Le Naturalisme aux États-Unis

Le Naturalisme aux États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 428-451).
LE
NATURALISME AUX ETATS-UNIS

I. Writings of H. D. Thoreau, A Week on the Concord and Merrimack Rivers ; Walden ; Yankee in Canada ; Cape Cod ; Excursions ; The Maine Woods ; Early Spring in Massachusetts ; Summer ; Letters, new and revised edition ; Houghton, Mifflin and Co ; Boston, 1881-1884. — II. J. Burrough’s Books ; Fresh fields ; Birds and Poets ; Locusts and Wild honey ; Pepacton ; Winter Sunshine ; Signs and Seasons ; Wake Robin, id., 1886-1887. — III. My Garden Acquaintance, etc, by J.-R. Lowell ; id., 1886-1887. — IV. A White Heron, by Sarah Orne Jewett, id., 1886.

Hâtons-nous de dire en commençant qu’il ne faut pas prendre ici le mot de naturalisme dans le sens qu’on lui donne en France depuis peu et qui est devenu synonyme d’un certain genre de réalisme, ni même dans son acception philosophique ordinaire. Il nous a semblé que ce mot pouvait exprimer aussi le culte de la nature et s’appliquer, par conséquent, à cette école littéraire qui a produit dans le Nouveau-Monde les nombreux ouvrages classés sous un titre difficilement traduisible : Out-door library, la bibliothèque du dehors, du plein air, bibliothèque saine et fortifiante qui fait les délices de l’Amérique en sa jeunesse virile. Les volumes qui la composent sont là devant nous, au-dessous de ce chef-d’œuvre dont ils dérivent, la Nature d’Emerson, et il semble que la fraîcheur des forêts, l’arôme des champs s’en exhalent. Thoreau nous appelle à jouir d’un Printemps dans le Massachusetts ; l’auteur des Biglow Papers, l’érudit, le lyrique, le spirituel Lowell apporte dans le tableau des événemens quotidiens dont son jardin est le théâtre ces qualités de l’humoriste, du critique et du poète que l’on trouve si rarement réunies et qui chez lui, par exception, se confondent. C’est aussi l’Été dans un jardin qui tente la plume facile et le talent d’observation de Dudley Warner ; John Burroughs nous réchauffe au Soleil d’hiver et célèbre tout ensemble les Oiseaux et les Poètes. A peindre les oiseaux encore, leurs mœurs et leurs caractères, à retracer toute une série de romans et de drames ailés s’est consacrée la plume d’Olive Thorne Muller et celle de Bradford Torrey. Edith Thomas nous fait faire le Tour de l’année, de ses saisons, de ses plaisirs, des impressions qui se dégagent d’elle, note la chanson du vent et celle de l’eau courante, s’inspire pour philosopher ou pour discourir de la pluie, du beau temps, de la neige, d’un brin d’herbe. Sarah Jewett nous invite avec beaucoup plus d’autorité à la suivre dans ses Chemins de traverse ou sur la plage paisible de Deephaven[1]. Les Poèmes de Célia Thaxter retentissent mélodieusement des bruits de la mer et reflètent avec autant de vérité que de tendresse l’aspect des côtes de la Nouvelle-Angleterre.

On voit que les noms féminins sont nombreux sur cette liste, réfutant le préjugé trop répandu qui veut que les femmes aient à un degré médiocre l’intelligence de la nature. Nous serions plutôt disposé à croire que les moyens de développer cette intelligence leur manquent surtout. Ce n’est pas en vain qu’aux États-Unis un professeur illustre dans les deux mondes qui le revendiquèrent à l’envi, Louis Agassiz[2], a vulgarisé avec le charme qui lui était propre la science tant enrichie par ses découvertes ; ce n’est pas en vain qu’il associa la plus attentive et la plus dévouée des compagnes à ses travaux[3]. Les conférences qui excitèrent un enthousiasme si général, les ingénieuses écoles d’été qu’il imagina pour permettre la continuation des études d’histoire naturelle pendant les vacances, son enseignement si clair et mis à la portée de tous, son grand dessein d’élever sous forme de musée un temple qui, en attestant « les révélations écrites dans l’univers, » parlât à l’esprit des masses comme autrefois les anciennes basiliques, rien de tout cela n’a été perdu. À ces nobles esprits que les circonstances rapprochèrent dans le cénacle de New-Cambridge, Emerson et Agassiz, il faut attribuer l’élan nouveau que nous constatons chez les deux sexes vers le culte de la nature. L’impulsion esthétique vint du premier et l’impulsion scientifique du second. Une littérature toute spéciale devait sortir de ce mouvement ; son but est à la fois d’instruire et de fournir un aliment à la verve exubérante qui a nom animal spirits. La plupart de ceux qui s’y livrent ne poussent pas bien loin leurs investigations ; ils se bornent à ce qui est familier et proche, mais cet étroit domaine est grandi par le sentiment profond de l’intime parenté qui existe entre l’homme et les choses dites inanimées où vibre une âme pourtant, la nôtre, l’âme universelle. Certes, nous ne prétendons pas que tous les livres de la bibliothèque en plein air aient beaucoup de valeur : il y en a de puérils, il y en a de pédantesques ; au plus grand nombre, on pourrait reprocher une monotonie presque inévitable dans la forme, notes ou journal, l’abus fatigant du je. Peut-être cependant trouvera-t-on quelque intérêt à relever les contrastes qui existent entre cette littérature naturaliste et celle qui, chez nous, prend moins justement le même nom. D’un côté, c’est la préoccupation d’une sorte d’hygiène morale, une manière de sport qui exerce dans le meilleur sens les rouages intérieurs, tonifie les nerfs, retrempe l’esprit aux sources de la jeunesse, et d’abord force les plus égoïstes à sortir d’eux-mêmes. De l’autre, c’est le goût, au contraire, de descendre en soi, de s’absorber dans une analyse morbide de sensations et d’entraînemens contre lesquels il semble que la volonté ne puisse rien. Entre les fatalités de l’hérédité et les suggestions de l’hypnotisme, l’homme ne sera bientôt plus qu’un jouet torturé, inconscient. La nature lui apparaît armée de lois impitoyables auxquelles il s’efforcerait en vain d’échapper ; elle est son ennemie plutôt que sa mère et sa consolatrice. Tout devient aliment au pessimisme, au tædium vitæ affecté ou réel. Peut-être, nous le répétons, n’est-il pas inutile de montrer à notre vieille France, si difficile à amuser, si curieuse de raffinemens poussés parfois jusqu’à la chinoiserie, les passe-temps dont se contente un pays moins blasé, jaloux avant toutes choses de rester manly (mâle, viril) et qui transporte dans l’art même ce genre d’aspirations.

La popularité de Thoreau, par exemple, est bien caractéristique. En la constatant, nous serons amené à étudier une vie plus énergique encore et plus pure que l’œuvre qui en fut le résultat ; nous pourrons revenir aussi sur un sujet trop peu connu : l’éclosion et le développement de cette Arcadie intellectuelle que créa autour de lui le grand optimiste Emerson, celui qui a dit : « Bâtissez-vous votre propre monde, » et qui a donné l’exemple en faisant descendre l’idéal sur un petit coin du globe.

I

Ce petit coin si singulièrement favorisé fat le village de Concord, auquel un de ses historiens applique le jugement porté par Tacite sur Marseille dans sa Vie d’Agricola : « Un lieu où se trouvent mêlées la culture grecque et la frugalité provinciale. » En effet, l’influence de l’université voisine de Cambridge s’y faisait fortement sentir à travers les mœurs rustiques ; de hautes pensées s’y alliaient aux habitudes les plus simples ; les deux mille habitans, dont le nombre a doublé depuis, étaient unis par un lien étroit d’égalité sociale, malgré les différences intellectuelles. Thoreau, l’une des gloires de Concord, prête en guise d’armes à sa ville natale un champ verdoyant dont une petite rivière très rapide ferait neuf fois le tour. La Musketaquid ou Rivière des Prairies glisse à travers de vastes pâturages où s’éparpillent les chênes, où l’airelle forme un tapis épais. Une rangée de saules nains borde son cours, tandis que plus loin des vignes se suspendent aux érables, aux aulnes, à tous les arbres amis de la fraîcheur. Les plateaux sont au contraire sablonneux en maints endroits, hérissés de rochers dans d’autres, et la moitié environ du territoire communal est couverte de bois magnifiques. Jamais région ne se prêta mieux au recueillement ni aux rêveries errantes. Son aspect explique assez qu’Emerson, après avoir renoncé à la prédication unitairienne, ait choisi cette paroisse laïque. Il en fit dès lors une sorte d’académie où affluèrent les pèlerins avides de recueillir la parole du maître, où la blanche lumière de son génie, le plus complet qu’ait produit l’Amérique, brilla comme un phare sur lequel restaient fixés les regards attentifs de nombreux disciples. Ce génie qui, par son élévation et son austérité, semble mériter cependant l’épithète de solitaire, exerça l’action d’un aimant irrésistible. Il suffit pour s’en assurer de lire le passage suivant, où se manifeste le tour à demi railleur et si particulier du romancier Nathaniel Hawthorne, l’un des hôtes dont s’enorgueillit Concord :

« Il n’était point nécessaire de m’éloigner beaucoup du pas de ma porte pour rencontrer des formes humaines plus étranges au point de vue moral que l’on n’en eût trouvé ailleurs dans un cercle de mille lieues. Ces fantômes de chair et de sang étaient attirés par l’influence croissante d’un grand penseur original, qui avait élu son gîte terrestre à l’extrémité opposée de notre village. Le merveilleux magnétisme que cet esprit exerçait sur d’autres esprits d’une certaine constitution fit entreprendre à plusieurs de longs pèlerinages dont le but était de lui parler face à face. De jeunes visionnaires, pourvus de tout juste assez de profondeur pour transformer la vie autour d’eux en labyrinthe inextricable, venaient chercher le fil qui devait les aider à se retrouver ; des théologiens à cheveux gris, emprisonnés dans leurs propres systèmes comme dans une cage de fer, voyageaient péniblement jusqu’à sa demeure, non pas pour demander la délivrance, mais pour inviter le libre esprit à partager leur captivité. Tous ceux qui étaient tombés sur une pensée nouvelle ou qu’ils croyaient telle accouraient vers Emerson, comme celui qui vient de découvrir une pierre précieuse se précipite chez le lapidaire pour s’assurer de sa qualité et de sa valeur. »

Hawthorne écrivit ces lignes au moment où le transcendentalisme sévissait à l’état d’engouement, où la rue ombreuse du village voyait passer sous ses vieux ormes non-seulement une procession de philosophes, d’esthéticiens, de poètes, assidus autour du « libérateur » de la pensée, mais encore les représentans de la distinction, de l’élégance mondaines, des hommes haut placés, des femmes charmantes. Emerson, enveloppé de sereine indifférence pour tout ce qui n’était pas sa bibliothèque, ses promenades et une communion intime avec quelques âmes choisies, prêtait néanmoins à cette foule empressée l’auréole de ses propres attributs. Il l’a dit à propos des Amis de Margaret Fuller, qui étaient aussi les siens : « Je me rappelle ces personnes comme une troupe d’élite (fair, commanding troop), chacun étant orné de quelque supériorité de beauté, de talent, de grâce ou de caractère, et dans le nombre plus d’un qui a depuis montré une véritable valeur… »

C’était en 1845. Dix années s’étaient écoulées depuis que le nouveau Platon avait adopté pour retraite cette heureuse vallée d’où partit l’essai universellement répandu aujourd’hui, qui fit dire, lorsqu’il parut anonyme : « Quel est l’auteur de la Nature ? — Dieu et Ralph Waldo Emerson. » Daniel Webster venait presque chaque année à Concord, qu’il appelait le paradis terrestre ; Théodore Parker souhaitait d’y prêcher, et Alcott, Thoreau, le poète phalanstérien Ellery Channing, tant d’autres dont les noms sont devenus célèbres à différens degrés et à différens titres y représentaient ce transcendentalisme dont l’orgueil donna tant de souci jusqu’à sa mort (1841) au bon pasteur Ripley.

M. Sanborn, qui lui-même se rattache à l’école en question, nous a, dans un ouvrage biographique[4], donné des détails très intéressans sur ce vénérable docteur Ripley, qu’Emerson appelait si bien a natural gentleman, et dont les vertus, l’humeur hospitalière, la simplicité, la belle intelligence restée intacte à un fige avancé, jouissent encore, dans le pays qu’il dirigea, d’une réputation légendaire. Il habitait la maison admirablement décrite par Hawthorne dans la suite de contes intitulée : les Mousses du vieux presbytère, et ne voyait pas sans effroi, nous dit M. Sanborn, croître cette branche du mysticisme, ce buisson ardent apparu tout à coup dans son jardin même. Ses belles lettres au docteur Channing, qui s’alarmait moins que lui de la nouveauté, témoignent des sentimens que lui inspirent ces spéculateurs trop modernes qui veulent être appelés réalistes et qui, par leurs oracles, troublent l’air tranquille de sa paroisse. Il est forcé d’admirer de tels hommes, dont la science et la vertu sont indiscutables, et qui offrent l’exemple d’une vie sans reproche ; mais que ne donnerait-il pas pour leur voir trouver une méthode meilleure de faire le bien, une manière plus intelligible d’instruire et de réformer le prochain !

Du reste, Emerson lui-même admet que le nom de transcendentalisme semble devenu synonyme d’une sorte de mort, quand il parle à son tour de ce besoin (qui est un signe des temps) qu’éprouvent beaucoup de personnes intelligentes et religieuses de se retirer des compétitions, des travaux convenus pour adopter un genre de vie solitaire et critique duquel aucun résultat bien sérieux n’est encore sorti pour justifier cette.séparation : « Ils se mettent en grève et demandent que quelque chose leur soit donné à faire qui soit digne d’eux… Ils s’isolent. L’isolement est l’esprit qui préside à leurs écrits, à leurs convictions ; ils refusent de supporter les fardeaux publics, de prendre part aux affaires, aux charités publiques,.. au culte public… Ils ne veulent pas voter. »

Ces remarques semblent s’appliquer à ses amis Alcott et Thoreau. Nous n’avons rien à dire ici de l’utopiste qui tenta de fonder la fameuse association de Brook Farm[5] ; l’ermite de Walden est moins connu ; c’est lui qui doit figurer en tête de la série des naturalistes américains.

Henry David Thoreau fut le dernier descendant mâle d’un ancêtre français qui vint de Guernesey, selon Emerson, de Jersey, selon Sanborn, à qui nous empruntons cette curieuse biographie, habiter la Nouvelle-Angleterre, et il n’est pas impossible de retrouver sous la greffe saxonne et sous les influences du milieu, qui firent de lui l’Américain par excellence, quelques-uns des traits distinctifs de sa patrie d’origine : au bon sens imperturbable, une extrême franchise, le don d’écrire des lettres charmantes, et un certain attachement au clocher qui ne lui permit jamais, tout en tenant par plusieurs côtés à l’école de Robinson, d’abandonner longtemps sa famille. Seul entre les transcendentalistes, il naquit à Concord (1817) ; les autres y vinrent de différens points de l’Amérique. Ses yeux s’ouvrirent à la lumière de l’esprit alors que Carlyle en Angleterre, Emerson en Amérique, préparaient leurs contemporains à cette renaissance moderne qui a porté des fruits si variés et si abondans. Il mourut (1862) quand l’ère purement spirituelle du mouvement passa pour faire place à une ère de régénération politique qu’il appelait de tous ses vœux. Son regard clair et perçant avait scruté l’avenir, et les théories abolitionnistes qui dans sa bouche furent traitées de paradoxes, entre 1840 et 1860, se trouvèrent à la fin avoir été autant de prophéties.

Le jeune Thoreau prit ses grades universitaires à Harvard Collège ; il essaya d’abord de l’enseignement, mais alla bientôt partager les travaux de son père, qui était fabricant de crayons. Ayant perfectionné cette industrie et fabriqué un crayon de mine de plomb qui, au gré des marchands et des artistes, pouvait rivaliser avec les meilleurs produits de Londres, il répondit à quelqu’un qui le félicitait d’avoir trouvé le chemin de la fortune : « Je ne recommencerais pas ce que j’ai fait une fois. A quoi bon ? .. » Et, en effet, il ne s’arrêta jamais à aucune profession, dédaignant en toutes choses les sentiers battus et ne se piquant de pratiquer que l’art de bien vivre.

« Dès l’âge de dix ans, dit Ellery Channing, qui a raconté son histoire avec l’enthousiasme de l’amitié, il avait la force d’âme d’un Indien et tant de sérieux qu’on l’appelait le juge. »

Sa vie se passa en promenades sans fin, favorables à cette incessante étude de la nature qu’il poursuivait en évitant le plus possible, tout instruit qu’il fût, le secours de la science technique, car il n’était curieux que des faits et n’attachait de prix qu’à l’observation personnelle. Une sorte de dédain l’empêcha toujours d’envoyer des rapports à aucune académie, jamais il ne se soucia d’être membre d’une société savante. Sous ce détachement absolu se laisse deviner l’orgueil émersonien, qui, autant que la vertu sans doute, le conduisit à tous les genres de renoncemens : il ne se maria jamais et vécut dans un célibat ascétique ; il ne mangeait guère de viande, ne buvait pas de vin, se défendait le tabac, n’usait contre les bêtes ni de fusil ni de piège. « Protestant à outrance, » il alla en prison plutôt que de payer une taxe que sa conscience n’approuvait pas. L’esprit d’opposition était puissant chez lui ; il le tournait non-seulement contre les abus, mais contre la plupart des réformateurs, dont il examinait les mobiles très sévèrement. Il ne prit donc aucune part à la politique, se bornant à entourer d’un invariable respect le parti anti-esclavagiste. Son dévoûment à cette cause se retrouve dans son courageux plaidoyer en faveur de John Brown, prononcé au moment de l’arrestation de celui qu’il considérait comme un héros. En toute circonstance, Thoreau faisait marcher de front la foi et la pratique. Sa liberté lui était plus chère que tout au monde, mais il la soumettait à une rigoureuse discipline morale. D’abord il s’imposait de réduire ses besoins. Quand il lui fallait cependant un peu d’argent, il aimait le gagner par quelque besogne manuelle, construisant un bateau, une palissade, s’occupant de plantations. Le métier d’arpenteur, qu’il pratiqua de préférence à tout autre, lui fournissait l’occasion d’appliquer ses connaissances forestières et mathématiques. De ses œuvres littéraires, il tirait peu de profit.

Il eût rougi de faire métier du don d’écrire, qu’il possédait à un haut degré. On ne peut dire que ce don lui fût inculqué par Emerson, ni l’accuser d’avoir été un écho du maître, quoique l’influence de celui qui a été nommé avec raison le Zeitgeist personnifié, l’esprit même de son temps, se soit imposée plus ou moins visiblement à tous ses disciples, même à Hawthorne, qui convient de l’impossibilité où il se trouva un instant d’échapper à cette domination subtile, irrésistible. Avant même que Thoreau ne connût Emerson, dans les premiers essais datés de Cambridge, dans les tâtonnemens du jeune homme de dix-huit ans, se trouvent les qualités bien personnelles qu’il développa plus tard : le sentiment de la nature, le génie de la description, le goût des images et des symboles, un parfait détachement de toute opinion étrangère, sans parler du style, qui est celui d’un lettré délicat nourri de l’étude des classiques. Pour Thoreau, l’art d’écrire consistait à trouver des sentences qui suggèrent beaucoup plus qu’elles ne disent et qui sont comme environnées d’une atmosphère bien à elles, des phrases qui ne ressuscitent pas des impressions déjà subies, mais qui en créent de nouvelles, des mots « durables à la façon d’un aqueduc romain. » L’expression définitive et concentrée le tentait surtout. Du reste il se souciait peu de la gloire et retardait toujours le moment de publier ; la quantité de manuscrits qu’il laissa derrière lui en est la preuve.

En 1837, Emerson lui ouvrit son recueil périodique : the Dial, Le premier ouvrage qu’il donna fut un petit poème : Sympathy, qu’avaient déjà précédé d’autres vers A la fille de l’Est. La légende veut que ces deux morceaux aient été dédiés à une jeune personne dont deux frères étroitement unis, Henry et John Thoreau, étaient amoureux ; il est bien probable que, si le futur ermite de Walden ressentit l’amour, ce ne fut que sous la forme épurée du sacrifice. Ces vers ne témoignent aucune imitation de l’auteur des Wood-notes, mais révéleraient plutôt une étroite familiarité avec la littérature du temps d’Elisabeth et des Stuarts. Jusqu’en 1844, année où le journal cessa de paraître, sa collaboration au Dial continua ; il reste de Margaret Fuller, qui aidait à la direction, des lettres bien remarquables touchant les articles ou les poésies qu’il présentait. Cette jeune femme, qui, sans avoir été à Cambridge, égalait et dépassait même en connaissances de toute sorte les gradués de l’université, cette conférencière, dont l’éloquence, l’érudition furent plus tard reconnues en Europe, d’où elle revint marquise d’Ossoli, pour périr tragiquement dans un naufrage, en vue de New-York, avec son mari et son enfant, mériterait d’être l’objet d’une étude spéciale. Emerson l’avait surnommée l’Amie ; elle fut celle de Thoreau jusqu’à le critiquer avec une sévérité sous laquelle, d’ailleurs, on devine beaucoup d’estime. Entre-autres reproches, elle blâme le poète novice de dire trop constamment et trop complaisamment de la nature : « Elle est à moi. » — « Elle ne sera pas à vous jusqu’à ce que vous ayez été davantage à elle. Cherchez le lotus, buvez à longs traits le ravissement. Ne dites pas avec cette confiance que tous les lieux, toutes les circonstances se ressemblent et se valent. Ceci ne deviendra vrai que lorsque vous aurez découvert que c’est faux. » — L’apprentissage, sous de tels auspices, fut certainement utile au jeune naturaliste. En même temps, il faisait des lectures au lycée de Concord, qui entendit s’élever tant de nobles voix.

En 1840, Thoreau semble définitivement entré dans l’intimité du cercle d’élite qui se réunissait chez Emerson. Il avait écrit déjà sa Semaine sur les rivières de Concord et du Merrimac, et autour de lui on trouvait ce livre « tout parfumé de la vie des bois et des ruisseaux de la Nouvelle-Angleterre, d’une solidité, d’une vigueur vraiment aborigènes, donnant enfin l’idée d’un homme qui est entré dans la nature en sachant ce que la nature attend de lui. On a souvent raconté la vie des transcendentalistes. Tout en se livrant aux plus hautes spéculations philosophiques, tout en discourant sur l’inspiration, sur les bardes et sur les prophètes, ils n’oubliaient pas un point essentiel de la doctrine, qui était que chacun prit sa part de quelque travail manuel. Alcott, Ellery Channing, Hawthorne et les autres, s’occupaient de fendre du bois, de faucher, de faner, de tailler les arbres. Emerson lui-même soignait son verger, mais il nous paraît certain que bon nombre de ces ouvriers n’étaient que des amateurs, apportant peut-être une bonne dose d’affectation dans l’exécution de leur programme, tandis que Thoreau s’évertuait comme un vrai paysan, fidèle à sa fière résolution d’entreprendre tout ce qu’un homme peut faire. Quand il se bâtit une cabane au fond des bois, Emerson songea un instant à l’imiter ; ce projet finit par la construction d’un pavillon dans son propre jardin. Il en fut souvent ainsi. Thoreau agissait, laissant rêver les autres. Le bon sens qu’il nous plaît d’attribuer à ses origines françaises le préserva toujours des utopies et des chimères, au milieu de la plus parfaite originalité d’allures. Il laissa ses amis Alcott, Channing, Horace Greely, etc., lutter contre les difficultés insurmontables des associations de Brook Farm, de Fruitlands et autres phalanstères plus ou moins fouriéristes, et réalisa pour sa part, en ne s’appuyant que sur lui-même, un désir passionné de solitude, qui s’est exprimé dans le meilleur de ses ouvrages : Walden.

Walden, s’il était traduit, suffirait à établir en France la réputation de Thoreau comme écrivain et comme penseur. C’est l’histoire du séjour qu’il fit sur le bord d’un lac reculé du Massachusetts, où il avait voulu mener la vie sauvage, subvenir seul à tous ses besoins, gîte, vêtement, nourriture, affirmer ainsi sa complète indépendance. La sérénité d’une âme maîtresse d’elle-même, allègrement servie par des membres actifs, éclaire ce livre et en fait une œuvre saine autant qu’intéressante pour tous les âges. Comme il plaint sincèrement ceux qui ont eu le malheur d’hériter des prétendus biens d’ici-bas, et qui creusent leur tombe, pour, ainsi dire, aussitôt qu’ils ont commencé à vivre ! Certes, son expérience, si belle qu’elle soit, n’est pas sans mélange de déceptions, mais ces déceptions il ne les livre pas aux profanes, il a ses secrets que nous pouvons entrevoir comme derrière un voile transparent à travers cette jolie métaphore indienne :

« J’ai perdu, il y a longtemps, un chien de chasse, un cheval bai et une tourterelle, et je suis encore à leur recherche. Nombreux sont les voyageurs à qui j’ai parlé d’eux et donné leur signalement. J’en ai rencontré un ou deux qui avaient entendu le chien et le galop du cheval, et même vu la colombe disparaître derrière un nuage, et ils semblaient aussi impatiens de les retrouver que s’ils les eussent perdus eux-mêmes. »

On aurait tort de prendre à la lettre les fréquentes professions de misanthropie où se complaît Thoreau. Il nous dit bien que sa plus grande joie est de pouvoir se passer de l’aide des hommes, en compagnie desquels rien de simple ni d’honnête ne saurait être accompli, car, pour y atteindre avec eux, il faudrait d’abord les faire passer par un laminoir qui les débarrassât de toutes les vieilles notions ; « et même, ajoute-t-il, le feu eût-il pénétré partout, il se trouverait encore un œuf caché, ici ou là, qui viendrait évoquer le passé, rappeler que le blé d’Égypte nous a été légué par une momie. » Mais ce ne sont là que des paradoxes ; en réalité, aucun pessimisme amer n’accompagne chez lui le goût de l’isolement ; sa raillerie est bienveillante au fond. S’il témoigne un certain mépris des théories philanthropiques à la mode, c’est qu’il croit que la meilleure façon de secourir est encore de prêcher d’exemple. Au lieu d’aspirer au projet ambitieux de réformer le monde, que chacun se mette à quelque libre travail. « Communiquons aux autres notre courage et non notre désespoir, notre santé plutôt que nos maladies. Le matin nous apporte une invitation joyeuse à faire de notre vie une vie d’innocence et de simplicité,.. écoutons le matin. Les Védas assurent que toutes les intelligences s’éveillent avec lui ; la poésie date de cette heure-là, les héros sont enfans de l’aurore. »

Chaque saison prodigue ses conseils au solitaire, tous les bruits de la forêt ont pour lui un sens moralisateur. Au réveil, il se baigne et se renouvelle dans son lac. Les bois l’environnent sans aucune échappée sur le monde ; il peut donc se croire bien plus loin de lui qu’il ne l’est en effet. Point de journaux ; toutes les rumeurs, y compris celle d’une révolution en France, lui feraient l’effet de commérages oiseux. Il ne mesure pas le temps : « Le temps, c’est le « ruisseau où je vais pêcher. J’y étanche ma soif ; mais, tandis que je bois, je découvre le sable au fond et je sais combien il a peu de profondeur. Le mince courant glisse plus loin, plus loin, et l’éternité demeure. Je ne suis pas capable de compter jusqu’à un ; j’ignore la première lettre de l’alphabet… »

Son esprit, si orgueilleux devant les hommes, s’humilie. Il attend la résurrection de l’insecte qui tout à coup s’échappe, ailé, de la prison où il gisait à l’état de larve informe. La vraie lumière, en nous aveuglant, ne serait pour nous que ténèbres aujourd’hui, mais il y aura d’autres aurores que celles qui ont été contemplées par nos yeux mortels ; notre soleil n’est qu’une « toile du matin. » Tels sont les conseils, les leçons qui se dégagent du lac forestier et des moindres cailloux, des moindres berges de ses rives. On comprend que Henry Thoreau, bien qu’il ne pratiquât en fait de culte que la prière silencieuse dans les grands bois, soit devenu le chef d’une sorte d’église qui tint sa place à Concord entre les églises unitairienne et orthodoxe, celle des « promeneurs du dimanche, » laquelle conquit depuis lors beaucoup d’adeptes à cette église, il ne manqua pas même un martyr, Henry Thoreau ayant vraisemblablement payé de sa vie tant de fatigues démesurées, tant de nuits passées sur le sol nu à contempler les étoiles, le dédain de son corps, en un mot, et l’abus de ses forces. Il mourut de consomption à quarante-cinq ans, auprès d’une sœur digne de lui par l’élévation de l’âme et la bonté, en répétant qu’il ne regrettait rien et que, jusqu’à sa dernière heure, il jouissait de la vie autant que jamais.

Thoreau n’avait habité Walden qu’ira peu plus de deux ans ; il déclara ensuite avoir eu d’aussi bonnes raisons pour quitter les bois que pour y aller. De son ermitage, il reste une pyramide de pierres, annuellement saluée par des centaines de fidèles qui contribuent à la grandir en y ajoutant chacun son caillou. Alors même qu’il l’habitait, il y recevait bien quelques visites ; lui-même nous dit plaisamment qu’il avait trois chaises, l’une pour la solitude, l’autre pour l’amitié, la troisième pour la société.

A la solitude, il dut ses plus grandes jouissances et ses plus hautes inspirations, mais il n’aurait pu, même pour l’amour d’elle, abjurer certaines affections en échange desquelles il reçut les témoignages d’un véritable culte, ceux qu’il aimait recourant à lui comme à un confesseur et à un oracle. Il va sans dire que ces affections-là étaient rares ; leur intensité contenue se reflète dans les pages célèbres qu’il a écrites sur l’Amitié. On ne peut se figurer Thoreau en commerce de camaraderie avec personne : « Je prendrais aussi bien le bras d’un orme ou d’un chêne que le sien, » disait un de ses amis. Il était difficile, en effet, de se placer sur un pied d’égalité avec cet être chaste et fort. Sa vraie compagne était la nature, parce qu’il lui semblait difficile de toucher ce qui est essentiellement l’humanité à travers la civilisation et le convenu. Néanmoins, il savait apprécier à ses heures le contact des grands esprits réunis autour d’Emerson, et lui-même, avec le temps, dut se résigner à voir les pèlerins affluer chez lui ; mais il préférait à tous les propos de salon une histoire rustique empreinte de vérité, comme savaient en conter les fermiers qu’il fréquentait au cours de ses promenades. Il faut dire que cette race d’émigrans établis dans le pays dès la fondation de Concord, braves contre les Indiens et contre les Anglais ; ardens patriotes, énergiques défenseurs de leurs droits, n’avaient rien de vulgaire. L’un d’eux, Hosmer, a inspiré à Thoreau la belle page où il nous montre ce vieillard à face pâle, marchant l’âme contente auprès de sa charrue pour la cinq-centième fois :

« La vie humaine peut être transitoire et pleine de soucis, mais l’esprit éternel qui mesure l’étendue d’un printemps à un autre, de Columelle à Hosmer, est supérieur au changement. Je m’identifierai à ce qui n’est pas mort avec Columelle et ne mourra pas avec Hosmer. » Emerson a déclaré que c’était un privilège et un plaisir que de se promener avec Thoreau ; il connaissait le pays comme un fauve ou comme un oiseau : il n’y avait pas de point où il ne fût passé par des sentiers à lui, où il n’eût nagé, patiné, conduit son bateau. Ses sens aiguisés par l’exercice lui permettaient de se retrouver dans l’obscurité, de mesurer à vue d’œil l’espace, les arbres, les montagnes, de reconnaître la trace de tous les animaux sur le sol ou dans la neige. Sous un bras, il portait un vieux livre de musique où il rangeait les plantes ; dans ses poches, son journal, — car il notait toutes ses pensées à l’endroit même où elles lui étaient venues, — un microscope, un couteau et de la ficelle. Du reste, ses yeux perçans pouvaient se passer de loupe, et il avait l’oreille d’un sauvage. Quant à sa mémoire, elle était le registre photographique de tout ce qu’il voyait ou entendait ; il n’en tirait pas vanité : ses livres prouvent que, si le document lui importe, c’est par l’impression qu’il produit sur l’esprit. Il aimait transformer chaque pensée en symbole ; il appréciait la valeur de l’imagination qui élève et console la vie humaine. D’une patience à toute épreuve, il savait rester immobile comme un morceau du rocher sur lequel il était assis, jusqu’à ce que l’oiseau, le reptile, le poisson vinssent à lui par curiosité. On raconte sur son intimité avec les bêtes les anecdotes les plus étonnantes. Lui-même, avec sa physionomie sagace et battue par les intempéries, ressemblait, paraît-il, à un animal étrangement fin et singulièrement honnête tout ensemble, à quelque renard franc et généreux jusqu’à la magnanimité, si l’on peut réussir à se figurer ainsi un renard.

Quelqu’un lui a reproché d’avoir parlé de la nature, « comme si elle était née et avait été élevée à Concord. » Cette prédilection pour les environs de sa ville natale ne tenait pas à l’ignorance, mais il était d’avis que la meilleure place pour chacun de nous est celle où il a été planté. Deux ou trois fois seulement, sa plume vive et colorée comme un pinceau a tracé d’autres aspects que celui du paysage natal. Bien que l’étang de Walden fût pour lui un diminutif de l’océan, tout aussi curieux à sa manière que l’océan lui-même, il voulut se rapprocher de l’Atlantique, et le résultat d’une excursion de trois semaines du côté du Cap Cod lui a fait écrire la jolie relation de voyage où, nous dit-il modestement, ses lecteurs ne dosent s’attendre à trouver que fort peu de sel, le sel que la brise de terre peut emprunter en soufflant par-dessus un bras de mer ou que l’on goûte sur l’écorce des arbres à vingt milles en terre après les vents de septembre.

L’espèce de fraternité qui l’attachait aux Indiens et le plaisir qu’il éprouvait à causer avec eux le conduisirent aussi dans les Bois du Maine, où il eut pour guide un vieux sauvage fort intelligent et très apprivoisé, qui faisait beaucoup plus de cas que lui de la civilisation.

Ce fut peut-être une curiosité secrète de son vieux sang français, un effet de l’atavisme qui lui suggéra son voyage au Canada (A Yankee in Canada). Ce libre esprit, qui n’accepta jamais le joug d’aucune forme religieuse, s’y montre impressionné par le recueillement des églises catholiques, par l’attitude respectueuse des fidèles agenouillés, par cette large hospitalité romaine qui permet de pénétrer à toute heure dans la maison de Dieu ; il irait volontiers, non pas le dimanche, car les prêtres, les cérémonies, tout lui paraît inférieur au catholicisme pur et simple sans aucun de ses accessoires ni de ses interprètes, il irait volontiers dans la semaine s’y pénétrer de cette religieuse atmosphère, y penser. Aucun symbole naïf ne le scandalise, pourvu qu’il soit consacré par l’imagination des fidèles. Il trahit cependant à son insu de très étroits préjugés : les sœurs de charité catholiques lui font l’effet de momies qui ont juré de ne sourire jamais ; la volubilité, la politesse des gens, l’étonnent fort, mais ce pays, qui paraît vieux comme la vieille Normandie elle-même, qui lui représente l’Europe et le moyen âge, remue chez le Yankee Thoreau certains sentimens qui ressemblent à des souvenirs attendris : « S’entendre dire que le village dont je demande le nom s’appelle Saint-Féréol, Sainte-Anne, celui de l’Ange gardien ou de Saint-Joseph, et d’une montagne qu’elle est celle de Bel-Ange ou de Saint-Hyacinthe ! .. » Partout des saints. A partir de Saint-Jean, les noms des ruisseaux, des collines et des localités lui semblent pleins de poésie : « Chambly, Longueil, la Pointe aux Trembles, etc. Il ne faudrait qu’un peu d’accent étranger, quelques voyelles de plus pour évoquer un idéal. Moi, je commence à rêver de la Provence et des troubadours, de lieux et de choses qui n’existent pas sur la terre. Ils me voilent la tradition indienne, la forêt primitive. Les bois du côté de la baie d’Hudson deviennent des forêts de France et de Germanie. Je ne peux m’amener à croire que les habitans qui prononcent tous les jours ces noms délicieux et pour moi significatifs aient une vie prosaïque, comme nous autres de la Nouvelle-Angleterre. Bref, le Canada que j’ai vu n’est pas seulement un pays où aboutissent les chemins de fer et où se réfugient les criminels. »

Il se met à balbutier le français avec de braves gens aussi hospitaliers qu’ils sont pauvres, surpris qu’on ne lui indique pas une auberge quand il demande une « maison publique. » Le perpétuel oui des Canadiens amuse ce grand opposant, à qui jamais il ne coûta de dire non. Il lui plaît de constater que ces Français, dont on suit de par le monde si volontiers toutes les modes, ont adopté ici de leur plein gré beaucoup de coutumes indiennes, qu’ils portent des mocassins, tandis que les descendant des Pèlerins enseignent aux Anglais de nos jours à faire des bottines à vis. Jusqu’à un certain point, les petits-fils des compagnons de Cartier ont respecté les Indiens comme un peuple indépendant ; ils les ont traités en alliés, en voisins, ce que les Anglais n’ont jamais su faire. Quand les Anglais prirent possession de Québec, en 1630, les Indiens crurent pouvoir se permettre avec eux la même familiarité qu’avec les Français ; des coups leur répondirent, et aussitôt ils reconnurent la différence entre les deux races, ils s’attachèrent davantage aux Français. Les Anglais ont mieux compris l’émigration au point de vue du succès, mais Thoreau éprouve une sympathie secrète pour l’esprit d’aventure de nos coureurs de bois. Certainement le Canadien d’aujourd’hui manque d’énergie, sa pauvreté le prouve, mais peut-être possède-t-il des vertus sociales et autres qui font défaut au Yankee et qui, en réalité, sont une richesse.

C’est avec un plaisir infini que nous avons senti, en lisant Yankee in Canada, se réveiller chez Thoreau une vague prédilection pour la patrie de ses ancêtres, car la France doit être fière de reconnaître, à travers les générations écoulées, ce fils dont un juge tel qu’Emerson, put comparer le caractère à la plante des Alpes nommée edelweiss (noble pureté). Poète, moraliste et philosophe, il fut d’abord un homme dans la plus haute acception du mot. Sa poésie est inégale et souvent rude. « Il lui manque le grand souffle lyrique et l’habileté technique, dit Emerson, mais il possédait la source même de la poésie dans sa perception spirituelle des choses. Son petit poème classique de Smoke (Fumée)[6] rappelle Simonide, tout en le dépassant. Sa biographie est dans ses vers. Il en faisait une hymne habituelle à la cause des causes, à l’esprit qui vivifiait et contrôlait le sien. »


IV

C’est nuire à John Burroughs que de parler de lui après Thoreau, la ressemblance entre eux étant grande, avec des différences qui sont tout à l’avantage de l’auteur de Walden. Burroughs a de moins le prestige d’une vie exceptionnelle, montée, commentée par des biographes tels que Sanborn et Channing. Il n’est pas encore classé au rang des ermites, des stoïques et des prophètes ; nous ne le connaissons que par de nombreux petits livres : Fresh fields, Signs and Seasons, Winter Sunshine, etc., d’un aspect frais et verdoyant qui d’avance trahit leur contenu. Il est évident que la joie de vivre est emprisonnée là-dedans avec les pluies d’été, les paysages d’hiver, les rayons de soleil, les brises marines, le parfum des pins, le murmure des sources, le bourdonnement des abeilles, la nature enfin observée par un regard sûr de savant et d’artiste, idéalisée aussi par cette vision du poète qui considère tout subjectivement et, comme on l’a dit avec justesse, porte en lui les merveilles, qu’il découvre au dehors. Il y a une part d’allégorie auprès de descriptions si minutieusement vraies qu’elles feraient croire que leur auteur est de ces privilégiés dont il parle, lesquels semblent avoir des yeux en plus grand nombre et autrement conformés que le commun des mortels, des yeux capables de percevoir du premier coup et tout ensemble les objets qui relèvent des domaines opposés du microscope et du télescope.

Burroughs est, comme Thoreau, élève d’Emerson, et si clairement qu’il voie les choses de la nature, avec quelque curiosité qu’il les étudie, il est d’abord occupé de leurs suggestions spirituelles. Le titre d’un de ses plus jolis livres, Sauterelles et miel sauvage, fait naître, par exemple, l’idée de ce qu’offre de délectable un désert même et du genre de trouvailles qui nous attendent sur les points les plus déshérités. Pour comprendre le sens de Pepacton, quelques éclaircissemens sont nécessaires. Le Pepacton est un bras du Delaware, un cours d’eau pittoresque sur les rives duquel M. Burroughs est né ; son nom indien signifie mariage des eaux, et ce nom convient bien à un livre où se réunissent maints courans en effet : morale, philosophie, notes familières crayonnées le long du chemin sur les plantes et sur les bêtes, anecdotes, critique même, car ces disciples d’Emerson sont tous, en science et en littérature, des critiques singulièrement sagaces. Il suffit pour s’en assurer de lire une certaine étude de Thoreau sur Carlyle. Les jugemens de Burroughs sont marqués au coin de la même pénétration ; il applique au monde intellectuel cette acuité de coup d’œil qui lui permet de scruter le monde physique. Il croit aussi à l’intuition.

« Un vrai poète, dit-il quelque part, en sait plus long que le naturaliste sur la nature ; parce qu’il porte les secrets de la nature dans son cœur. »

Ceci est purement émersonien. Nous avions déjà lu : « Dans les investigations qui concernent les lois de l’univers, cherchez la plus haute raison, elle sera toujours la vraie. Ce qui semble à peine possible n’est souvent si peu distinct que parce que c’est écrit au plus profond de l’esprit, parmi les vérités éternelles. La science empirique est susceptible d’obscurcir notre vue, et, par la connaissance même des fonctions et des procédés, de priver celui qui s’y livre de la contemplation de l’ensemble… Que le naturaliste le plus instruit prête à la vérité une attention dévote et entière, il verra qu’il lui reste beaucoup à apprendre sur ses relations avec le monde et que l’on n’apprend cela par aucune addition ou soustraction ou autre comparaison de quantités connues, mais par les saillies non enseignées de l’esprit, par la possession de soi, par l’humilité absolue. Il s’apercevra qu’il y a des qualités bien plus excellentes chez le savant que la précision et l’infaillibilité, qu’on peut souvent recueillir plus de fruits en devinant qu’en affirmant d’une manière indiscutable, qu’un rêve enfin peut nous faire pénétrer plus profondément dans le secret de la nature que cent expériences concertées[7]… »

Aux théories du maître, à sa large synthèse de la nature, Burroughs ajoute cependant force variantes ; il ne veut pas que le poète se repose avec trop de confiance sur la connaissance intuitive et qu’il néglige la vérité des détails. Tel est le fond de l’ingénieuse petite étude sur la Nature et les Poètes, un morceau qui pourrait donner à réfléchir au naturalisme de M. Zola, coupable, on le sait, dans un de ses romans, d’avoir fait fleurir ensemble toutes les fleurs de l’été. Jamais Shakspeare, qui admettait cependant sans aucun pédantisme les conventions favorables à l’art, n’a erré en matière de zoologie ou de botanique, sauf quand il reproduit les superstitions inhérentes à son époque ; mais personnellement — M. Burroughs le prouve, — il se montre observateur aussi attentif des choses des champs et des bois que s’il eût passé sa vie en contact avec elles. Bryant, le père de la poésie américaine, a d’aventure sacrifié la vérité à la rime, quoique ses paysages aient un renom mérité d’exactitude. Longfellow, quand sa fantaisie l’emporte, ne s’arrête guère à demander : « Est-ce vraiment ainsi ? .. » Il passe outre, et pourtant il a écrit l’un des beaux poèmes naturalistes : la Pluie en été. — Le lecteur surprendrait bien rarement une fausse note chez Whitlier, qui a rendu mieux qu’aucun autre dans Snow-Bound la physionomie de l’hiver au nord de l’Amérique. Emerson est presque impeccable ; néanmoins, son élève le reprend respectueusement à propos de la chanson du merle, qu’il pare des qualités d’un merle européen, tandis que le merle d’Amérique n’est pas un chanteur. Lowell a, du reste, fait une fois la même faute, volontaire sans doute car il possède merveilleusement la faune et la flore de son pays. Le panthéisme de Walt Whitman marche de front avec une connaissance approfondie des sciences naturelles. Celui-là est moins local que les poètes de la Nouvelle-Angleterre, il se tourne davantage du côté de l’ouest ; mais, tout en embrassant parfois l’univers dans ses chants exaltés, il sait être précis et même scrupuleux ; n’a-t-il cherché pendant des années un mot qui pût suggérer l’idée de l’appel du soir modulé par le gosier du rouge-gorge !

En somme, cette critique de Burroughs, critique d’un genre tout particulier et qui paraîtra puéril à quelques-uns, est finalement favorable aux poètes américains ; elle l’est aussi à plusieurs poètes anglais ; si on l’appliquait chez nous, peut-être M. André Theuriet serait-il seul trouvé sans reproche.

Inutile d’ajouter que la précision scientifique n’empêche pas chez le vrai poète l’originalité du sentiment personnel, qui peut, en restant toujours juste, être varié à l’infini. « Le rossignol de Milton n’est pas celui de Coleridge, la pâquerette de Burns n’est pas celle de Wordsworth, l’abeille d’Emerson n’est pas celle de Lowell, la nature est tout à tous, » et voilà pourquoi M. Burroughs ne s’est jamais embarrassé de l’analogie apparente que pouvait offrir son œuvre avec celle de Thoreau ; il sait que le naturaliste et le poète, Darwin comme Tennyson, créent à moitié le monde qu’ils décrivent ; il sait qu’avant qu’un fait ne devienne poésie, il faut qu’il passe à travers le cœur ou l’imagination du poète, de même qu’avant de devenir science, il faut qu’il passe à travers l’entendement du savant ; il n’oublie pas non plus que l’homme ne peut prendre un réel intérêt à la nature que s’il s’y voit reflété, et ce qui se reflète de la personnalité humaine dans ses livres est digne après tout d’être ajouté aux observations d’Emerson et de Thoreau. Pour nous autres du vieux monde, Burroughs est moins inaccessible que Thoreau ; ce n’est pas l’edelweiss, c’est une plante plus facile à rencontrer qui fleurit à mi-côte, entre la solitude et le monde. Jamais il n’eut la fantaisie de se retirer dans une cabane construite de ses mains, bien que ses aïeux eussent eux-mêmes jadis planté leur foyer dans les grands bois ; mais il a exprimé d’une façon charmante le plaisir que l’on éprouve à bâtir une maison pour soi. Tout peut manquer à son architecture, pourvu qu’elle suggère l’idée du repos. Il évitera le toit mansardé, qui ne protège pas suffisamment ; parlez-lui d’un toit immense, s’élevant bien haut comme le flanc d’une montagne et couvrant les gens de même que l’aile d’une poule couvre les poussins. Point d’orgueil, point de vanité, de la modestie au contraire, de la sincérité surtout. Ruskin ne donnerait pas d’autres conseils, n’indiquerait pas mieux les significations morales de l’art et la vérité d’expression qu’il en exige.

Ceux qui ont l’haleine un peu courte et le pied paresseux trouveront les promenades avec Burroughs moins fatigantes que les rudes excursions de Thoreau ; il se met plus volontiers à notre pus, il condescend mieux à comprendre nos faiblesses, reconnaissant tout le premier que les paysages américains ne semblent pas suffisamment abordables, qu’ils manquent de sentiers, de chemins de traverse, d’échaliers, de passerelles, de mille commodités qui viennent au secours du piéton d’Europe. Les oiseaux paraissent absens, leur musique, plus plaintive et plus intermittente, se perd dans de trop grands espaces, la population est clair-semée ; la marche exige ici une certaine dose de résolution, elle ne peut tenter que les intrépides ; mais l’auteur de Signs and Seasons ne nous propose rien qui excède nos forces ; il aime à s’asseoir dans les bois ou bien au bord d’une rivière, jusqu’à ce que viennent à lui les choses qui méritent d’être observées ; presque toujours à l’improviste, il nous fait faire quelque découverte, et, en attendant, il cause de tout à bâtons rompus, non pas des horizons lointains ou des grands accidens pittoresques, mais de la fleur ou du caillou qu’il a sous la main, des détails de la vie rustique, des mœurs de ses Voisins d’hiver, le petit hibou du pommier creux, la timide lapine grise cachée sous le plancher de son cabinet de travail, les moineaux, qui ne sont ni aussi hardis ni aussi spirituels que ceux de nos villes. Burroughs n’est pas exclusif à la façon de Thoreau ; moins original assurément, il se montre aussi moins abrupt, moins tranchant, moins obstiné contradicteur. Il n’a pas ces habitudes d’antagonisme qui poussent l’ermite de Walden à faire l’éloge de l’aspect domestique des forêts pendant l’hiver et à comparer les plus arides solitudes à Paris ou à Rome. Il ne nous abasourdit pas à coups de paradoxe. Quoiqu’il place, lui aussi, l’intelligence et la sympathie bien au-dessus du savoir, il sait beaucoup, — peut-être même montre-t-il trop ce qu’il sait en abusant des citations, en faisant continuellement appel au témoignage des Grecs et des Romains. A propos d’un brin d’herbe, d’une goutte d’eau, il évoque Homère et Pindare, Théocrite et Virgile, Pline, Plutarque, Sénèque. Du moins n’affiche-t-il pas le dédain des connaissances classiques dont il se sert, comme fît Thoreau, ce qui donnerait l’idée d’un grain d’affectation chez l’homme le plus sincère peut-être qui ait jamais existé, si l’on ne sentait bien vite qu’il n’y a là qu’un paradoxe de plus, mais un paradoxe irritant à la longue. Le fait est que les Américains très instruits le sont rarement avec discrétion, de même que ceux qui ont de très bonnes manières exagèrent volontiers le refinement. La mesure en tout est l’un des derniers fruits des vieilles civilisations.

Lowell lui-même, si brillant, si spontané, semble faire quelquefois parade d’érudition : M. Stedman, dont on ne peut trop louer l’impartiale critique, et que nous aurions dû nommer en outre parmi les poètes naturalistes, a beau nous affirmer[8] qu’il n’y a de sa part aucun pédantisme, mais qu’ayant étudié tout ce qui touche aux thèmes qu’il veut traiter, humaniste, polyglotte, familier avec les littératures anciennes et modernes, scholar par excellence, il indique les sources où il puise avec une abondance qui ne serait en ce cas qu’un excès de loyauté ; rien ne nous paraît fatigant comme ce don de mémoire excessif, cette fureur de citation, C’est un défaut de jeunesse. L’Amérique savante s’en guérira.


IV

Lowell, on le sait, est riche de son propre fonds. Nous avons eu récemment l’occasion de le louer ici comme poète[9]. Non content de chanter la nature en beaux vers, il l’a abordée plus familièrement dans des études en prose (out-door studies). Deux de ces études surtout : My Garden Acquaintance, A Good word for winter, méritent d’être citées. Le goût que leur auteur éprouva tout enfant pour un livre de White, l’Histoire naturelle de Selborn, lui fit comprendre l’intérêt qu’il pouvait y avoir à concentrer l’observation du naturaliste dans un étroit espace, qui devient grand comme le monde par suite des découvertes qu’on y fait, et l’humour qui résulte de l’importance disproportionnée qu’on attribue à ces découvertes. Il a donc inscrit avec soin les événemens survenus dans son jardin, parmi la gent ailée surtout ; et, à propos de gazouillemens, il trouve l’occasion de réfuter avec verve les jugemens portés à la légère par certains Européens, qui déclarent en passant que l’Amérique ne possède pas d’oiseaux chanteurs. Certes, l’Europe en a davantage, parce que les forêts sont moins nombreuses. Les oiseaux chanteurs aiment Le voisinage de l’homme, qui les préserve par sa présence des bêtes de proie et qui leur assure une nourriture plus abondante ; mais c’est une erreur commune de croire que plus il y a d’arbres, plus il y a d’oiseaux. « Chateaubriand lui-même, qui, le premier, essaya des vertus de la forêt primitive et dont les descriptions de la solitude au point de vue imaginatif sont sans égales, se figure avoir entendu le peuple de l’air lui chanter des hymnes. Le fait est que plus on pénètre dans la profondeur des bois, moins on entend de voix d’oiseaux. Malgré la minutie de détails qui distingue Chateaubriand, malgré la merveilleuse image de l’arbre décrépit tombant de son propre poids, phénomène qu’il a été le premier à remarquer, je ne peux m’empêcher de douter qu’il se soit enfoncé beaucoup dans la solitude. Une lettre à Fontanes, écrite en 1804, parle de ses chevaux paissant à quelque distance. Il était enclin à monter en effet sur ses grands chevaux ; n’importe, ce ne doit être là qu’une réminiscence après coup, une fantaisie de grand seigneur, car on ne pousserait pas loin à cheval vers les retranchemens druidiques des forêts de plus primitives. »

A défaut de rossignol, Lowell a le bobolink, dont « la saison d’opéra » ne dure guère malheureusement. Bobolinks mélodieux, oiseaux-mouches irascibles, rouges-gorges destructeurs de fruits, geais, linots, grives, chardonnerets, etc., le maître du jardin les laisse vivre en paix à leur guise depuis si longtemps qu’ils le traitent avec une familiarité presque insolente. On dirait qu’ils sont les véritables propriétaires du lieu et qu’il n’est lui qu’un simple tenancier. Il ne s’en plaint pas, persuadé qu’ils font en somme plus de bien que de mal. Quel bipède mériterait qu’on en dit autant de lui ? Et, quant aux vols effrontés des écureuils, il les excuse aussi, persuadé qu’élevé de même et exposé à des tentations égales, il en eût fait bien d’autres… La belle saison est si courte ! L’aimable philosophe, il est vrai, a le bon esprit d’aimer tout autant la mauvaise. Il faut lire son éloge de l’hiver, son apologie de la neige, qui donne à la terre une physionomie virginale avec laquelle nulle autre saison ne saurait lutter, et qui fait paraître vulgaires les autres beautés moins pures. Et le bruit lointain du lac d’où s’exhale comme un cri étouffé quand la gelée le prend et fige sa surface ! Rien n’est plus impressionnant, sauf peut-être la chute d’un arbre dans la forêt au milieu du silence d’un après-midi d’été. En outre, quelle heureuse influence morale possède l’hiver ! Certes, on peut nommer l’automne le poète de l’année, mais c’est un poète sentimental ; il vous reste de ses splendeurs, à la fin, quelques feuilles colorées d’un rouge hectique de mauvais augure ; l’automne touche les cordes les plus sensibles de l’âme jusqu’à la mélancolie, jusqu’à l’énervement. C’est alors que la main virile de l’hiver vient mettre bon ordre à cet état malsain ; son souffle a vite fait de vous éclaircir l’esprit, de dissiper les brouillards et de vous montrer les choses comme elles sont. C’est un poète aussi à ses heures, mais un poète austère, à la voix mâle qui n’amollit point le cœur.

Quelle que soit la saison qui les inspire, on doit le reconnaître, aucun des naturalistes américains n’a jamais ce tort d’amollir l’âme en faisant de la nature la complice de ses passions, l’écho de ses douleurs et de ses plaintes. Sur ce point, ils se dégagent du groupe des grands peintres de paysage idéal : Bernardin de Saint-Pierre, Cowper, Chateaubriand, Wordsworth, Byron, Lamartine, George Sand, sortis de l’école de Rousseau, qui lui-même, selon Lowell, dérive à son insu de Thomson, ce poète incomplet, mais sincère, le premier qui essaya de rendre avec des mots ce qu’avaient fait à l’aide des lignes et des couleurs Salvator Rosa et Le Poussin. D’autres nous ont montré plus éloquemment le retour des désespérés, des désabusés dans les bras de la grande Cybèle, leur dernier refuge. Thoreau et ses émules n’ont ni crimes, ni douleurs, ni désenchantemens à oublier. Ils vont droit à elle d’un élan joyeux, innocent, presque enfantin, auquel les plus simples peuvent s’associer et qui est pour tous d’un bon exemple. Point de rêveries alanguissantes sous les grands arbres, au bord des eaux. Les femmes, — il y en a plus d’une, nous l’avons déjà dit, parmi les naturalistes, et elles n’occupent pas le dernier rang, — s’en gardent tout autant que les hommes. Elles ne tombent pas non plus dans le mysticisme religieux ; elles aiment l’activité, l’exercice au grand air, elles ont la Emerson et Agassiz, elles sont frottées de science et de philosophie, mais d’abord elles sentent la nature profondément et passionnément, elles savent la décrire dans son ensemble et dans ses détails. C’est avec discrétion qu’elles ajoutent ça et là quelques figures à leurs paysages ; l’élément romanesque se manifeste à peine. A white Heron, rencontré parmi les derniers récits de miss Jewett, nous semble un parfait échantillon du genre.

Le héron blanc est l’objet des convoitises d’un chasseur fort occupé d’ornithologie et qu’aiderait bien volontiers la petite Sylvie qui paît sa vache aux environs du nid précieux. Cette fillette si sauvage qu’elle ressemble plutôt à une fleur de la solitude ou à un timide petit fauve des bois qu’à une enfant des hommes entreprend d’héroïques travaux pour aider l’étranger dans sa poursuite acharnée. Elle grimpe avant l’aube jusqu’au faite du pin colossal d’où l’on découvre avec tout le pays environnant des merveilles à donner le vertige. Du haut de ce poste d’observation, elle voit l’oiseau émerger de la verdure du marais. C’est là son gîte : le voilà, donc surpris, ce secret qui peut la faire riche et lui valoir l’amitié du chasseur, dont le passage dans cette campagne solitaire a été l’unique événement de sa jeune vie ! D’où vient que les paroles attendues refusent de s’échapper de ses lèvres ? Livrer le héron blanc, qui est venu se percher sur une branche si près d’elle et guetter, lui aussi, le lever du soleil ? .. Non, elle ne le peut pas ! Coûte que coûte, elle gardera le secret des oiseaux.

Dans cette idylle de quelques pages, miss Jewett montre des qualités de peintre et de poète. L’émotion vibre à la fin sans que l’auteur ait évoqué pour cela d’autre sentiment que celui de la loyauté, un point d’honneur instinctif et délicat. C’est assez. La nature reste prépondérante, la petite Sylvie n’y tient guère plus de place qu’un brin d’herbe, mais les battemens de ce cœur enfantin si honnête et si pur remplissent cependant le paysage immense et ajoutent à sa sérénité impassible, largement et simplement rendue, quelque chose de plus grand que lui, quelque chose de divin.

Nous ne croyons pas nécessaire de multiplier les exemples. Ceux qui précèdent feront suffisamment connaître cette bibliothèque, trésor de tous les âges, qui réunit fraternellement côte à côte tant de noms, les uns illustres, les autres modestes, sous ce titre où l’on sent déjà comme une bouffée de grand air : Out-Door library. On ne saurait dire qu’elle n’ait pas d’équivalent chez nous, Michelet ayant écrit l’Insecte et l’Oiseau, M. Theuriet ayant donné ici même l’Automne dans les bois et la Promenade à la recherche d’un coléoptère ; mais il serait désirable que les livres de cette sorte devinssent plus nombreux : ce sont de bons et utiles compagnons en voyage et au coin du feu ; ils vous emportent loin de tout ce qui dans la vie sociale est artificiel et discordant ; ils vous laissent fortifiés ; leur influence est moralisatrice et religieuse, quoiqu’ils n’aient rien de commun avec aucun sermon.

Remarquons par parenthèse que les romans bibliques, comme ceux de Mrs Wetherell, de Mrs Stowe, deviennent de plus en plus rares, et qu’ils ont perdu certainement de leur vogue. Le règne de cette Bible vivante, la Nature, s’est élevé en Amérique auprès de celui de la Bible écrite depuis qu’Emerson a dit : « Les générations précédentes ont contemplé Dieu et la nature face à face ; nous ne les voyons que par leurs yeux. Pourquoi n’entrerions-nous pas aussi en relation originale et directe avec l’univers ? — La nature est le symbole de l’Esprit. — L’influence morale de la nature sur chaque individu est cette somme de vérité qu’elle illustre pour lui. Qui peut estimer cela ? Qui peut deviner combien de fermeté le rocher battu par la mer a enseigné au pêcheur ? .. — Le monde procède du même esprit que le corps de l’homme. C’est une incarnation plus lointaine et inférieure de la divinité, une projection de Dieu dans l’inconscient ; mais il diffère du corps en ce qu’il n’est pas comme lui soumis à la volonté humaine. Son ordre serein est pour nous inviolable. Il rend donc manifesta à nos yeux, dans le présent, l’Esprit divin. C’est un point fixe d’où nous pouvons mesurer notre départ… — Et quant à l’arrivée : « une révolution correspondante dans les choses accompagnera le progrès de l’esprit. Les influences désagréables s’évanouiront à mesure ; elles sont temporaires, on ne les verra plus. Les souillures et les miasmes de la nature seront séchés par le soleil, emportés par le vent. Et lorsque l’été viendra du sud, les bancs de neige se fondront et la face de la terre verdira devant lui. De même l’esprit qui avance créera des ornemens le long de sa route, portant avec lui la beauté qu’il visite, les mélodies qui l’enchantent. Il attirera les beaux visages, les cœurs chauds, les sages discours, les actes héroïques, et s’en entourera jusqu’à ce que le mal disparaisse. La royauté de l’homme sur la nature, celle qui ne résulte pas de l’observation, une royauté qui dépasse aujourd’hui son rêve de Dieu, lui sera donnée sans qu’il s’étonne davantage que l’aveugle qui se sent graduellement ramené à une vue parfaite. »


TH. BENTZON.

  1. Voir le Roman de la femme-médecin. (Revue du 1er février 1885.)
  2. Louis Agassiz, Life and Letters, edited by his wife.
  3. A Journey in Brasil, by Louis Agassiz and Elizabeth Agassiz. Boston ; Houghton, Mifflin and Co.
  4. American men of letters, Henry D. Thoreau, by F.-B. Sanborn ; Boston, 1884.
  5. Voir, dans la Revue du 1er décembre 1852 : Un roman socialiste en Amérique, par Emile Montégut.
  6. Light-wiuged Smoke ! Icarian bird,
    Melting thy pinions in thy upward flight ;
    Lark without song and messenger of dawn,
    Circling above the hamlets as thy nest ;
    Or else, departing dream, and shadowy form
    Of midnight vision, gathering up thy skirts ;
    By night star-veiling, and by day
    Darkening the light and blotting out the sun ;
    Go thou, my incense, upward from tins hearth,
    And ask the gods to pardon this clear flame.
  7. Emerson, la Nature.
  8. Poets of America, by E.-C. Stedman ; Boston, 1885, Houghton, Mifflin.
  9. Voir, dans la Revue du 1er mai 1886, les Poètes américains.