Le Nommé Jeudi/Chapitre II

Traduction par Jean Florence.
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 26-38).

CHAPITRE II

LE SECRET DE GABRIEL SYME

Le cab s’arrêta devant un bar particulièrement sale et répugnant, où Gregory se hâta d’introduire son compagnon. Ils s’assirent, dans une sorte d’arrière-boutique sombre et mal aérée, devant une table de bois souillée, portée par un pied de bois unique.

La pièce était si mal éclairée qu’il était impossible de distinguer les traits du garçon ; Syme n’eut que l’impression vague de quelque chose de puissant, de massif, de barbu.

— Voulez-vous prendre un léger souper ? demanda Gregory, affable. Le pâté de foie gras n’est pas fameux ici ; mais je peux vous recommander le gibier.

Syme ne broncha pas, croyant à une plaisanterie, et, dans la même veine d’humour, avec le ton détaché d’un homme bien élevé :

— Donnez-moi plutôt une langouste à la mayonnaise, dit-il.

À sa grande surprise, il entendit le garçon lui répondre :

— Bien, monsieur.

Et il le vit s’éloigner, sans doute pour aller chercher ce qu’on venait de lui demander.

— Que boirez-vous ? reprit Gregory. Pour moi, je ne prendrai qu’une crème de menthe ; j’ai dîné. Mais le champagne de cette maison n’est pas à dédaigner. Commencez, du moins, par une demi-bouteille de pommery.

— Merci, fit Syme impassible. Bien aimable…

Il essaya de renouer la conversation ; mais il fut interrompu, dès la première phrase, par la soudaine apparition de la langouste. Il la goûta, la trouva excellente et se mit à manger de bon appétit.

— Vous m’excuserez si je ne vous cache pas mon plaisir, dit-il à Gregory, gaîment. Je n’ai pas souvent la chance de rêver comme aujourd’hui. Car ce n’est pas un fait banal qu’un cauchemar aboutisse à une langouste. D’ordinaire c’est le contraire qui arrive.

— Mais vous ne dormez pas, je vous l’assure ! Vous approchez même du moment le plus vivant et le plus poignant de votre existence… Ah ! voici votre champagne… Je conviens qu’il peut y avoir, disons une certaine disproportion entre l’organisation intérieure de cet excellent hôtel et ses dehors simples et sans prétentions. Ce contraste est un effet de notre modestie. Car nous sommes les gens les plus modestes qu’il y ait jamais eu au monde.

— Et qui sommes-nous ? demanda Syme en vidant son verre.

— Mais, c’est tout simple : nous sommes ces anarchistes sérieux auxquels vous refusez de croire.

— Vraiment ! dit Syme, sèchement, vous vous fournissez très bien en vins.

Et après un silence, Gregory ajouta : « Oui. Nous sommes sérieux en tout. » Et il ajouta :

— Si, dans quelques instants, cette table se met à tourner un peu, n’attribuez pas le phénomène au champagne que vous avez bu. Je ne voudrais pas que vous vous fissiez injure.

— Eh bien, dit Syme parfaitement calme, si je ne suis pas ivre, je suis fou. Mais je pense que je saurai me conduire convenablement dans l’un et l’autre cas. Puis-je fumer ?

— Certainement !

Et Gregory tira un étui de sa poche. Syme choisit un cigare, en coupa la pointe avec un coupe-cigare qu’il tira de la poche de son gilet, le porta à la bouche, l’alluma lentement et exhala un épais nuage de fumée. Il eût pu être fier d’avoir accompli ces rites avec tant de sérénité, car, pendant ce temps, la table s’était mise à tourner, lentement d’abord, puis très vite, comme à quelque folle séance de spiritisme.

— Ne faites pas attention, dit Gregory, c’est une espèce de tire-bouchon.

— C’est cela même, consentit Syme, toujours placide, une espèce de tire-bouchon. Que cela est donc simple !

Le moment d’après, la fumée de son cigare, qui avait flotté jusqu’alors dans la pièce en serpentant, prit une direction verticale, comme si elle montait d’un tuyau d’usine, et les deux hommes, avec leurs chaises et leur table, s’enfoncèrent à travers le plancher. Ils descendirent par une sorte de cheminée mugissante, avec la rapidité d’un ascenseur dont le câble aurait été coupé et s’arrêtèrent brusquement. Mais quand Gregory eut ouvert deux portes et qu’une rouge lumière souterraine se fut produite, Syme n’avait pas cessé de fumer, une jambe repliée sur l’autre, et pas un cheveu n’avait bougé sur sa tête.

Gregory le conduisit par un passage bas et voûté, au bout duquel brillait la lumière rouge. C’était une énorme lanterne de couleur écarlate, presque aussi grande qu’une cheminée, et fixée à une petite et lourde porte de fer. Il y avait dans cette porte une sorte de grillage ou de judas. Gregory y frappa cinq coups. Une lourde voix à l’accent étranger lui demanda qui il était. Il fit à cette question cette réponse plus ou moins inattendue :

M. Joseph Chamberlain.

C’était évidemment le mot de passe. Les gonds puissants se mirent à tourner.

De l’autre côté de la porte, le passage étincelait comme s’il eût été tapissé d’acier. Syme eut bientôt constaté que cette tapisserie étincelante était faite de rangées superposées de fusils et de revolvers.

— Je vous prie d’excuser ces formalités, dit Gregory. Nous sommes obligés à la plus grande prudence…

— Ne vous excusez pas, protesta Syme. Je sais quelle passion vous avez pour l’ordre et la loi.

Et il s’engagea dans le passage garni d’armes d’acier. Avec ses longs cheveux blonds et sa redingote à la mode, il faisait une curieuse figure, singulièrement fragile, comme il passait par cette rayonnante avenue de mort.

Ils traversèrent plusieurs corridors pareillement décorés et aboutirent enfin à une chambre d’acier aux parois courbes. De forme presque sphérique, cette pièce, meublée de bancs parallèlement rangés, n’était pas sans analogie avec un amphithéâtre académique. Il n’y avait là ni pistolets ni fusils ; mais les murs étaient garnis d’objets autrement redoutables, et qui ressemblaient à des bulbes de plantes métalliques, à des œufs de métalliques oiseaux… C’étaient des bombes, et la pièce elle-même semblait l’intérieur d’une bombe.

Syme, en entrant, fit tomber la cendre de son cigare contre l’un de ces engins meurtriers.

— Et maintenant, cher monsieur Syme, dit Gregory en s’asseyant avec négligence sous la plus grosse bombe, maintenant que nous sommes vraiment à l’aise, causons comme il faut. Il n’y a pas de mots pour définir le sentiment auquel j’ai obéi en vous amenant ici. C’est un sentiment impérieux, fatal, comme celui qui vous obligerait à sauter du haut d’un rocher ou à tomber amoureux. Il me suffira de vous rappeler que vous avez été irritant au delà de toute expression. Il faut d’ailleurs vous rendre cette justice que vous l’êtes encore. J’aurais vingt fois juré de me taire que je violerais vingt fois mon serment, pour le seul plaisir de vous faire baisser le ton d’un cran. Votre manière d’allumer un cigare induirait un prêtre à rompre le sceau de la confession… Vous vous disiez donc tout à fait persuadé que je ne suis pas un anarchiste sérieux. La pièce où nous sommes vous paraît-elle sérieuse, oui ou non ?

— Elle semble, en effet, cacher quelque moralité sous la gaîté de ses apparences, reconnut Syme. Mais, puis-je vous poser deux questions ? Ne craignez pas de me renseigner, puisque, très prudemment, vous m’avez extorqué la promesse de ne rien rapporter à la police. Vous savez assez que, cette promesse, je la tiendrai. C’est donc par simple curiosité que je vous questionne. Et, d’abord, que signifie tout cela ? Quel est votre but ? Avez-vous le projet d’abolir le gouvernement ?

— Nous avons l’intention d’abolir Dieu ! déclara Gregory en ouvrant tout grands ses yeux de fanatique. Il ne nous suffirait pas de détruire quelques despotes ou de déchirer quelques règlements de police. Cette sorte d’anarchisme existe, il est vrai, mais ce n’est qu’une branche du non-conformisme. Nous creusons plus profond, et nous vous ferons sauter plus haut. Nous voulons effacer toutes vos distinctions arbitraires entre vice et vertu, honneur et vilenie, auxquelles de simples révoltés s’appuient et s’attardent. Les sentimentaux stupides qui firent la Révolution française parlaient des droits de l’homme ! Nous détestons, nous, les droits comme les torts. Nous avons aboli le tort et le droit.

— Et la droite et la gauche ? dit Syme avec candeur, je pense que vous les abolirez aussi. Quant à moi, la droite et la gauche m’inquiètent beaucoup plus que le tort et le droit.

— Vous annonciez une seconde question, fit Gregory sèchement.

— Avec plaisir. Dans tout ce que vous faites, dans tout ce qui nous entoure, je vois une savante recherche du mystère. J’avais une tante qui habitait au-dessus d’un magasin, mais c’est la première fois que je vois des gens vivre sous un bar. Vous avez une lourde porte de fer. Vous ne pouvez vous la faire ouvrir sans vous soumettre à l’humiliation de vous appeler M. Chamberlain. Vous vous entourez d’instruments d’acier qui donnent à ce lieu un aspect, si je puis m’exprimer ainsi, plutôt guerrier que bourgeois. Comment donc, d’une part, vous cachez-vous dans les entrailles de la terre, et, d’autre part, étalez-vous au grand jour votre secret en professant l’anarchie devant toutes les péronnelles de Saffron Park ?

— Ma réponse sera bien simple, dit Gregory en souriant. Je vous ai dit que je suis un anarchiste sérieux et vous ne m’avez pas cru : elles ne me croient pas non plus. Tant que je ne les aurai pas introduites dans cette chambre infernale, elles ne me croiront pas.

Syme fumait, songeur, regardant Gregory avec intérêt.

— Écoutez, continua Gregory, ceci vous amusera peut-être. Quand je devins l’un des Nouveaux Anarchistes, j’essayai toutes sortes de déguisements respectables. Je m’habillai d’abord en évêque. Je lus tous nos pamphlets anarchistes sur le clergé, depuis le Vampire de la Superstition jusqu’aux Prêtres de proie. Les évêques, je ne tardai pas à m’en convaincre, sont d’étranges et terribles vieillards, qui cachent à l’humanité quelque cruel secret. La première fois que je pénétrai avec mes guêtres d’évêque dans un salon, je criai d’une voix tonitruante : « Et toi, raison présomptueuse, humilie-toi ! » Mais les gens devinèrent, je ne sais comment, que je n’étais pas du tout un évêque. La mèche était éventée du coup. Alors, je me déguisais en millionnaire. Mais je défendis le capital avec tant d’intelligence qu’un sot aurait compris que je n’avais pas le sou. J’essayai de jouer au commandant. Tout humanitaire que je sois pour mon compte, j’ai assez de largeur d’esprit pour comprendre Nietzsche et les autres qui admirent la violence, la folle et dure concurrence vitale, etc. J’entrai donc dans mon rôle de commandant. Sans cesse je tirais mon épée et je la brandissais. Je criais : « Du sang ! » comme on demande du vin. J’allais répétant : « Que les faibles périssent ! C’est la loi. » Je fus tout de suite « brûlé » une fois de plus. En désespoir de cause, j’allai demander avis au président du Conseil Anarchiste Central. C’est le plus grand homme d’Europe.

— Comment s’appelle-t-il ? demanda Syme.

— Si je vous disais son nom, vous ne le connaîtriez pas. Et c’est là le secret de sa grandeur. Un César, un Napoléon dépensent tout leur génie à faire parler d’eux ; ils y réussissent. Il met, lui, tout son génie à ne pas parler de lui, et l’on ne parle pas de lui. Mais il est impossible d’être pendant cinq minutes en sa présence sans avoir l’impression que César et Napoléon auraient été des enfants entre ses mains.

Gregory se tut brusquement. Il avait pâli.

— Ses conseils, reprit-il, ont toujours ce double caractère : ils sont à la fois piquants, surprenants comme une épigramme et pratiques comme la Banque d’Angleterre. « Comment dois-je me déguiser ? », lui demandai-je. « Comment me cacher aux yeux du monde ? Que trouverai-je de plus respectable que les évêques et les commandants ? » Il tourna vers moi son grand visage indéchiffrable : « Il vous faut un déguisement sûr, n’est-ce pas ? Il vous faut une tenue qui vous garantisse comme un être parfaitement inoffensif, un vêtement d’où nul ne s’attende à voir sortir une bombe, n’est-ce pas ? » J’inclinai la tête, en signe d’assentiment. « Eh bien ! déguisez-vous en anarchiste, espèce d’imbécile ! » Et il rugissait si fort que les murs en tremblaient. « Personne ne soupçonnera que vous puissiez faire le moindre mal. » Sans un mot de plus, il se détourna, et je ne vis plus que ses larges épaules. J’ai suivi son conseil, et je n’ai jamais eu lieu de le regretter. J’ai prêché l’anarchie devant ces femmes, nuit et jour, et, Seigneur ! elles m’auraient donné à conduire leurs voitures d’enfants.

De ses grands yeux bleus, Syme considérait Gregory avec un certain respect.

— Je m’y suis laissé prendre, dit-il. C’est bien joué.

Et après un silence il ajouta : « Comment appelez-vous ce terrible président ? »

— Nous l’appelons Dimanche, répondit Gregory avec simplicité. Le Conseil Anarchiste Central se compose de sept membres, qui portent les noms des sept jours de la semaine. Nous l’appelons Dimanche, certains de ses admirateurs ajoutent Dimanche de sang. Il est curieux que la conversation nous amène à ce sujet, car, ce soir même, où vous venez, pour ainsi dire, de nous tomber du ciel, notre section de Londres va se réunir dans cette pièce pour élire son député au Conseil Central. L’homme qui a joué pendant quelque temps, et à la satisfaction générale, le rôle difficile de Jeudi, est mort subitement. Nous avons, en conséquence, convoqué pour ce soir un meeting en vue de le remplacer.

Il se leva et se mit à arpenter la chambre, avec un sourire embarrassé puis, négligemment :

— Syme, j’ai en vous une confiance pour ainsi dire filiale. Je sens que je puis m’ouvrir à vous sans réticence, puisque vous m’avez promis d’être discret. J’ai envie de vous faire une confidence que je ne ferais pas aux anarchistes qui seront ici dans dix minutes. On va voter, ici, dans une dizaine de minutes ; mais c’est, autant dire, pour la forme.

Il baissa les yeux modestement.

— Il est à peu près entendu d’avance que, Jeudi, c’est moi.

— Mon cher ami ! s’écria Syme cordialement, je vous félicite ! Quelle belle carrière !

Gregory sourit pour décliner ces politesses et reprit sa promenade.

— Tout est préparé pour moi sur cette table. La cérémonie ne sera pas longue.

Syme s’approcha de la table que désignait Gregory. Il y avait une canne à épée, un revolver Colt, une boîte à sandwichs et une énorme bouteille de brandy. Sur une chaise, près de la table, s’étalait une ample pèlerine.

— Je n’ai qu’à attendre la fin de ce scrutin, continua Gregory avec animation, puis je prendrai cette pèlerine et ce gourdin, j’emporterai ce revolver, cette boîte et cette bouteille, et je sortirai de cette caverne par une porte qui donne sur la rivière. Là m’attend un petit bateau à vapeur, et alors… Alors ! Oh ! la folle joie d’être Jeudi !

Et, de joie, il joignait les mains.

Syme, qui avait repris de son air de langoureuse impertinence sa place sur le banc, se leva de nouveau. L’expression toujours insolente de sa physionomie se nuançait d’une hésitation qui ne lui était pas familière.

— Pourquoi donc, je me le demande, Gregory, ai-je de vous cette opinion que vous êtes un charmant garçon ? Pourquoi donc ai-je pour vous, Gregory, positivement, de l’amitié ?

Il se tut, puis, avec une curiosité sincère et passionnée :

— Serait-ce parce que vous êtes tellement âne ?

Il y eut un nouveau silence, plein de pensées, puis Syme s’écria :

— Nom de Dieu ! c’est bien ici la situation la plus comique où je me sois trouvé de ma vie, et je vais agir en conséquence. Gregory, je vous ai fait une promesse avant de venir ici. Je tiendrai cette promesse, fût-ce sous des tenailles ardentes. Me feriez-vous, en vue de ma propre sécurité, une promesse du même genre ?

— Une promesse ? dit Gregory, étonné.

— Oui, dit Syme très sérieusement, une promesse. J’ai juré devant Dieu de ne pas révéler votre secret à la police. Voulez-vous jurer, au nom de l’humanité, ou de quelque chose en quoi vous croyiez, de ne pas révéler mon secret aux anarchistes !

— Votre secret ? Vous avez un secret ?

— Oui, j’ai un secret… Jurez-vous ?

Gregory le regarda fixement, avec gravité, longtemps, et, tout à coup :

— Il faut que vous m’ayez ensorcelé ! s’écria-t-il. Mais vous excitez furieusement ma curiosité. Oui, je jure de ne rien dire aux anarchistes de ce que vous me direz. Mais dépêchez-vous, car ils peuvent être ici d’une minute à l’autre.

Syme, avec lenteur, fourra ses longues mains blanches dans les poches de son pantalon gris. Au même instant, cinq coups furent frappés au judas, annonçant l’arrivée des premiers conspirateurs.

— Eh bien, commença Syme sans se presser, je ne saurais exprimer la vérité plus brièvement qu’en vous disant ceci : votre expédient de vous déguiser en inoffensif poète n’est pas connu seulement de vous et de votre président. Il y a quelque temps que nous en sommes informés, à Scotland Yard.

Gregory, par trois fois, tenta de sauter en l’air, sans y parvenir.

— Que dites-vous ? fit-il d’une voix qui n’avait rien d’humain.

— C’est vrai, dit Syme avec simplicité, je suis un détective. Mais il me semble que voici venir vos amis.

On entendait un murmure de « Joseph Chamberlain ». Le mot fut répété, deux, trois fois d’abord, puis une trentaine de fois et l’on entendit la foule des Joseph Chamberlain — auguste et solennelle image — qui arrivaient par le corridor.