetant partout des regards dédaigneux et ennuyés, quand l’aborda un ancien compagnon d’aventures, matelot conduit en cette ville par le hasard des escales. Prickett allait passer outre, mais il s’avisa que la compagnie de ce camarade l’aiderait à tromper les heures d’attente. Il l’accueillit donc et, ayant passé son bras sous le sien, ils partirent ensemble. Les deux copains s’offrirent réciproquement à boire. Et l’autre, sachant Arnold joueur, surtout lorsqu’il avait ingurgité maintes consommations, réussit à l’entraîner dans un tripot. Des trappeurs, revenus d’une saison de chasse, des marins, des coureurs des bois qui y étaient assemblés jouaient un jeu effréné. Les nouveaux venus eurent tôt fait de lier connaissance, et l’un des hommes, avec un rire satanique, mit des cartes dans la main de l’anglais. Hélas ! la volonté d’Arnold sapée par l’eau de vie, fut le nuage léger abandonné à toutes les sautes du vent. Il ne put résister à pareille invite et l’on s’attabla. Les verres furent aussitôt vidés que remplis ; on fit les enjeux ; les pièces de monnaie s’empilèrent et la partie, une partie d’enfer, commença. Ce fut terrible : la convoitise, l’ambition du gain, la rage de perdre montèrent comme une vague déferlante, faisant briller dans les yeux une lueur sinistre. Subitement, l’un des joueurs, excité jusqu’à la frénésie par les écus amoncelés, brandit un poignard, tandis que de l’autre main, il s’emparait de l’argent, faisant table nette. Prickett, échauffé par la liqueur et pris de colère furieuse, s’élança sur lui et le saisit à la gorge. Il allait triompher de son adversaire et le terrasser quand il s’écroula, râlant, grièvement atteint par le stylet. Ceux qui l’entouraient, terrifiés, pensèrent d’abord à l’abandonner pour se mettre eux-mêmes en sûreté. Moins inhumain, celui qui avait entraîné le jeune homme en cet endroit de débauche les retint. Une pensée traversa son cerveau dégrisé par le drame. Il se souvint, pour y avoir été secouru lui-même, que des femmes charitables et dévouées recueillaient les malheureux et les indigents, tout près de là. Il proposa d’y porter Prickett. Ses compagnons acquiescèrent et allèrent déposer le blessé sur le seuil de la maison de madame d’Youville. Puis, repris de terreur, ils s’enfuirent se faufilant le long des murs après avoir frappé de grands coups dans la porte.

Les pieuses femmes, réveillées par le bruit et se doutant qu’une détresse les appelait encore, s’empressèrent d’ouvrir. Elles virent un homme qui gisait sur le sol, inanimé et baignant dans son sang. Pleines de pitié, elles le relevèrent, le placèrent sur un lit et l’une d’elles, s’étant rendu compte de sa blessure, le pansa avec douceur et dextérité. L’admirable fondatrice, qu’une lésion inflammatoire clouait sur une chaise d’invalide, depuis six ans, se fit conduire auprès du moribond. Elle renvoya ses sœurs à leur repos, déclarant qu’elle veillerait elle même jusqu’au jour. Restée seule, elle pria, avec le pieux espoir que le blessé reprendrait connaissance pour obtenir le pardon de Dieu avant d’expirer. Toute la nuit, elle épia un signe de lucidité. Après avoir été pansé, Arnold était tombé dans un coma voisin de la mort. Au matin, la religieuse fit appeler un chirurgien qui déclara le blessé perdu. Néanmoins, il refit le pansement et prescrivit une potion ; puis il abandonna le mourant aux soins de sa sublime garde-malade. La fièvre monta bientôt amenant le délire. Des mots incohérents s’échappaient des lèvres de Prickett : « Home »… « mother »… l’argent… « ici »… « give it back ». Madame d’Youville, revenue près de lui, constata par ces mots que le malade était un étranger. Tout le jour, aidée de ses compagnes, elle tenta de lui faire retrouver ses esprits ; mais ce fut en vain. La nouvelle nuit s’écoula sans aucun changement. Dans la matinée du lendemain, cependant, la fièvre ayant quitté le blessé, il parut reprendre conscience bien qu’il fut visible que la fin approchait. Enfin, malgré sa grande faiblesse, il put répondre à quelques questions :

— Pouvez-vous nous dire votre nom ? lui demanda doucement la sœur.

— Arnold… Prickett… murmura-t-il.

— Votre famille habite-t-elle Montréal ?

— Non… parents en Angleterre… seul… ici.

Après quelques instants qui permirent au malade de se reposer, son infirmière reprit :

— Êtes-vous catholique ?

— Non, protestant…

Et Prickett s’immobilisa. On crut que la mort avait clos ses lèvres sur cette dernière réponse, mais son cœur battait encore. Soudain, dans le grand silence qui régnait autour de sa couche, sa voix s’éleva anxieuse :

— Où suis-je ?… Qui m’a amené ici ?

— Vous êtes à l’hôpital, mon enfant. Ne vous effrayez pas, nous vous soignerons bien.

Arnold voulut faire un mouvement, mais une vive douleur au côté le fit retomber sur son lit. Il avait entièrement repris connaissance alors, et se fit expliquer comment il était arrivé dans cette maison. La mémoire lui revint des événements dont il était la victime et des sanglots le secouèrent.

— Est-ce que je vais mourir ? demanda-t-il épouvanté.

L’angélique « sœur grise » qui veillait sur lui, ne voulant pas anéantir tout espoir, répondit :

— Votre blessure est grave, mais Dieu est tout-puissant. Peut-être exaucera-t-il les prières que nous lui adressons pour votre guérison. Abandonnez-vous à sa volonté et offrez-lui généreusement votre vie, quand même.

Un immense désespoir envahit l’âme du malheureux qui tomba bientôt dans une grande prostration. De temps en temps, une plainte déchirante s’échappait de ses lèvres blêmies par la douleur. La compatissante Supérieure s’était de nouveau faite installer près de l’agonisant, après avoir vaqué aux affaires urgentes et compliquées qui sollicitaient sa sagesse énergique. Elle trouva Arnold agité, inquiet, évidemment fort tourmenté. En dépit de sa faiblesse grandissante, il lui fit un signe d’appel. Tendrement maternelle, elle posa la main sur son front :

— Quelque chose vous trouble, mon ami ? Auriez-vous quelque confidence à me faire ? Un message à faire parvenir, peut-être ?

— Oui, oh ! oui… approchez-vous, madame…

Et la religieuse, l’oreille tout près de la bouche du moribond, entendit l’histoire d’Arnold Prickett. La voix haletante et dans un récit coupé de nombreux silences, il dit ses origines, sa jeunesse, son amour du jeu, la punition imposée par son père et son séjour en Nouvelle-France. Brusquement, il s’arrêta, recherchant le regard de madame d’Youville. Elle sentit qu’il avait encore quelque chose de grave à lui communiquer et vint à son aide :

— Vous voulez demander pardon à votre père ? Je vous comprends, pauvre enfant. Je lui transmettrai l’expression de votre tendresse et de votre repentir.

— Oui, madame, écrivez-lui… dites-lui ma douleur et ma misérable fin… mais… il y a… je voudrais…

Sa respiration s’embarrassa à tel point qu’il dût s’arrêter. Puis, rassemblant ses forces que le besoin de se confier décuplait, il se souleva et raconta tout d’un trait le vol de Varennes. La confidente tressaillit en entendant le terrible aveu. Arnold chercha de la main la ceinture qu’il portait toujours et dans laquelle étaient cousues les valeurs qu’il avait dérobées.

— Votre plaie vous fait-elle souffrir ?

— Non,… je cherche…

— Quoi donc ?

— Ma ceinture, elle contient l’argent.

— N’en soyez pas inquiet, elle est en sûreté comme tout ce qui vous appartient.

Il poussa un soupir de soulagement :

— Vous l’ouvrirez, madame ; et, s’il vous plaît, remettez ce que vous y trouverez au notaire Jofriau de Varennes. Dites-lui que j’implore son pardon. Quand je serai mort, faites-lui connaître mon nom, le suppliant de ne pas le divulguer à cause de l’honorabilité de tous les miens. Qu’il ait pitié d’eux, sinon d’un misérable qui paye chèrement les crimes de sa vie.

— Je vous en fais la promesse, demeurez en paix. Personne ne saura jamais, car je connais la générosité de monsieur Jofriau.

Surpris, le blessé demanda :

— Vous… vous le connaissez ? vous… saviez tout ?

— J’avais appris son épreuve. Mais soyez tranquille : je vous pardonne en son nom.

Soulagé d’un si lourd aveu, Arnold se tut épuisé et s’endormit…

 

Dès l’arrivée des voyageurs du fort Charles à Québec, Michel se rendit au « Château Saint-Louis » pour présenter ses hommages au gouverneur. Celui-ci s’empressa à sa rencontre et lui coupa la parole en lui disant :

— J’ai ici un pli qui m’a été adressé pour vous et qui vous attend depuis un mois.

Le cœur du notaire se serra dans la crainte d’un malheur arrivé à son foyer, quand il reconnut l’écriture de madame d’Youville. Nerveux, il rompit le cachet et lut ces lignes :

Mon cher filleul,
Réjouissez-vous et louez Dieu ! Sa Providence a conduit vers moi le malheureux qui vous a volé. J’ai la confession signée de sa main et le document qui vous innocentent. Pardonnez à celui qui vous a fait tant de mal ; quand vous lirez la présente, il sera peut-être dans l’éternité. Repentant, il m’a donné les moyens de vous remettre la somme dérobée. Revenez donc, cher Michel, le bonheur et la joie vont vous sourire à nouveau et votre honneur va sortir indemne de cette épreuve. Je vous attends pour vous donner tous les détails que vous êtes en droit de connaître. Votre douce femme a été prévenue et vit dans l’espoir de votre prompt retour. Je bénis le Père Éternel qui a fait de moi l’instrument de votre réhabilitation. Qu’il vous garde, mon filleul.

Michel, dans un élan de reconnaissance, s’agenouilla en criant :

— Merci, mon Dieu !

Tandis que des larmes de joie inondaient ses joues, sans un mot dire, il tendit la lettre à monsieur de Beauharnois qui, après l’avoir parcourue, étreignit la main du notaire :

— Je me réjouis sincèrement avec vous, mon ami, dit-il. Et je vous félicite en rendant honneur à votre courageuse persévérance. Mais, hâtez-vous, ne perdez pas un instant pour vous rendre à Montréal où vous trouverez les moyens de vous innocenter. Ceux qui vous connaissent bien n’ont jamais douté de vous, croyez-le. Un bateau part aujourd’hui, tâchez d’y prendre passage.

Michel remercia avec effusion et, sortant du Château, se dirigea vers le port.

Un vent favorable poussa le navire jusqu’aux Trois-Rivières où il devait faire escale. Michel en profita pour aller voir madame de Martainville, tout impatient de lui raconter ce qui lui arrivait, car il la savait au courant de son infortune. Surpris et charmé de cette visite inattendue, le commandant accueillit cordialement le parent de sa femme, sans remarquer l’attitude étrange que prit Suzanne à la vue de ce dernier. Pas plus que Michel, du reste, qui tout à son bonheur, leur disait en paroles pressées sa prochaine délivrance des soupçons qui avaient pesé sur lui et son indicible soulagement de sortir enfin de l’impasse où il s’était si désespérément débattu. Monsieur de Martainville manifesta une joie sincère et insista pour connaître tous les détails de la triste aventure de son hôte. Sans se faire prier, Jofriau revécut, pour ses cousins, sa dure odyssée et toutes les angoisses qu’il avait subies. Suzanne l’écoutait en silence et constatait, l’âme en émoi, les ravages causés chez Michel par le malheur : ses traits creusés, ses cheveux blanchis, toute sa personne amaigrie et vieillie. Des remords éprouvés déjà, et qu’elle s’était efforcée d’étouffer, l’envahirent de nouveau, plus cuisants. Elle réalisa l’odieux de la vengeance qu’elle avait tirée de ce qu’elle imaginait avoir été les dédains de Michel pour son amour. Et l’infamie du silence obstinément gardé par elle sur la brève hospitalité donnée à l’anglais et la découverte qu’elle fit alors, lui apparut fulgurante, tandis que parlait leur visiteur. Un ardent désir d’expiation surgit en elle, l’incitant à avouer sa faute à celui qui en avait tant souffert. Les deux hommes causaient amicalement quand le cor, sonnant le rappel des soldats et des officiers de la garnison, força le commandant à quitter son hôte. Michel voulut également se retirer, mais Suzanne le retint :

— Demeurez un peu, mon cousin, le bateau ne lève pas l’ancre d’ici une couple d’heures, vous partirez pour ce moment.

Michel se rendit à ce désir exprimé d’une voix implorante.

— Je veux bien. Il me plaît vraiment de vous revoir.

— Oh ! Michel, ne me dites pas des choses aimables ; je ne le mérite pas.

— Mais c’est vrai. Près de vous, le souvenir des bons jours de Rouen, affaibli par les affres de ces deux années, me revient agréable et doux.

— Je vous en prie, ne me parlez pas ainsi, vous me torturez. J’ai été si coupable envers vous !

— Coupable envers moi, vous, Suzanne ?

— Oh ! oui, si vous saviez ! Tenez, laissez-moi vous dire : ce secret m’étouffe.

Madame de Martainville parlait d’une voix si singulière que Michel en fut vaguement effrayé. Il y trouvait des accents de la Suzanne d’autrefois.

— Voyons, ma cousine, calmez-vous. Quel secret peut vous peser si fort !

— Écoutez-moi !

Et la jeune femme raconta, sans pallier ses torts, le rôle joué par elle dans le drame qui avait failli briser à jamais la vie des Jofriau. Michel fut d’abord incrédule, mais les détails donnés par la narratrice, le convainquirent de la réalité de ce qu’il entendait. Il fut stupéfié ; ses yeux agrandis regardaient Suzanne sans comprendre. Petit à petit, il pénétra le sens des paroles qu’elle venait de prononcer. Les souffrances endurées, l’admirable résignation dont sa Josette avait fait preuve, sa propre séparation d’avec ceux qu’il aimait, la tristesse de ses petits enfants, il revit tout cela en même temps que la part dont il était redevable à sa cousine. Un mot d’elle, un simple message lui disant le passage d’Arnold et ce qu’il portait dans sa valise, et les terribles années qu’il venait de vivre lui auraient été épargnées. Il s’éloigna brusquement de madame de Martainville, en un geste de véritable horreur.

Oh ! misérable femme !… siffla-t-il.

Et il se dirigea vers la porte sans la regarder. Comme il sortait pour ne plus jamais revoir Suzanne, la noble et chère figure de son oncle François passa entre la coupable et lui. Toutes les bontés, toute la tendresse que lui avait prodiguées le père crièrent miséricorde en faveur de la fille :

— Vous êtes l’enfant de mon oncle François, dit-il, méprisant, à cause de lui je tâcherai d’oublier le mal que vous nous avez fait. Que le ciel vous pardonne.

Et il s’en alla.

À peine débarqué à Montréal, Michel accourut chez Madame d’Youville où il apprit les détails promis dans la lettre trouvée à Québec : l’arrivée tragique d’Arnold, sa confession, et son désir de faire remettre au notaire Jofriau la somme complète et les pièces qui le réhabiliteraient.

— Voici ces preuves de votre innocence, mon cher enfant ; grâce à elles, personne ne pourra plus douter de vous. En échange, dites-moi que vous ne refuserez pas au pécheur repenti le pardon que je lui ai accordé en votre nom.

Michel, tout tremblant, reçut le précieux paquet, objet de tant d’angoissantes recherches. Après une hésitation bien légitime, il leva la tête et dit résolument :

— Oui, je sens que je dois pardonner et je demande à Dieu de m’en donner le courage.

— Même si le coupable existait encore, Michel ?…

Il hésita de nouveau, puis regardant sa marraine qui priait tout bas :

— Peut-être !…