Éditions du Devoir (p. 123-135).


Le sifflet de la locomotive, strident, trouble la somnolence des campagnes, accablées de chaleur sous le soleil de midi. Allongée dans son fauteuil pour les quatre grandes heures du trajet, Marguerite regarde passer les paysages. Le bruit sonore, étourdissant, métallique des roues brûlant les rails, l’odeur de fumée, rien ne lui déplaît. Elle a gardé le goût des promenades en chemin de fer. Elle aime ce mouvement qui l’emporte et cette paresse obligatoire qui favorise l’imagination. Plus que jamais, son cerveau bouillonne de souvenirs à démêler, de pensées à ordonner, d’idées nouvelles à méditer.

Elle paraît indifférente et calme. Mais sous son masque de petite voyageuse correcte, — la figure abritée d’un chapeau seyant, qui n’empêche pas sa tête de s’appuyer au dossier de la chaise, — se dissimule une Marguerite exaltée, trépidante comme le train, que l’attente, des regrets et des désirs entrelacés, sa jeunesse et l’inconnu de la vie, bouleversent et enivrent à la fois.

À la gare, Philippe lui a donné un livre intitulé : « Je crois que je vous aime ». Il lui a dit :

— Je ne sais pas ce qu’il vaut, je l’ai choisi pour le titre, gardez-le pour son titre…

Elle a promis de répondre à ses lettres. De l’attendrissement enveloppe l’amitié qu’elle lui porte maintenant. Il ne lui a pas fait la cour ; il l’a taquinée, traitée en camarade, mais toutes ses paroles portaient. Son patriotisme, qui semblait souvent exagéré, l’a tout de même influencée, a changé sa manière de voir, agité sa conscience. La veille, longtemps, elle était restée sans pouvoir dormir, angoissée, à cause de Steven. Elle se demandait ce qu’elle allait faire, tout à coup certaine que son devoir était de ne pas l’épouser. Les yeux grands ouverts dans la nuit, la vie lui était réapparue compliquée et difficile. Avec l’énervement de l’insomnie, le remords la tourmentait. Son nom dans le bronze, tout ce que Québec lui avait révélé de souvenirs, de fierté, tout cela se liguait pour qu’elle se sentît coupable ; les avertissements discrets de sa mère revenaient, pour ajouter à son souci. Épouser un Anglais ! Et elle repoussait en même temps, avec violence, l’idée d’être une héroïne, d’éloigner son ami, pour ne pas trahir le passé, le présent, l’avenir. Aller de plein gré au-devant de la douleur, elle ne le pouvait pas, elle ne le voulait pas !

Au grand jour, sa conscience cesse de s’alarmer. Pendant que le train roule, rassurée, elle n’a plus du tout le cauchemar de son avenir. Sa volonté n’aura probablement rien à régler. Les choses s’arrangeront. On a toujours tort de s’élever des montagnes d’inquiétudes. Tout est si étrange. Les événements arrivent si peu dans l’ordre que nous les attendions. Les choses semblent inacceptables aujourd’hui ; demain, elles sont simples. Elle s’efforce de diriger ses pensées du côté le plus heureux.

Elle revit les heures diverses de son séjour à Québec. Elle repasse les noms des rues, dont l’originalité l’amusait : rue des Grisous, rue des Remparts, rue De Buade, Côte de la Montagne, Grande Allée. Elle se retrouve dans les chemins pittoresques de Beauport, de Beaupré, où l’âme des vieilles maisons a transformé son indifférence en fierté. Elle étalera son patriotisme à Steven, elle le convertira à ses opinions. Au fond, qu’est-ce qu’un Anglais pense de nous ? Il n’apprend pas l’histoire comme nous l’apprenons ; il est fier de sa propre langue, il ne comprend pas pourquoi nous tenons à la nôtre. Mais Steven est différent, pense-t-elle, Steven nous aime bien, nous connaît. Il sera bon de le revoir. Elle se reproche un peu d’avoir prêté une oreille trop attentive à Philippe, d’avoir éparpillé son sentiment, de n’avoir pas été fidèle à son amour pendant toute cette quinzaine. Comme elle se laisse aisément distraire. Est-elle donc légère ?

Dans quelques heures, ils vont se retrouver, puis, de nouveau, se voir sans cesse. Elle médite sur l’intelligence de Steven, sur sa façon d’apprécier certains livres ; sur ce goût qu’il lui a communiqué pour les romans de Dickens, de George Elliott, des Brontë, de Mary Webb. Quel soin il met à ne lui faire lire que des choses honnêtes ! Il est si bon, si indulgent. Jamais elle ne l’a entendu condamner quelqu’un avec l’entrain qu’elle y apporte elle-même. Il s’apitoie sur les malheurs des gens avec une sensibilité vive, il souffre des choses tristes ou mauvaises. Pour lui, un scandale n’est jamais une chose amusante, tandis que tant d’autres badinent sans scrupule des choses les plus sacrées. Enfin, autour d’elle, parmi ceux qu’elle a connus, il est le plus digne de son sentiment. Les influences hostiles du vieux Québec perdent leur violence. La route devant elle redevient ensoleillée, rassurante, comme ces paysages doux à la fenêtre du wagon.

Le train s’arrête à de petites gares. Elle sort de ses réflexions, regarde les gens sur le quai, curieusement, et elle les plaint de vivre dans d’aussi petits hameaux ; ou bien, un incident comique la déride. Mais, le train reparti, elle s’abandonne de nouveau à ses songes. Le sifflet de la locomotive lance son long cri déchirant ; Marguerite se rappelle sa nostalgie, sa soif de voyage et d’aventure, quand chez elle, la nuit, elle l’entendait ainsi. Mais sa pensée retourne vite au même point. Son aventure est achevée. Au bout de la route Steven l’attend. Elle lui a écrit pour lui annoncer son arrivée. Il sera là, à Berthier. Elle évoque l’expression de tendresse insistante de ses yeux, et un grand bonheur la pénètre.

Mais son frère seul, sur le quai, lui fait de grands signes de bienvenue. Comme un raz de marée, une douleur la submerge ; Steven n’est donc pas plus pressé de la revoir, après cette absence ? L’aime-t-il moins ?

Elle embrasse Jean, s’informe de la maison, puis elle parle de Québec, mais avec si peu d’entrain que son frère devine. Il a pitié. Pendant l’absence de Marguerite, sa mère, tous les jours, l’a entretenu des dangers de cet attachement de sa sœur pour le jeune Anglais. Elle l’a supplié d’user de son influence, lui assurant que les observations seraient mieux reçues, qu’elles auraient plus d’effet, venant de lui. Et il ne sait quoi penser de la question. Une seule chose lui paraît importante ; empêcher Marguerite de songer tout de suite au mariage.

— La maison était vide sans toi, ma petite. Mon rôle de vieux garçon est insoutenable quand tu n’y es pas. Au tennis, on t’attend aussi, jeune vedette ! Je t’ai annoncée pour ce soir. As-tu joué là-bas ?

— Non, c’est le seul défaut de Louise, elle n’aime aucun sport.

Ne pouvant plus y tenir, ensuite, d’un ton qu’elle veut détaché, elle demande :

— Et Steven ?

— Il voulait absolument venir au-devant de toi. Mais maman avait décidé que ce serait moi ! Tu sais qu’elle serait ravie si tu lui annonçais que tu as fait une conquête sérieuse à Québec. Elle craint que tu épouses Steven.

— Et toi ?

— Moi ? Je pense que tu es bien jeune encore. Pourquoi serais-tu pressée de te marier ? Tu es bien chez nous. Imite mon vénérable exemple…

— Philippe ne chante pas la même chose à sa sœur ! Il prétend, qu’il faut se marier de bonne heure et avoir beaucoup d’enfants, pour être toujours heureux, comme dans les contes…

Ils rient ensemble, puis Jean reprend :

— Papa et maman seront bien seuls quand tu t’en iras. Le plus tard sera le mieux.

Mais Marguerite se dit : Quand on aime, on veut tout de suite être sûrs l’un de l’autre. L’attente, c’est une incertitude et une souffrance. Elle sent l’énervement l’envahir. Elle arrive, et tout de suite son frère lui dit ce qu’elle ne veut pas entendre.

Jean n’a jamais réfléchi sur les sentiments de Marguerite. Mais il soupçonne maintenant que sa mère doit avoir raison. Il faudra choyer davantage sa petite sœur, laisser moins de temps à Steven…

— Je prends mes vacances la semaine prochaine. Viendras-tu camper avec moi aux Îles ? Tous les jours, en canot, nous pourrons transporter nos pénates d’un endroit à l’autre. Et puis, nous lirons. J’ai reçu beaucoup de livres nouveaux.

— Que dira maman ? J’arrive, et repartir tout de suite…

— Mais tu le sais, elle sera heureuse…

Il se tait brusquement. Sa phrase, qu’il ne peut rattraper, rappelle le douloureux problème ; Marguerite en saisit le sens caché. Oui, naturellement, sa mère sera ravie de la voir s’éloigner de nouveau, si Steven ne la suit pas. Elle se cabre devant ces intrigues secrètes.

— Si papa nous laisse l’auto, allons plutôt en Gaspésie ?

Elle dit cela, mais au fond, rien ne la tente maintenant. Il lui semble qu’il n’y a plus que des heures difficiles. Pour le moindre motif, elle passe ainsi de l’enthousiasme au découragement et s’irrite contre elle-même, contre cette impressionnabilité. Sait-elle ce qu’elle veut ? Alors, qui peut l’empêcher de forcer les circonstances ?

Le soir, elle n’est pas heureuse quand elle revoit Steven.

— Je me sens maussade, fatiguée, je n’aurais pas dû vous laisser venir.

Mais il rit, ne soupçonnant rien :

— Ce sera de l’inédit, vous voir maussade.

Malgré elle Marguerite le regarde avec du ressentiment dans les yeux. Il se méprend alors sur la cause de cette expression ; il s’excuse de ne pas être allé la rencontrer, lui redit ce qu’elle sait déjà. Se rapprochant il s’enhardit, murmure des mots de tendresse, lui raconte les ennuis de l’absence ; le temps lui a paru si long qu’il ne veut plus jamais s’exposer à un pareil sort. Elle ne partira plus sans lui…

Marguerite voit venir l’inévitable, comme on voit dans un cauchemar, venir sur soi une locomotive géante, noire, menaçante. Tout se ligue contre elle. Parce qu’elle ne doute plus des soucis qu’elle cause à sa mère, submergée d’incertitude, de remords et d’angoisse, elle craint les paroles prochaines de son ami.

Un silence s’établit.

Steven poursuit en lui-même son inéluctable résolution. Il aime Marguerite, il l’épousera. Pourquoi a-t-il hésité jusqu’ici ? Pourra-t-il jamais trouver une jeune fille douée de si nombreuses qualités ?

Sa raison, son sens pratique, sa sensibilité s’unissent pour juger. Aucune ne la surpasse pour la grâce, la beauté. Que de fois son appréciation d’une œuvre littéraire lui a paru plus complète, plus juste que la sienne propre. Et elle est si fraîche de cœur et de visage, si honnête, si digne, sans jamais cesser d’être amusante. Personne ne pourra le blâmer de son choix. Seule, la question de nationalité est malheureuse ; et encore, n’est-il pas bon, parfois, que des races se mêlent, s’allient ?

La jeune fille observe à la dérobée l’émotion dans les yeux de Steven, qui ne cherche plus à rien dissimuler ; son malaise s’accroît. Elle ne veut pas de sentiment, ce soir, entre eux, elle ne veut que des paroles légères. Et parce que la vie s’obstine à contredire, le jeune homme cherche, par toutes sortes de phrases, à hasarder l’expression de son amour. Comme Marguerite s’entête dans son mutisme, il prend ses deux mains dans les siennes, l’attire à lui et, sourdement, reprenant sans y penser sa langue maternelle, il murmure :

I wish I had the right to hold you on my heart.

Elle frémit et doucement le repousse.

— Vous n’êtes pas sage, ce soir.

— Au contraire, je suis très sage, très logique. Il y a bien longtemps déjà que je vous aime, Marguerite. Je n’ai jamais aimé personne comme je vous aime. Ce que je voudrais, le devinez-vous ?

Elle secoue la tête brusquement et ses cheveux déplacés lui balaient les joues.

— Je ne devinerai rien ce soir. Je me suis levée tôt, je suis lasse…

— Oui, je suis égoïste. Il n’y a pour moi que la joie de vous revoir. J’oublie votre fatigue du voyage. Je pars, mais demain il faut que je vous voie longtemps.

— Je passe l’après-midi au tennis, avec Jacqueline : elle m’a demandée pour le thé ensuite, chez elle.

— J’attendrai. Mais je vous préviens, je serai très exigeant, plus tard.

Puisqu’il le faut, il la quitte. Parce qu’elle paraît encore lointaine, il se sent plus attirée, plus épris. Il pose sur elle ce regard appuyé qui la pénétrait de bonheur quand elle l’évoquait, cet après-midi même. Seulement, le bonheur a disparu.

Elle n’est plus heureuse d’aimer. Ce qu’elle a tant espéré autrefois, l’aveu de l’amour, elle recule maintenant devant lui, elle en a peur, elle le redoute.

Avant de s’endormir, elle se remémore tous les propos entendus à Québec, dans la famille des Dupré, quand parlait la froide raison. Si nous voulions garder notre identité comme peuple, il fallait craindre toutes les influences étrangères qui menaçaient notre homogénéité. L’américanisme nous imprégnait assez malgré nous : volontairement, il fallait ne rien consentir. Nous savions trop bien l’anglais, nos idées s’en ressentaient. Nous n’étions pas assez riches en nombre et en qualité, pour nous éparpiller : les défections étaient fatales, à une nationalité telle que la nôtre, petite île isolée dans la mer anglo-saxonne. Épouser un étranger, épouser un Anglais, élever des enfants anglais, c’était une défection.

Marguerite écoute tour à tour parler son cœur ou sa raison. Elle souhaite naïvement que Steven reste son ami, sans qu’il soit question de mariage. Pourvu qu’il n’aime personne d’autre… Puis, c’est la souffrance aiguë d’imaginer qu’elle renoncera à lui, et, continuant à vivre, le verra s’attacher à une autre jeune fille, et retrouver le bonheur sans elle. Cette pensée la déchire.