Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 1-4).

INTRODUCTION

L’être idéal qui est ici représenté comme demeurant dans une solitude profonde, et tourmenté par la conscience de sa difformité et la crainte d’être un sujet de mépris pour le reste des hommes, n’est pas entièrement imaginaire. Un individu qui existait il y a des années, suggéra à l’auteur l’idée de ce personnage. Ce pauvre diable avait nom David Ritchie. Il était du Tweeddale, et son père travaillait dans les ardoisières de Stobo. Sans doute il naquit difforme, bien que souvent il attribuât son infortune aux mauvais traitements qu’il avait essuyés dans son enfance. Il avait appris l’état de brossier à Édimbourg, et travailla dans plusieurs maisons dont il fut toujours renvoyé à cause de la sensation pénible que sa taille et son visage ne manquaient pas d’exciter.

Fatigué d’être un sujet de mépris et de dérision, David Ritchie résolut de se retirer dans une solitude où il aurait le moins de communication possible avec un monde qui le repoussait, et il se réfugia dans un marais sauvage, au bas d’une digue, sur la ferme de Woodhouse, dans le vallon isolé de la petite rivière de Manor, dans le Peeblesbire. Les gens qui passaient par hasard en cet endroit éprouvaient une grande surprise, les plus superstitieux étaient même un peu alarmés de voir un être aussi étrange occupé à une tâche pour laquelle il semblait n’avoir aucun talent, celle de construire une maison. La chaumière qu’il bâtit était très petite, mais les murs qui l’entouraient, ainsi que le jardin, étaient construits avec une prétention de grande solidité, et composés de couches de larges pierres et de gazon : quelques-unes des pierres angulaires étaient si lourdes, qu’on se demandait avec surprise comment un tel architecte avait pu les soulever. Le fait est que David avait reçu souvent l’assistance des passants et de ceux qu’attirait la curiosité ; et comme on ignorait généralement cette circonstance, l’étonnement restait toujours le même.

Le propriétaire du sol, feu sir James Naesmith, baronnet, passa par hasard devant cette singulière demeure, qui, construite à son insu, rappelait exactement cette expression de Falstaff, d’une « belle maison bâtie sur les terres d’un autre ; » et le pauvre David aurait pu perdre le fruit de son travail. Mais sir James n’eut pas même la pensée d’user de ses droits, et il sanctionna de bon cœur cette innocente usurpation.

On a reconnu généralement que la description du personnage d’Elshender de Mucklestane-Moor était un portrait passablement exact, et peu exagéré, de David de Manorwater. La stature de David n’allait pas tout à fait à trois pieds et demi, puisqu’il pouvait se tenir droit sur le seuil de la porte de sa maison, qui avait juste cette hauteur. Les détails suivants sur sa personne et son caractère se trouvent dans le Magasin écossais de l’année 1817. On sait maintenant qu’ils ont été communiqués par l’ingénieux M. Robert Chambers, d’Édimbourg, qui a recueilli avec beaucoup de soin les traditions de la Bonne Ville et qui, dans d’autres publications, a ajouté à la masse de nos antiquités populaires. Sir Robert Chambers est le compatriote de David Ritchie, et il lui était plus facile qu’à tout autre de recueillir des anecdotes sur son compte.

« Son crâne, qui était oblong et d’une forme peu ordinaire, avait, assure-t-on, une telle force, que Ritchie pouvait le frapper avec violence contre le panneau d’une porte ou l’extrémité d’un baril. On dit que son rire était horrible ; et sa voix, qui ressemblait au cri d’un hibou, était en rapport avec ses autres difformités. Son costume ne présentait rien de bien extraordinaire. Lorsqu’il sortait, il portait ordinairement un vieux chapeau. Il ne mettait jamais de souliers, mais ses pieds et ses jambes étaient toujours cachés et enveloppés dans des morceaux de drap ; il ne marchait jamais qu’appuyé sur un long bâton beaucoup plus grand que lui. Ses habitudes étaient singulières, et indiquaient un esprit en harmonie avec sa grossière enveloppe. La jalousie, la misanthropie, l’irritation, constituaient les défauts prédominants de son caractère. La conscience de sa difformité le poursuivait comme un fantôme ; et les insultes et les mépris auxquels l’exposait cette difformité, avaient rempli son cœur de sentiments amers et cruels.

« David délestait les enfants à cause de leur penchant à l’insulter et à le poursuivre. Avec les étrangers, il se montrait généralement réservé, et bien qu’on ne se refusât jamais à l’aider et à lui donner des secours pécuniaires, il exprimait ou montrait rarement de la reconnaissance. Une dame qui l’avait connu depuis son enfance, assure que, bien que David témoignât à la famille de son père autant d’attachement et de respect qu’il était capable d’en éprouver, les membres de cette famille étaient cependant obligés de mettre une grande prudence dans leurs rapports avec lui. Un jour qu’elle était allée lui rendre visite avec une autre dame, il les mena dans son jardin, et il leur montrait avec satisfaction ses riches plates-bandes, lorsqu’elles s’arrêtèrent par hasard devant un carré de choux un peu maltraité par les insectes. David observant qu’une des deux visiteuses souriait, reprit subitement son caractère sauvage, et se précipitant au milieu des choux, il les mit en pièces avec son long bâton, en s’écriant : Je déteste les vers parce qu’ils se moquent de moi. Une autre dame, qui, elle aussi, le connaissait depuis longtemps, lui fit involontairement une injure sanglante dans une occasion semblable. La regardant d’un œil soupçonneux au moment où il lui faisait parcourir son jardin, il observa qu’elle crachait ; aussitôt il s’imagina que c’était en signe de mépris, et il s’écria avec la plus effrayante colère : — Suis-je un crapaud, pour que vous crachiez à mon aspect ? — puis, sans vouloir rien entendre, il la mit dehors en l’accablant d’imprécations.

La nature maintient un certain équilibre de bon et de mauvais dans tous ses ouvrages, et il n’y a peut-être pas d’état si misérable qui ne possède quelque source de bonheur inconnu. Ce pauvre diable avait cependant quelques consolations. Dans la solitude qu’il s’était choisie, il devint un admirateur passionné de la nature : son jardin qu’il cultivait avec soin, faisait sa gloire et ses délices. Poussant plus loin encore son admiration pour des beautés plus champêtres, la douce pente d’une montagne couverte de verdure, le bouillonnement d’une claire fontaine, ou les ombrages d’un bois épais, étaient des scènes qui lui causaient un inexprimable plaisir. C’est peut-être par cette raison qu’il aimait les pastorales de Shenstone et quelques passages du Paradis perdu. L’auteur a entendu sa voix peu harmonieuse réciter la célèbre description du Paradis, qu’il semblait apprécier à sa juste valeur. Ses autres études étaient d’une nature différente et principalement polémique. Jamais il n’allait à l’église de la paroisse, ce qui attirait sur lui le soupçon d’entretenir des opinions hétérodoxes. Il parlait d’une vie à venir avec une profonde sensibilité et exprimait du dégoût à l’idée que ses restes seraient confondus avec le rebut commun du cimetière ; aussi, guidé par son goût ordinaire, avait-il choisi un site charmant et sauvage, dans le vallon qu’il habitait, pour en faire sa dernière demeure. Pourtant il changea d’idée dans la suite, et fut inhumé dans le cimetière de la paroisse de Manor.

L’auteur a gratifié Wise Elshie de quelques qualités qui le font paraître, aux yeux du vulgaire, comme possédant un pouvoir surnaturel. La renommée faisait à David Ritchie un compliment semblable, car les ignorants et les enfants du voisinage le croyaient ce qu’on appelle uncanny[1] ; et il se montrait peu soucieux de détruire cette opinion. Elle était un adoucissement à sa misanthropie.

David Ritchie affectait de fréquenter les lieux solitaires, particulièrement ceux qu’on supposait hantés par les esprits. Il est certain qu’il courait peu de chances de rencontrer quelque objet plus effrayant que lui-même.

Nous avons dit que David Ritchie admirait les beautés de la nature. Ses seuls favoris parmi les êtres vivants étaient un chat et un chien, et des abeilles dont il avait le plus grand soin. Vers la fin de sa vie, il fit venir auprès de lui une de ses sœurs qu’il logea dans une hutte adjacente à la sienne, sans permettre jamais qu’elle entrât chez lui. Cette femme était d’une intelligence faible, mais sa personne n’avait rien de difforme ; simple, même un peu sotte, elle n’était ni triste ni bizarre comme son frère. David ne lui montrait aucune sorte d’affection, mais il la supportait ; tous deux ils recevaient un faible secours de la paroisse. Grâce au patriarcal état où se trouvait alors le pays, des personnes dans la position de David et de sa sœur étaient sûres d’avoir de quoi vivre ; il leur suffisait de s’adresser au propriétaire le plus voisin ou à quelque fermier aisé, et elles les trouvaient toujours prêts à pourvoir à leurs modestes besoins. Enfin David n’avait aucun besoin d’argent, si ce n’est pour acheter du tabac. Lorsqu’il mourut (au commencement de ce siècle), on trouva qu’il avait amassé environ vingt livres, circonstance qui peint un des traits de son caractère ; car la richesse, c’est le pouvoir, et le pouvoir c’était ce que désirait posséder David Ritchie, comme une compensation à son exclusion de toute société humaine.

Sa sœur lui survécut jusqu’à la publication de l’ouvrage dont cette courte notice forme l’introduction, et je fus fâché d’apprendre qu’une sorte de « sympathie locale, » et la curiosité qu’on éprouvait alors pour ce qui concernait l’auteur de Waverley et le sujet de ses ouvrages, aient exposé la pauvre femme à des importunités qui lui causèrent de la peine. Lorsqu’on la pressait de questions sur son frère, elle demandait à son tour si l’on ne voulait pas permettre que les morts reposassent en paix.

L’auteur vit ce malheureux homme, dans l’automne de 1797 ; car alors il était, comme il a encore le bonheur de l’être aujourd’hui, lié par l’amitié la plus sincère à la famille du vénérable docteur Adam Ferguson, le philosophe et l’historien, qui habitait la Mansion-House d’Halyards, dans la vallée de Manor, à environ un mille de l’ermitage de Ritchie. C’est durant un séjour à Halyards que l’auteur connut ce singulier anachorète. M. Fergusson assistait David de diverses manières, il lui prêtait même des livres ; et bien que le goût du philosophe et celui du pauvre paysan ne fussent pas toujours en harmonie, le premier regardait l’autre comme un homme d’une grande capacité, dont les idées avaient de l’originalité, mais dont l’esprit avait été égaré par un amour-propre auquel le mépris causait la plus violente irritation.

David Ritchie était mort depuis plusieurs années, quand l’auteur conçut l’idée qu’un tel caractère pourrait avoir un grand intérêt dans une fiction. Il traça celui d’Elshie de Mucklestane-Moor. L’ouvrage devait être plus long qu’il ne l’est, et la catastrophe plus adroitement amenée. Mais un critique de mes amis à l’opinion duquel je soumettais ma composition, pensa que le caractère de l’anachorète était d’une nature trop révoltante, et plus fait pour dégoûter que pour intéresser le lecteur. Comme j’avais des raisons de considérer mon conseiller pour un excellent juge de l’opinion publique, je terminai mon travail aussi vite que possible, et n’ayant fait qu’un volume d’une histoire qui devait en avoir deux, j’ai peut-être produit un ouvrage aussi difforme que le Nain noir qui en est le sujet.

  1. Uncanny, mot écossais qui signifie ligué avec le diable, doué de pouvoirs surnaturels.