Éditions du Devoir (p. 107-121).


Le temps est beau et frais. Marguerite et Louise, qui vont rejoindre Philippe à son bureau, marchent lentement, jouissant de cette journée de jeune automne en plein été. Devant le couvent des Ursulines, la rue du Parloir fait crochet d’une façon pittoresque ; Marguerite s’arrête un moment, pour mieux enregistrer dans sa mémoire ce coin qu’elle aime. De gros murs de pierre rasent les trottoirs. Leur solidité semble éternelle. Rien ne ressemble à Sorel, où les maisons sont de briques rouges ou jaunes, ou en bois peint. Ici, toutes les façades sont grises le long des rues étroites, couloirs de l’ancienne ville militaire.

Quand Marguerite ralentit le pas et fixe un point quelconque, Louise s’étonne parfois :

— Qu’y a-t-il donc ?

Elle ne remarque plus ces aspects trop familiers.

Elle ne peut plus constater ce qu’il y a d’extraordinaire, par exemple, à se trouver au sommet de la rue Sainte-Ursule, dévalant comme un canal des hauteurs du cap vers la basse-ville, encadrant, à son extrémité, un paysage pareil à une toile de théâtre ; une vallée verte, semée de minuscules maisons ombragées par la ligne opaque des montagnes adossées au ciel.

Louise oublie d’admirer ; en revanche, elle ne s’aperçoit jamais d’une descente ou d’une montée. Elle a, pour poser son pied fin sur les pavés raboteux, une aisance que Marguerite lui envie, elle qui crie grâce sans cesse, pour son souffle aussi bien que pour ses talons…

— Si j’habitais ici, je n’en porterais jamais d’aussi hauts. Comment faites-vous ? En hiver, ce doit être terrible…

— Vous reviendrez, pour voir ! Je veux que vous reveniez si nous n’allons pas en Europe. Et si nous y allons, venez avec nous ?

— Papa m’a déjà promis le voyage, mais en ce moment, je me demande s’il pourrait me l’offrir…

— Demandez-le lui ? Je n’aime pas partir seule avec maman. Elle n’est plus jeune. Il y aura beaucoup de choses qu’elle ne tiendra pas à revoir ; ce ne sera pas son premier voyage. Avec une compagne de mon âge, ce serait plus amusant. Je vous invite par intérêt, vous voyez.

— Nous imaginez-vous toutes les deux courant Paris ?

— La traversée me sourit presque autant que le reste ! Je veux voir descendre le soleil dans la mer, et je veux voir des tempêtes…

— Et nous aurons beaucoup plus de plaisir à lire certains livres, paraît-il, ajoute Marguerite, quand nous aurons vécu là-bas. Partirez-vous pour très longtemps ?

— Huit ou neuf mois. Papa viendra nous chercher à l’été. Philippe aussi, si ses affaires sont florissantes.

Marguerite réfléchit. Voilà dix jours qu’elle est loin de son ami, et elle trouve que c’est déjà long. Un voyage en Europe, non, jamais elle ne s’y décidera. Et elle imagine soudain l’indignation de Jacqueline Lanoue : manquer une occasion pareille pour un amoureux ! Jacqueline fait le rêve continuel de vivre à Paris, et d’avance, avec une carte, elle se promène sur les boulevards, trace un parcours idéal, entre la maison qu’elle habitera et l’Arc de Triomphe. Marguerite relate ce petit fait à Louise, qui lui promet le même genre de promenade pour le soir même. Dans une des chambres inoccupées du haut de la maison dort un beau plan de Paris encadré ; elles s’y reconnaîtront très bien.

La Côte de la Montagne, où les jeunes filles s’engagent maintenant, pour se rendre chez Philippe, cette rue enroulée dans une pente très inclinée et très longue, est aussi l’objet de l’étonnement de Marguerite. Et voici, à côté d’une grande porte, une plaque de cuivre au nom de Philippe ; elles s’engouffrent dans un couloir qui leur paraît sombre, puis dans l’ascenseur. En haut, le bureau resplendit, le soleil entre à flots et polit des meubles neufs. Philippe est fier de sa table de travail, de ses fauteuils modernes : un de ses amis, ébéniste, les a dessinés ; des ouvriers canadiens les ont exécutés. C’est confortable, pratique, solide, et d’un goût indiscutable. Il ne fait grâce d’aucun détail. À la fin, les jeunes filles ouvrent d’elles-mêmes les tiroirs, inspectent les paperasses, passent des remarques moqueuses.

Philippe proteste alors :

— Si vous continuez avec ce sans-gêne, vous découvrirez mes secrets ! Allons prendre le thé, pour faire diversion.

La Pâtisserie française est à moitié remplie, quand ils y arrivent. Ils traversent, sous les éventails électriques, l’allée qui va d’un bout à l’autre de la longue pièce vert-pomme. Une impression de gaîté se dégage des choses. Presque toutes les tables sont occupées par des jeunes gens et des jeunes filles, qui dégustent en riant des gâteaux. Ils oublient ici leurs ennuis. Les conversations animées font briller les yeux.

On cesse un instant de causer en regardant passer Marguerite et Louise. Elles sont élégantes et jolies, et Philippe en prend sa part de gloire. Il est gai, plus en train, plus insouciant que d’ordinaire. Tous les trois un moment consultent en silence leur menu, mais Marguerite, la première, choisit sans hésiter. Philippe la complimente. Au moins, elle saura se décider dans la vie, elle paraît toujours si bien savoir ce qu’elle veut.

— Ne poussez pas vos conclusions trop loin. Je ne suis pas toujours aussi sûre de moi. Je connais aussi des heures d’hésitation…

— Je ne les imagine pas facilement…

— Mais pourquoi ?

— Je vous observe depuis que vous êtes ici. Quand nous ne savons pas de quel côté nous diriger, c’est vous qui tournez ; vivement vers le coin à visiter. Oh ! discrètement, mais vous nous conduisez tout de même. Et avec Louise ! Elle ne s’en est pas rendu compte, mais vous la menez ; n’en doutez pas. Votre programme est prêt pour toutes les sorties, votre itinéraire est fixé, avant qu’il ne soit question du voyage, votre menu, avant qu’on n’ait fait mention du banquet…

Ils rient ensemble, de bon cœur, heureux, jeunes, à l’aise. Heures délicieuses de douce et subtile amitié.

En silence un moment, ils boivent leur thé. Marguerite repousse les pensées importunes. Puis elle dit :

— Je voudrais bien pouvoir décider aussi vite, lorsqu’il s’agit de mon bonheur…

— Le bonheur n’existe pas, objecte Philippe.

— Il existe, je veux qu’il existe, moi, ne me dites pas le contraire…

— Il faut s’entendre. J’y crois comme à une chose passagère, non comme à une chose permanente.

— Moi, je suis sûre qu’un jour je l’emprisonnerai le bonheur. J’aurai ce que je désire ; ensuite, je serai contente, tout le temps, malgré les inévitables soucis, les misères transitoires.

— Et voilà à quoi rêvent les jeunes filles, déclare Philippe.

Elle a le feu, la conviction de la jeunesse. Le jeune homme subit l’émotion de ce visage volontaire et expressif, de la lueur qui flambe dans les yeux. Il songe. Elle sera l’une de ces rares femmes qui gardent leur optimisme dans n’importe quelle existence ; qui, si les contrariétés les atteignent, voient le bon côté des souffrances ; qui ne cherchent pas midi à quatorze heures et savent se résigner sans jamais être abattues…

— En ce bas monde, il faut se contenter de la moitié de ce que l’on souhaite. Mais la vie est aimable quand même ; elle est bonne. Vous, Marguerite, vous l’aimerez sans doute toujours. Votre figure le révèle ; la vie n’aura jamais la cruauté de vous malmener…

Est-ce parce que Philippe, conquis, parle ainsi ? Marguerite revoit devant elle l’avenir illuminé. La vie ne déborde-t-elle pas d’imprévu, de joies, de possibilités, de promesses ? Elle est heureuse de l’interprétation de son caractère, de l’affection qu’elle lit dans le regard de Philippe posé sur elle. Et puis, tant de choses sont là, imprécises, à désirer, à obtenir. Ce n’est pas inutilement que, petite fille, elle a nourri son imagination de contes de fées, que son âme s’est enflammée à les entendre, à les compléter. À certains moments, l’approche de l’avenir fait soudain bondir le cœur de Marguerite. Un peu plus, alors, et elle étendrait ses deux bras en criant de joie pour acclamer… mais quoi ? Elle ne le sait pas au juste, mais ce qui surviendra demain, ce qu’elle désire.

En ce moment une ardeur semblable la transporte. Philippe l’observe avec une espèce d’attendrissement. Un courant de sympathie plus vive s’établit entre eux. Le jeune homme est plus âgé ; il se croit à l’abri des mirages trompeurs, mais il trouve touchant cet enthousiasme.

Après le thé, ils retournent lentement, à pied. Devant l’hôtel de ville, Philippe prend le bras de Marguerite et l’oriente vers la petite place où s’élève le monument Hébert.

— Venez saluer votre ancêtre. Une des filles de Louis Hébert épousa le premier Couillard, venu de France au Canada, un peu après la fondation de Québec.

Sur un piédestal de pierre rehaussé d’un large socle, Louis Hébert, en bronze, tient d’une main sa faucille, de l’autre une gerbe. La chemise de paysan est ouverte sur le cou puissant, la tête est levée vers le ciel, dispensateur des blés mûrs. Sur un des côtés du socle, la femme et les enfants sont groupés. Louise proteste :

— Pourquoi la femme en bas, l’homme en haut ? Ne sont-ils pas égaux ?

Elle s’amuse, badine, mais Marguerite de nouveau est tout émue. Pourquoi ces choses la bouleversent-elles ? Hallucinée, elle voit un coin de champ cultivé entouré d’une forêt menaçante et des Iroquois embusqués ; elle voit une cahute d’où s’échappe un filet de fumée dans la sérénité du soir, un homme ramassant des gerbes, une femme, debout sur le seuil de la porte, un enfant dans les bras. Et Marguerite retient des larmes sur le point de jaillir, d’une source jusque-là inconnue. « Une des filles de Louis Hébert épousa le premier Couillard »… Pourquoi cette simple phrase excite-t-elle une tempête si violente en elle ? L’âme des ancêtres est-elle plus proche, peut-elle revenir ?

Philippe déclame :

— C’est le monument de l’énergie, du courage, du travail, non de l’amour. Autrement, où serait le mérite de votre ancêtre, si l’on doit croire l’Imitation quand elle assure : « L’amour rend léger ce qui est pesant, rend doux ce qui est amer, fait entreprendre de grandes choses et… » Vous vous souvenez du chapitre ? Toutes les jeunes filles le savent par cœur. Et peut-être en avez-vous secrètement éprouvé la vérité, Marguerite ?

Crispée pour retenir ses larmes, elle comprend à peine ce qu’il dit. Et cette phrase bat dans sa mémoire : « Une des filles de Louis Hébert épousa le premier Couillard venu de France… » Les mots sonnent une gloire, mais une gloire qui résonne pour Marguerite, comme le glas de son amour. Que fera-t-elle ?

Sur une des faces du piédestal est incrustée une grande page de bronze, où sont inscrits les noms des pionniers du pays et de leurs compagnes. Philippe entreprend de les énumérer :

— Louis Hébert, Marie Rollet, — Guillaume Couillard, Marguerite Guillemette Hébert, — (votre aïeule, Marguerite), — Abraham Martin, (le premier propriétaire des plaines), — Marguerite Langlois, — Nicolas Marsolais, Marie Le Barbier, — Pierre Desportes, Françoise Langlois, — Olivier Le Tardif, Marguerite Couillard ! Je savais que vous y étiez…

— Quel honneur ! À votre place, je ne me marierais pas pour ne jamais changer de nom, suggère Louise.

— Voilà une idée brillante, proteste ironiquement Philippe. Au contraire, Marguerite, épousez un homme au nom aussi respectable, et appelez votre premier fils : Couillard un tel, c’est bien porté…

Mais Marguerite, toujours troublée, reste grave. Son rêve est-il frappé à mort ? La lecture de son propre nom sur le socle l’a comme envoûtée. Elle se voit la faucille à la main, dans les champs, son mari parti pour la guerre, la guerre contre les Anglais. Quelle aïeule revit donc en elle ? Si Philippe et Louise connaissaient son rêve, badineraient-ils ainsi ? Philippe le patriote, Philippe le fanatique, si elle lui avoue son amour, aura-t-il encore pour elle ce regard tendre et admirateur ? Aimer Steven, pour Philippe, c’est trahir ces aïeux, qui ont justement été les premiers défricheurs de ce sol, qui ont récolté le premier blé français, qui ont posé les premières pierres de cette ville.

Tout à coup, Philippe perçoit l’expression complexe du visage de Marguerite :

— Mais vous ne semblez pas ravie de l’honneur…

— J’ai peur qu’il ne soit lourd à porter…

Il veut la regarder mieux. Elle se détourne. Elle est devenue si pâle qu’un soupçon traverse la pensée de Philippe. Il revoit sur le quai, au départ de Sorel, le jeune Anglais qui est venu dire au revoir. Mais non, c’est absurde. Il se tait et cherche les yeux qui se dérobent.

En entrant dans la maison, Louise annonce :

— Le nom de Marguerite est dans le bronze…

Ils passent à la salle à manger. Louise explique. M. Dupré, qui se trouve près de Marguerite, lui met affectueusement la main sur l’épaule :

— Et cette petite peste de Louise, qui t’incitait à flirter avec des Américains, toi qui as hérité du meilleur sang de la Nouvelle France !

Le tourment continue. Une rougeur subite envahit les joues de la jeune fille ; des larmes montent, indiscrètes.

Le soir, dans leur chambre, Louise, une brosse à ongles en mains, philosophe :

— C’est extraordinaire, la vie. Je voudrais savoir pourquoi nous sommes allés à Sorel cette année plutôt qu’une autre année, pourquoi le hasard a voulu que nous vous aimions tout de suite assez pour vous ramener…

— Il y a donc une raison à tout cela ?

— Il y a toujours une raison, un pourquoi que l’on découvre plus tard. Tout se tient. Tout s’enchaîne. J’ai constaté cela souvent. Vous verrez, vous êtes venue ici pour de mystérieux desseins, dont nous connaîtrons la trame un bon matin…

— Moi, j’ai peur, j’aime mieux ne pas savoir, je ne veux pas penser…

Son accent trahit une souffrance intérieure. Son amie, étonnée, la regarde :

— Mais Marguerite, qu’avez-vous ? Vous pleurez ? Quelqu’un vous a-t-il peinée ?

— Non, personne… Laissez-moi pleurer, Louise, je vous dirai plus tard, mais je ne peux pas me maîtriser, c’est nerveux.

Cette chère Louise, ce pauvre Philippe, si touchant parfois avec ses intentions didactiques, non, ni l’un ni l’autre ne peuvent plus rien, ne changeront rien à son état d’âme bouleversé.

Elle se lève, sourit à travers ses dernières larmes, répète : « ce n’est rien, vous savez, » puis elle lisse longtemps ses cheveux devant la glace : elle semble s’examiner minutieusement, mais en réalité, elle repousse en elle la tristesse, la peur de la souffrance, l’inquiétude de son amour.