Le Négrier (Corbière)/Chapitre 4

Dénain et Delamare (p. 1-96).

LE NÉGRIER.

4.

SUITE DE LA VIE DE CORSAIRE


L’échelle de corde. — Les piastres frites. — Scènes de jalousie. — Duel. — Confession de quatre flibustiers célèbres. — Le corsaire le Vert-de-Gris. — Le bal interrompu. — Nouveau combat. — Nous sommes pris. — La poste aux choux.

Quelque douces que soient les jouissances de cœur et d’amour-propre, que l’on savoure dans son pays natal, elles ne peuvent suffire long-temps à une âme active et à une tête bouillante. Le calme plat dans lequel je vivais à terre ne pouvait plus convenir à une imagination qui, après avoir éprouvé les violentes émotions qu’elle cherchait, rêvait encore des combats et des tempêtes. Une lettre de Rosalie, dont le souvenir me suivait dans toutes mes fêtes et au sein de tous les instans d’ivresse de mon âge, vint me reprocher, dans les termes les plus vifs, les plus réservés, et pourtant les plus significatifs, mon oubli de mes anciens et de mes meilleurs amis. J’aurais pu montrer à mes parens cette tendre épître, sans qu’ils eussent dû en être choqués. Mais la crainte de leur laisser deviner ce que je sentais trop bien, me fit garder le silence sur le compte de ma conquête, à l’égard de laquelle ma famille avait toujours observé une réserve que je comprenais pourtant à merveille et qui m’embarrassait. Rosalie me disait que, si je ne revenais pas bientôt à Roscoff, Ivon, qui ne pouvait plus se passer de moi accourrait à Brest pour m’enlever.

Un ou deux mois d’inaction suffisent pour dévorer un jeune homme destiné, comme je l’étais, à ne vivre que sur mer et qu’avec la mer.

Les autres hommes épuisent presque toujours dans une trop grande activité les forces dont ils sont doués ; mais c’est, au contraire, par l’activité que les marins conservent les leurs. Je ne pouvais plus trouver de repos dans ma famille depuis que je n’avais plus rien à faire. L’aspect de cette rade, sur laquelle se balançaient les navires que je voyais entrer ou sortir du port, jetait dans mon esprit un trouble, une mélancolie, que je ne m’expliquais que par l’impossibilité où je me trouvais d’occuper ma tête, mes bras, ma vie enfin sur ces flots où je m’étais déjà entrouvert une carrière. Mon frère, toujours studieux, sage et attaché à ses devoirs, voulait en vain m’apprendre ce qui pouvait m’être encore nécessaire comme marin : je ne pensais qu’à naviguer, et mes parens se décidèrent enfin à me laisser courir encore une fois les chances périlleuses de la seule fortune que j’ambitionnais.

Un jour, en rentrant vers le soir à la maison avec mon père, nous vîmes venir à nous un marin poussant au galop, avec un gros bâton à la main, le cheval qu’il conduisait de la manière la plus plaisante du monde. À dix pas de distance, je reconnus dans ce grotesque cavalier, qui ? Mon pays Ivon. Descendre d’un bond de dessus son cheval, en lui donnant un grand coup de pied, ne fut pour lui que l’affaire d’une seconde. Après m’avoir sauté au cou, il tendit la main à mon père : Excusez la liberté, lui dit-il en voyant ses épaulettes de capitaine d’artillerie, car vous êtes le père de votre fils qui est mon ami. Dis donc, Léonard, c’est ton père, n’est-ce pas ? Eh bien ! ça m’a l’air d’un vieux brave homme, ou que le diable me torde le cou !

— Et ton cheval, lui dis-je, que tu laisses aller en valdrague, est-ce que tu ne songes pas à le faire conduire à l’auberge ?

— Il n’y en a pas besoin. Ce cheval, je l’ai acheté pour venir à Brest, parce qu’il vaut mieux naviguer à bord de son navire, que sur celui des autres.

— Mais que ferez-vous de cet animal-là ? lui demande mon père. C’est de l’argent perdu.

— Oh ! que non, il n’est pas perdu, mon brave homme. Je vous donnerai ce bidet-là, pour qu’un vieux de la calle comme vous n’aille pas à pied, quand il y a tant de canailles qui roulent leur palanquin en carrosse.

Je logeai la monture d’Ivon, aussi bien que je le pus, dans la petite cour de notre maison. Mais mon père n’eut pas de repos qu’il n’eût promis à mon pays qu’il accepterait son cheval.

L’entrevue de mon ami et de ma mère fut plaisante. Ivon l’embrassa, comme s’il l’eût connue depuis dix ans, et il ne l’appela plus dès cet instant, que ma bonne femme de mère. Le lendemain de son arrivée, il était établi dans la maison, comme il devait l’être dans le café de Rosalie, à l’Anglais sauté.

— Et Rosalie, que fait elle ? lui demandai-je.

— Elle fait tout ce qu’elle veut : sa boutique ne désemplit pas ; mais elle m’a dit que si je ne te ramenais pas avec moi à Roscoff, elle ne me dirait plus une seule parole de sa vie. Ces femmes-là ça vous à des idées !…

— Eh bien, demain je pars avec toi.

— À la bonne heure, et tu feras bien ; car, vois-tu, depuis que tu es ici à balander d’un bord et de l’autre dans les rues, moi j’ai arrangé une affaire superbe.

— Quelle affaire ?

— Oh ! une affaire magnifique ! J’ai pris un intérêt dans un petit corsaire d’été, taillé pour la course et pour l’amour. Trente-deux hommes d’équipage, bordant vingt-quatre avirons ; il a filé huit nœuds au plus près du vent en venant de Saint-Malo à l’île de Bas. Je serai second à bord et toi lieutenant ; c’est une affaire dans le sac. Le capitaine est un fameux lapin, et si nous ne faisons pas un bon coup cet été avec notre petit lougre, il faudra qu’il n’y ait plus rien à gratter dans la Manche.

Le projet d’Ivon me parut ravissant. Un joli petit lougre, à bord duquel je serais lieutenant, ravageant toute la côte d’Angleterre, et ramenant de magnifiques prises à Roscoff, où je retrouverais Rosalie, que j’enrichirais du fruit de mes exploits ! Tout cela me tournait déjà la tête. Allons à Roscoff, de suite, m’écriai-je !

— Et tes parens, me demanda Ivon, que vont-ils dire ?

— Peu m’importe, ce qu’ils voudront.

— En ce cas-là, faisons notre sac : ce ne sera pas long ; j’ai toujours ma malle dans un bas de coton. Je vais d’un coup de pied arrêter deux chevaux de louage ; et, demain matin, nous larguons nos amarres et nous torchons de la toile que la barbe en fumera.

La résolution que je venais de prendre affligea ma famille ; mais, quelque chagrin qu’éprouvât ma mère, en me voyant m’éloigner pour courir encore les hasards, elle comprit qu’il serait inutile d’opposer des obstacles à une résolution que sa résistance ne ferait qu’irriter. Mon père sentait que ce qu’il me restait de mieux à faire, c’était de continuer la carrière que je m’étais ouverte, en dépit de tout.

Le lendemain, je partis donc pour Roscoff, baigné des larmes de mes parens et couvert des embrassades de mes amis. Il fut impossible à mon père de faire reprendre à Ivon le cheval dont il avait voulu lui faire cadeau. Ivon, sous l’égide duquel ma famille m’avait placé, ne répondit aux dernières recommandations de mon père et de mon frère, que par ces seuls mots : « Appelez-moi le dernier des gueux, si, avant qu’on ne le tue, je ne me suis pas fait casser mille fois la figure. Adieu, tout le monde. »

Nous voilà tous les deux sur la route de Brest à Roscoff : moi, un peu ému de notre scène d’adieux, et Ivon, tappant du bout de son gourdin, sur son cheval et sur le mien.

Assis sur sa monture, comme sur une vergue, mon pays, les jambes écartées, les pieds en dehors et les bras en l’air, allait fort bon train. Il m’encourageait à l’imiter, malgré l’effet que produisait sur moi le frottement d’une mauvaise selle. « C’est Rosalie, me criait-il en galoppant qui réparera les petites avaries que les coups d’acculage te font dans ton arrière. » Et, à ce nom de Rosalie, je frappais de toutes mes forces les flancs de mon cheval essoufflé. Vers quatre à cinq heures du soir, le pavé de Roscoff étincelait sous les fers usés de nos montures. Mon compagnon de route, pour rendre notre entrée dans la ville plus solennelle, criait à tue-tête aux passans : place donc, tas de parias, que je passe ! En apercevant le café de l’Anglais sauté, le cœur faillit me manquer ! Ivon y était rendu le premier : Rosalie ne fit qu’un saut de son comptoir dans mes bras, et, porté à moitié par elle, je me trouvai entraîné dans la salle, où une vingtaine d’officiers de corsaire paraissaient tout étonnés de l’empressement avec lequel la maîtresse du logis les avait quittés, pour prodiguer tant de caresses à un joli petit garçon, décoré du ruban des héros.

— Est-ce son frère, son cousin ? se demandaient les uns.

— C’est mieux que ça, répondait Ivon en clignotant de l’œil.

— Est-ce que, par hasard, ce serait son amant ?

— Pas encore, répliquait de nouveau Ivon ; mais ça viendra avec l’âge. Pour le moment, il vous suffira de savoir que c’est mon petit matelot, celui qui a fait sauter la prise en question, et qui m’a fait avoir cette croix, qui ne dit pas grand chose, mais qui a fait casser pourtant bigrement des frimousses.

Il me serait plus facile d’exprimer tout le bonheur que j’avais à revoir Rosalie, que de donner une idée de l’ivresse avec laquelle elle me prodiguait les marques de sa vive, de son expansive tendresse. Toute la nuit se passa en conversations, en causeries exquises entre elle et moi, pendant qu’Ivon, au milieu de ses amis corsaires, faisait aller la consommation, toujours par intérêt pour la prospérité de l’établissement ; car c’était là son grand système : beaucoup boire lui-même, pour engager les autres à boire autant que lui.

Le lendemain de mon arrivée, en prenant connaissance de la nouvelle installation de la maison, et de l’extension qu’on avait donnée à l’établissement, je fus fort surpris d’apercevoir une échelle de corde goudronnée, qui descendait d’une des fenêtres de la salle de billard, située au premier étage, dans la rue, où deux crampes la tenaient fixée à peu près comme une paire de haubans sur les rebords d’une hune. Rosalie m’expliqua la raison pour laquelle on avait dressé cet appareil. C’était encore une des inventions d’Ivon.

Notre ami ayant remarqué que les capitaines et les officiers de corsaire, quelque gris qu’ils fussent, montaient trop facilement par l’escalier, dans la salle de billard, où la décence avait eu plus d’une fois à souffrir de la présence de pareils hôtes, avait cru que, pour éviter tout abus, il était prudent de rendre difficile, pour les plus ivrognes, l’accès du premier étage. En conséquence, les capitaines de corsaire et lui, avaient arrêté qu’on ne monterait plus au billard par l’escalier, mais bien par une échelle de corde, gréée extérieurement sur la fenêtre, en manière de haubans de perroquet garnis d’enfléchures. C’était plaisir de voir tous les corsairiens grimper, plus ou moins lestement et avec un sérieux imperturbable, dans cet escalier d’une nouvelle espèce ; mais ce n’était pas sans peine que les plus gris parvenaient quelquefois à saisir les rebords de la fenêtre, et à s’embarquer dans la salle de billard. Souvent même ils n’y parvenaient qu’après s’être laissé tomber sur le pavé, et alors, au bruit de leur chute, on voyait les joyeux marins qui faisaient rouler les billes, se grouper aux croisées de la salle, pour rire de la mésaventure du grimpeur. Il montera ! il ne montera pas ! criaient-ils, et le grimpeur montait ou tombait toujours aux acclamations de ses frères d’armes. Mais, quelque plaisantes que fussent toutes ces scènes, il n’aurait pas fallu que les passans s’arrêtassent pour s’égayer aux dépens des corsaires en ribotte ; un châtiment toujours prompt et quelquefois très-sévère aurait puni les rieurs de manière à les empêcher de recommencer ; au surplus, les corsaires répandaient tant d’or dans les lieux où ils se livraient à leurs bizarres orgies, que les habitans, qui vivaient de leurs prodigalités, semblaient plutôt respecter leurs débauches, que condamner leurs excès. C’était à leur manière que ces marins faisaient du bien, et quelqu’étrange que fût cette manière, le bien finissait toujours par être fait. C’était là l’essentiel.

Je me rappellerai toujours la farce du capitaine d’un beau lougre, arrivant avec une prise chargée de richesses : il commence, en débarquant à Roscoff, chez Rosalie, par donner un dîner général à tous ceux qui veulent s’asseoir à sa table. À la fin du repas, lorsque les garçons viennent pour enlever le service et verser le café, lui et tous ses officiers saisissent les quatre coins de la nappe, et jettent par la fenêtre tout ce qui se trouvait sur la table ; puis, avec le plus grand calme, le capitaine demande une poêle et du beurre, fait frire, au feu de la cheminée, des piastres qu’il tire flegmatiquement de sa poche et qu’il fait voler ensuite toutes brûlantes, sur la foule qui se presse au bas des fenêtres. Les plus avides parmi les curieux se précipitent sur les pièces d’argent ; mais bientôt les cris de ceux qui se brûlent les doigts en les saisissant, se font entendre, et tous mes corsaires de rire aux éclats ! C’était là le plaisir qu’ils attendaient pour leur argent. Plus de cent piastres avaient passé de la poêle à frire, dans les mains des habitans de Roscoff, qui ne prenaient plus les dernières pièces qu’avec des gants ou entre le manche et la lame d’un couteau. Le capitaine, pour couronner dignement cette soirée de folies, alluma sa pipe avec un billet de mille francs, qu’il avait envoyé chercher chez son correspondant. Le tout fut trouvé charmant et du meilleur goût du monde.

Cette fièvre de grosses débauches, ce scandale de profusion, avaient quelque chose de vague et d’irritant qui enchantait ma chaude imagination. Je ne saurais dire combien j’admirais ces extravagances. Je ne rêvais qu’au temps où je pourrais aussi, à mon tour, remplir toute une ville du bruit de mes excès. Je faisais de mon mieux déjà pour imiter la tournure et les manières de ces capitaines à la figure bronzée, aux gestes saccadés, qui, en petite veste ronde et en chapeau de cuir bouilli, se présentaient respectés et sans changer de ton, chez les premiers négocians comme chez le dernier cabaretier. Oh ! combien ces hommes intrépides et simples, brusques et généreux, me semblaient supérieurs à tous ceux qu’ils enrichissaient et qui s’humiliaient devant eux avec leurs habits bien coquets, leurs gestes maniérés et leurs petites voix caressantes ! Les corsaires seuls me paraissaient des hommes, tout le reste des femmelettes. Et l’on s’étonne encore que les marins aient une si bonne opinion d’eux et un si grand dédain pour la plupart des autres professions ! Mais c’est qu’ils sentent, en se mesurant avec le commun des hommes, tout ce qu’ils valent de plus que les autres et tout ce qu’ile peuvent faire partout où on les laisse développer les facultés qu’ils ont exercées dans les dangers de leur métier.

Notre café’de l’Anglais sauté allait à merveille, avec de telles pratiques. La coquetterie de Rosalie attirait tout le monde ; mais elle commençait à faire mon désespoir. Aussi, combien mon amie était-elle ingénieuse à rassurer la jeune jalousie qu’elle paraissait voir avec ravissement se développer dans mon cœur ! Que de moyens délicieux n’employait-elle pas pour me dédommager de la douleur des soupçons qu’elle faisait naître dans mon âme quelquefois si injustement irritée !

Tu m’en veux, me disait-elle, de tous les frais que je fais pour plaire à ces hommes-là. Mais sache donc, aimable petit mauvais sujet, que cette coquetterie, dont tu t’alarmes, n’est qu’un sacrifice pénible que je fais à ma position. Figure-toi combien je serai heureuse, quand je pourrai te dire un jour : Tiens, Léonard, me voilà riche, et c’est à toi que je dois mon bonheur. Maintenant, viens avec ton amie, partager une félicité que je ne puis trouver qu’avec toi. Je ne veux pas d’autre ami, d’autre amant, que celui qui a su le mieux m’aimer et me plaire. »

Je ne savais plus que reprocher à Rosalie, lorsqu’elle me parlait ainsi. Le soir, assis auprès d’elle à son comptoir, en face de tous les corsaires qui buvaient et chantaient bruyamment, sans faire attention à nous, je m’endormais quelquefois, mes mains dans les siennes et la tête appuyée sur ses blanches et belles épaules. Cétait un enfant heureux, jouant avec sa sœur bien aimée. Les corsaires ne nous étaient même pas importuns : ils voyaient, comme une chose tout ordinaire, la tendre familiarité de la maîtresse de la maison et d’un petit bonhomme sans conséquence. Aussi, les plus galans, habitués à ne me regarder que comme un très-faible obstacle à leurs prétentions amoureuses, ne cessaient-ils d’adresser des billets doux, de pressantes déclarations à Rosalie, qui, dans nos entretiens secrets, ne manquait pas de me donner à lire les tendres aveux dont elle était l’objet. « Tu n’es pas mon amant, me répétait-elle, tu ne peux même pas l’être. Eh bien ! toi seul tu suffis à mon cœur, et je sens que je serais moins heureuse, si je voulais chercher, dans une autre inclination, le plaisir que je trouve à aimer.

— Ma foi, lui disais-je, je ne sais pas bien encore si je t’aime ; mais tout ce que j’éprouve, c’est que je ne peux pas me passer de toi, et que je me jetterais mille fois dans le feu, plutôt que de souffrir qu’on te dît quelque chose qui ne te plairait pas. Tu vois bien cet ivrogne de Bon-Bord, qui commandait notre prise : depuis qu’il est à terre, et qu’il s’est un peu décrassé, il s’avise de faire le gentil auprès de toi ; eh bien ! la première fois qu’il m’ennuiera, et cela ne tardera guère, je le remoucherai d’importance.

— Allons, cruel petit, me répondait Rosalie en me prenant la tête entre ses jolies mains, ne sois pas si emporté. À ton âge, il faut savoir ne pas prendre ce ton que l’on n’excuse que dans les hommes faits. Sois moins prompt à te fâcher, je t’en conjure : c’est ta bonne amie, ta bonne sœur qui t’en supplie…

— Homme fait ou non, je te prouverai que je suis plus qu’un enfant pour un garnement comme Bon-Bord.

Rosalie apaisait toujours par des cajoleries l’impétuosité de mon caractère ; mais, quelque empire qu’elle eût sur moi, le naturel reprenait bientôt le dessus. Je redevenais le plus fougeux des enfans, dès que ses yeux quittaient les miens, ou dès que ses caresses ne m’enchaînaient plus auprès d’elle.

L’occasion de faire un mauvais parti au capitaine Bon-Bord ne tarda pas à s’offrir, ou, pour mieux dire, j’allai bientôt la chercher.

Un soir mon ex-capitaine de prise, entre au café, et d’un air assez maladroitement fat, il se prend à dire je ne sais à quel propos, en papillonnant autour du comptoir : J’eus bien du plaisir ce matin.

Comme il ne me fallait que le premier moyen venu pour lui chercher querelle, je prends la parole et je lui réponds : Un autre dirait : J’ai eu bien du plaisir ce matin.

— Et pourquoi j’ai eu bien du plaisir, plutôt que j’eus bien du plaisir ?

— Parce que, lorsqu’on veut faire l’aimable, il faut tâcher de parler français et apprendre qu’il faut qu’il y ait au moins une nuit d’écoulée entre l’événement raconté et l’instant où l’on parle, pour pouvoir employer le parfait défini.

— Le parfait défini ! Tache d’apprendre à parler français aussi bien que moi avant de m’ennuyer avec ton parfait défini, entends-tu, mauvais allumeur de bout de chandelle !

Mon interlocuteur avait à peine prononcé ces derniers mots, qu’un flacon de liqueur alla se briser sur son visage, avant qu’il pût parer ce coup que je lui destinais et qu’il était loin d’attendre. Rosalie accourt et voit Bon-Bord s’essuyant la figure d’un air à la fois piteux et indigné. Rosalie en pleurs lui adresse les plus vives supplications pour le calmer ; mais sa colère s’irrite en raison des efforts qu’on fait pour l’apaiser. « Si tu n’étais pas un enfant, un mousse, me disait-il en me menaçant de la main avec laquelle il venait de se frotter la joue, tu aurais ma vie ou j’aurais la tienne. » Moi, remis de mon premier mouvement, j’approche Bon-Bord en sifflotant un petit air goguenard et je lui dis à l’oreille : « Un mousse qui porte ce ruban-là à sa boutonnière te prouvera qu’il vaut mieux qu’un capitaine qui s’est sauvé lâchement comme une cagne, et je t’apprendrai, quand tu le voudras, qu’on doit dire : J’ai eu du plaisir ce matin. »

— Non, moussaillon, je dirai toujours : J’eus du plaisir, si je le veux.

— C’est ce que nous verrons.

— Tout de suite.

— À minuit, lui dis-je tout bas, en faisant lestement une pirouette à ses côtés.

Rosalie se lamentait, nous séparait ; elle tremblait qu’Ivon ne parût ; mais notre ami, occupé à danser dans un bal qu’il voulait bien nommer une société bourgeoise, n’eut connaissance de cette affaire que lorsqu’il n’était plus en son pouvoir d’en arrêter les suites.

Bon-Bord, tout gluant encore de la liqueur que j’avais fait ruisseler sur ses joues et ses vêtemens, sortit en me menaçant. Je ne lui répondis que par un sourire de mépris, et en continuant de siffler mon petit air avec une apparence de tranquillité que je n’avais certainement pas. Rosalie, fondant en larmes, me fit jurer et par notre amour et par la tendresse que j’avais pour elle, que je ne provoquerais plus un homme que j’avais si indignement outragé. Je promis tout ce qu’elle voulut, avec un air de sincérité qui dut la tromper. Mais pour plus de sûreté encore, elle exigea que j’allasse me coucher, et par une prévoyance que les mères et les maîtresses ont seules, elle m’enferma dans ma chambre, en prenant la clef dans sa poche.

Je me jette sur mon lit d’abord ; à chaque quart d’heure, j’entendais de petits pas faire gémir l’escalier, et l’oreille discrète de mon amie s’appuyer doucement sur ma serrure pour entendre ma respiration que je faisais ronfler pour la rassurer ; mais vers minuit au moment où Rosalie venait de faire sa ronde pour la sixième ou septième fois à ma porte, je prends un drap que j’amarre à ma fenêtre, et d’un saut me voilà dans la rue, me dirigeant chez Bon-Bord. Le pauvre homme ne m’attendait pas ! « Debout ! lui criai-je : c’est un mousse qui vient réveiller son brave capitaine, pour lui prouver qu’il n’est qu’une cagne. » À ces mots le capitaine se pique d’honneur, il prend son poignard, j’avais le mien, nous marchons sur la jetée, qu’un réverbère éclairait encore. Je saute à bord d’un caboteur amarré sur le quai, et deux espèces de manches à balai, que je trouve sur son pont, nous servent à emmancher nos poignards de manière à en faire des façons d’épée.

— Y es-tu, Bon-bord ? m’écriai-je.

— Oui, me répondit-il en se mettant en garde.

— Eh bien ! dis, j’ai eu du plaisir, ou je te démâte ?

— Non, j’eus du plaisir, failli mousse !

Nos bâtons se croisent alors : je pousse de mon mieux. Mon adversaire rompt, en répétant : j’eus du plaisir. Je le poursuis, à la lueur du réverbère, criant toujours : j’ai eu du plaisir, capon ! Enfin, je sens mon poignard s’enfoncer, malgré l’arme de Bon-Bord, qui cède à la violence de mon coup. Un cri part, et la voix affaiblie de mon ennemi répète encore : Ah !… j’eus du plaisir : j’eus du plaisir…, oui, jusqu’à la mort ! Un homme accourt à nous, en jurant : c’était Ivon, qui, averti de mon évasion par Rosalie, me cherchait partout. Il trouve Bon-Bord étendu à mes pieds : il entr’ouvre sa poitrine, voit sa plaie, « Bah ! dit-il, le Nom-de-Dieu n’est que blessé ! Il est bien heureux : sans cela demain je l’aurais tué. »

Mon pays prend le blessé sur ses épaules : il le conduit à l’hôpital, en recommandant bien au médecin d’en avoir soin, et de le guérir le plus tôt possible ; attendu, ajoutait-il, que, quand insérait rétabli, il le tuerait.

J’étais fort embarrassé de ma contenance, en rentrant au café. Je composai, de mon mieux, ma figure encore tout émue ; mais, en m’apercevant les mains dans les poches et un sourire affecté sur les lèvres, Rosalie s’évanouit : c’était de joie et d’ivresse : elle m’avait cru perdu.

Le lendemain de cet événement, il fallut bien recevoir la morale d’Ivon. Je m’y attendais, car c’était toujours à son lever, quand il n’avait encore bu que quelques boujarons d’eau-de-vie, qu’il se sentait disposé à parler raison. Il vint me trouver au lit.

— Sais-tu, Léonard, que tu m’as fait affront hier ?

— Comment donc ça ?

— Comment ça ? Mais parce que tu as été te donner un coup de peigne sans moi.

— Que veux-tu ? Dans le moment j’étais hors de moi, et je n’ai pas eu la patience d’attendre.

— Oh ! ce n’est pas l’embarras, tu ne t’en es pas trop mal tiré ; mais vois-tu, si j’avais été là, ça t’aurait donné de la confiance, et tu te serais fendu un peu mieux à fond… Ce pélerin-là n’est que blessé. Dans quinze jours il courra comme un lièvre. Mais nous sommes là pour un coup : il ne courra pas long-temps, je t’en donne mon billet.

— Pour moi, je ne lui en veux plus.

— Tiens, écoute, je pense à une chose : c’est que nous menons ici une vie qui n’est pas politique. Je bois trop et je ne travaille pas du tout. Toi tu n’as pas assez d’âge de raison, pour t’apercevoir qu’il y a ici une femme qui finira par t’abâtardir l’esprit et le tempérament, parce qu’elle t’aime trop. Elle fera son malheur et le tien. Quand je te vois, le soir, te câliner, auprès d’elle, je me dis : v’ià un petit jeune gens qui serait mieux sur l’empointure d’une vergue d’hune, que sous le vent d’un cotillon fémilin. C’est de la course qu’il nous faut et de la lame du Ouest, et je commence proprement à m’embêter du métier de ne faire rien à terre.

— Eh bien ! que veux-tu que nous fassions ? Notre petit corsaire d’été n’est pas encore armé. Nous n’avons pas encore d’équipage.

— Pour l’armer, ce sera bientôt fait : je m’en va le faire gréer. Déjà je lui ai donné un nom, et, en ce qui est de baptiser une embarcation, tu peux t’en rapporter à moi.

— Et quel nom lui as tu donné ?

Le Vert-de-Gris. L’invention m’en est venue en lui repassant, de l’avant à l’arrière, une couche de peinture verte. Il a l’air actuellement d’une cage à poules.

— Quel drôle de nom que le Vert-de-Gris !

— Le nom est reel : il n’est pas sentimanesque ni romancier ; mais il tiendra bon. Si le capitaine qui l’a ramené de Saint-Malo, et qui est allé à Brest, ne revient pas bientôt, pour appareiller avec, l’armateur, qui est ici, m’a dit que je commanderais pour la première sortie. Alors, tu deviendras mon second : t’es pas bien marin encore, mais c’est égal ; je te prends sous ma coupe ; et va d’l’avant.

Je sentais bien, comme Ivon, qu’il fallait songer à quitter Roscoff. Je le désirais surtout pour mon excellent ami, qui, trop disposé à prodiguer ce qu’il avait reçu de ses parts de prise, dépensait son argent, à courir de Morlaix à Roscoff, dans une mauvaise calèche, où quelques autres matelots, comme lui, filaient le loch sur la route, comme ils auraient fait à bord d’un navire. Ivon s’était aussi amouraché d’une grosse servante basse-bretonne, qu’il avait retirée de sa cuisine, pour la caricaturer en grande dame, et lui faire porter, comme il le disait, un gréement complet de femme à la mode. Il fallait faire trêve à toutes ces folies. Nous pensâmes à armer le Vert-de-Gris.

Une petite circonstance qui, pour tout autre jeune homme que moi, aurait été indifférente, contribua à réveiller violemment la passion que j’avais pour mon état.

Une nuit, pendant que ma bonne Rosalie me tenait à ses côtés près de son comptoir, et cherchait en m’agaçant à se distraire de l’ennui de la conversation des marins qui occupaient le café, le hasard voulut que les quatre plus renommés corsaires de la Manche entrassent pour sabler du punch. À l’aspect de cette réunion de célébrités flibustières, les officiers et les malelots groupés autour des tables, se levèrent. Chacun sollicita la permission de trinquer avec ces chefs illustres. La conversation s’engagea bientôt et devint vive et animée. Les capitaines, en remarquant l’intérêt avec lequel je les regardais et j’écoutais leurs paroles, me donnèrent une poignée de main comme à une vieille connaissance. On prit place, on se raconta les motifs pour lesquels on avait relâché à l’île de Bas. On jura surtout beaucoup contre les Anglais. Un des assistans, qui faisait chorus, eut à ce propos une idée qui fut vivement applaudie par l’assemblée,. « Parbleu, dit-il en s’adressant aux quatre capitaines, puisque le hasard nous favorise assez pour que nous vous possédions un instant dans notre société, vous devriez bien nous raconter, messieurs, quelques uns de ces bons tours que vous avez joués à l’ennemi dans vos nombreuses croisières. Le capitaine Lebihan, avec son air de ne pas y toucher, en a fait de fameuses, si l’on en croit l’histoire du pays ; le capitaine Polletais est Dieppois, et il s’y connaît en fait de coups de Jarnac. Allons, faites-nous la faveur de commencer, messieurs ; et les capitaines Ribaldar et Niquelet, j’en suis sûr, nous diront aussi ce qu’ils croient avoir fait de mieux, dans leurs glorieuses campagnes. »

Les quatre capitaines parurent accepter de bonne grâce la proposition, sans trop faire les modestes ni les fanfarons.

Je ne saurais dire avec quelle avidité je me disposais à entendre les plus fameux loups de mer de la Manche raconter, chacun dans le langage et avec le ton qui lui étaient propres, leurs exploits les plus célèbres. Le capitaine Lebihan commença, à la sollicitation de ses camarades, à narrer ainsi, dans son jargon moitié mauvais français, moitié bas-breton, son aventure avec la frégate anglaise la Blanche.


Confession du capitaine Lebihan.

« Ma foi de Dieu, s’écria-t-il, comme en sortant d’un somme, je n’ai pas à vous dire grand’chose qui soit digne de vous être récité, si ce n’est que j’ai fait vinir une fois à la côte un frégate anglais, oui anglais, et un belle frégate, pour le sûr.

« C’était avec une bonne brise, autant que je peux me le rappeler. Je revenais avec mon corsaire, mon petit lougre, pour relâcher-z-à Portsal. La frégate me chassait avec le jour tombant. Ma foi de Dieu, que jé dis à nos gens : si celle-là veut mé suivre dans les cailloux, je le ferai sé jéter dans les berniques et dans les omards. Je fis pitite oile pour mé faire chasser tout proche de la côte de Plouguerneau. Quand la nuit fut venue, mé voilà-z-à relâcher dans un petit port où ce qu’il y avait des douaniers. « Attends, que je dis à nos gens, jé m’en vas aller à terre, parce que voilà la brise qui fraîchit et le courant qui porte en côte. Pour lors qué jé fus débarqué avec un fanal, jé dis à un paysan, à un guissiny, quoi : prête-moi ta vache, mon ami, et le voilà qui me prête sa vache pour un petit écu. Une fois que j’ai la vache, j’amarre une patte de l’avant à ce pauvre animal pour la faire boiter, et je lui suspends à la tête et entre ses cornes, mon fanal allumé.

« La vache, comme vous le sentez bien par vous-mêmes, commence à marcher sans comparaison comme un navire qui tangue à la mer, avec un feu à son pic. La frégate croit voir mon lougre tanguer à la lame. Ah ! dit-elle, apparemment, puisqu’il y a autant d’eau pour lui, il y en aura autant pour moi. Pour lors, je m’en reviens à bord, et jé dis à nos gens : Mes amis, il faut prier le bon Dieu, pour que la frégate se fiche à la côte. Demain, nous ferons dire une messe. Le lendemain, du matin, en régardant par-dessus une petite île, qui s’appelle Saint-Michel, et qui était à tribord à nous, jé vois, oui, foi de Dieu, la mâture d’un grand navire qui était au plein. C’était la frégate, pas moins. Ah ! je dis à l’équipage : le bon Dieu est juste ; il y a des Anglais de noyés, et ferme. C’était ma vache, avec son fanal, qu’ils avaient pris, oui, aussi vrai que vous êtes des honnête homme, pour un feu de navire. Aidé par mes gens, je fis prisonniers, oui, peut-être, plus de quinze douzaines d’Anglais, et jé volai tout d’abord de la frégate. »

La naïveté du récit du capitaine Lebihan amusa beaucoup tous les auditeurs. Le Bas-Breton seul conservait son sérieux et sa plaisante gravité. On engagea le capitaine Niquelet, de Saint-Malo, à prendre la parole. C’était un homme passionné dans son langage, comme dans ses actions, et qui s’exprimait bien. Il prit ainsi la parole après Lebihan.


Confession du capitaine Niquelet.

« Il y a à peu près un an, que, me trouvant, avec mon dogre, dans la baie de Torbay, pour y chercher fortune, je trouvai un grand trois-mâts, qu’escortait un brick de guerre anglais. La triste mine de mon petit corsaire, qui avait plutôt l’air d’un charbonnier que d’un fin voilier, n’inspira aucune défiance aux navires que je suivais. Le calme étant venu avec le soir, mes deux bâtimens mouillèrent près de la côte, pour étaler le jusant. Je fis semblant de continuer ma route, pour ne leur donner aucun soupçon ; mais je les relevai exactement au compas, afin de venir leur rendre visite pendant la nuit. Une brume épaisse, qui s’étendit bientôt sur une des mers les plus calmes que j’aie vues en hiver, favorisa mon projet, au-delà de mes espérances. Je fis border mes avirons, que j’eus soin de faire garnir au portage, avec de l’étoffe, pour ne pas interrompre, par le bruit de la nage, le silence qui m’était si favorable, et je gouvernai sur le point où j’avais relevé l’ennemi. Quand je me supposai près du trois-mâts, je jetai l’ancre. En un clin d’œil, mon grand canot fut armé des hommes les plus intrépides du corsaire. Je fis prendre à mon frère, qui commandait la petite expédition que je préparais, le bout d’une drisse de bonnette, dont j’amarrai une des extrémités à mon bord, et je lui dis : « Fais ce que tu pourras ; avec le bout de cette amarre, tu reviendras toujours à bord du corsaire, malgré la bruine, quand tu le voudras. Si tu réussis à enlever le trois-mâts, tu auras soin de m’en avertir, en hallant l’amarre que je tiens à bord, par trois fois de suite et à cinq minutes de distance. Bonne réussite ! Vous avez tous des poignards et pas de pistolets, c’est vous dire assez la consigne : Lestement et pas de bruit. »

« J’avais recommandé à mon frère de nager toujours contre le fil du courant, parce que j’avais eu la précaution de me mouiller dans les eaux du trois-mâts. Mon frère, pour plus de prévoyance, avait eu aussi l’idée de prendre avec lui un panier rempli de bouchons, qu’il devait jeter à la mer pour me prévenir aussitôt qu’il serait arrivé sur l’arrière du navire anglais.

« Il y avait à peine un quart d’heure que notre canot nous avait quittés, que le courant, qui passait le long de notre bord, nous apporta des bouchons flottans. C’est cela, me dis-je. L’amarre frappée à bord, et dont mon frère avait pris le bout, ne tarda pas à frémir. Nous l’entendîmes avec joie frapper la mer sur laquelle une légère pression l’éleva par trois fois. Aussitôt, j’ordonne de lever l’ancre à jet, sur laquelle j’étais mouillé, et je fais haller mon corsaire sur l’amarre, que je savais bien être fixée à bord du trois-mâts. En quelques minutes je fus le long du navire ; mes gens sautèrent à bord sans obstacle. Je ne trouvai sur son pont que ceux de mes hommes que j’avais envoyés dans mon canot pour le coup de main. Mon frère me raconta qu’étant arrivé sans être vu ni entendu, sur l’arrière du bâtiment, il était parvenu à grimper avec trois des siens par les ferrures du gouvernail et par le couronnement, jusque sur le gaillard d’arrière. Deux Anglais veillaient seuls sur le pont : se jeter sur eux, les précipiter dans la calle, fermer le capot de la chambre où dormaient le capitaine et les officiers, et le logement de l’équipage où étaient les autres hommes, ne fut que l’affaire d’un instant. Maître du trois-mâts, je fis passer mes quatre-vingts meilleurs matelots sur la prise. J’ordonnai à mon second de filer avec le corsaire, et de me laisser à bord de ma capture. Nous attendîmes ainsi le jour.

« Ce jour désiré vint enfin, et il dissipa la brume qui toute la nuit avait caché ma manœuvre. Le petit brick de guerre sur lequel le trois-mâts avait gardé une amarre, nous cria d’appareiller, croyant toujours avoir affaire au capitaine qu’il escortait. Je fis, en effet, virer sur mon câble, pour exécuter l’ordre ; mais en appareillant, j’eus soin d’aborder, comme par maladresse, le brick qui mettait aussi sous voiles. À peine le capitaine du brick eût-il commencé à jurer contre ma mauvaise manœuvre, que tous mes forbans, couchés à plat-ventre à l’abri des pavois, sautèrent à bord de l’ennemi. Une grêle de coups de poignards et de pistolets fit l’affaire. Les Anglais surpris ne purent se défendre qu’à coups de poing, contre mes corsaires, disposés à l’attaque et armés de pied en cap. Deux jours après cette escobarderie de flibustier, j’étais mouillé à Perros, avec mes deux prises ; mais mon maladroit de second, qui n’avait qu’à courir avec un bon marcheur sous les pieds, pour gagner la terre, s’était fait prendre par une corvette. »

La petite bamboche, il est bien bonne, s’écria le capitaine Ribaldar, Portugais à l’accent plus que gascon, naturalisé en France, par son intrépidité et ses courses célèbres dans la Manche. Je veux, dit-il, vous en raconter une adventoure, qui me rappelle celle que vient dé vous dire le capitan Niquelet.


Confession du capitainr Ribaldar.

« J’étais toumbé la nouit, avec ma goélette la Revance, dans un counvoi dé bâtimens qui venaient dé la Zamaïque, comme on dirait un loupe dans une vergérie. Les frigates qui escourtaient le counvoi, mé prirent pour un bâtiment anglais, par la raison que jé faisais coume les austres, les signals qu’il fallait répétitionner. Vers soir, j’aborde un grand trois-mâts, qué j’avais choisi bien gros et bien sargé. Vous m’abordez, qué mé dit lé capitaine anglais : par Diou, jé crois bien que jé t’aborde, qué jé lui dis ; té fiche à la mer si tu dis un soul mot ; il sé tut et mis à son bord vingt bons gaillards. Une heure après, jé me laisse culer sur la quoue dou counvoi, et z’aborde, coume par mauvaise manouvre encoure, oun autre gros papa dé navire : Vous m’abourdez, me dit encore lou bêtasse dé capitane : touzours la même çanson, que ze mé dis ; en cé cas touzours la même réponse. Oui, canaille, qué zé t’aborde, qué zé loui dis. Il vut faire lou meçant ; lé fais zeter par-dessous lou bord, por nou pas faire do bruit. Las frigatignes quez escourtait lou counvoi fount dos signals par la nouit ; mes dos prisès repetitionnent los signals coume los austros bâtimens anglaisès. Mas oune fois la nouit vénue, zé t’en fice, va ! Moun coursaire et los dos prisès laissent là los counvoi et forcent dé voile, bougre… Si z’avais ou doscents houmes, z’aurais fait vingto prisès ; zè les prénais conme aum assoume des veaux marins, à coups dés bâtouns. »

— Mais en rentrant à Tréguier avec vos deux prises, demanda le capitaine Niquelet à Ribaldar, n’eûtes-vous pas une affaire avec un lougre de Jersey ?

« Ah ! si parblu ! Une petite bamboce militare !pétit coquin dé lougre voulut tâter dé mes prises. Zé lé croçais à l’abourdage pour arrêter oun pu sa marce. Il me toua quinze houme ; zé n’en avais plus qué trente à bord ; si z’en avais eu soixante, il m’en ourait toué trente ; mais j’ourais pris lé pétit bougré. Il sé sépara moi avec zoie. Une vraie bamboce militare ! »

Quand le capitaine Ribaldar eut fini, et qu’il eut avalé un demi-bol de punch, avant de rallumer sa pipe, les auditeurs s’écrièrent : À votre tour, capitaine Polletais ! Le vieux marin dieppois se gratta l’oreille, sous son bonnet rouge ; et, assez embarrassé de commencer sa narration, il s’exprima cependant ainsi :


Confession du capitaine Polletais.

« Mes bonnes gens, je ne sais pas trop ce que je vous dirai. J’ai fait bien des petites bourdes aux Anglais : on a tant d’peine à gagné sa pauvre vie dans c’monde et à la mer surtout. Nous, autres pauvres pêcheurs je ne sommes pas bien malins, voyez-vous, mais je fesons pas moins queuquefois not’petit bonhomme de chemin, quand l’bô Dieu veut nous le permettre. Je vous dirai donc, pour vous dire queuque chose, que les Anglais n’ont pas touzours beau zeu à s’risqué avec nos corsaires ed’la Mance et du Pas-d’Câlais.

« Une corvette voulut me chasser sur l’grand lougre que v’savez vu et que je viens d’mouiller su le chenal. Je laissai tomber m’n’ancre sû la côte d’Somme en dedâns des bancs à vue d’lAnglès.

« La corvette n’pouvant point m’approcè, armit trouais embarcâtions pour veni m’abordé dans la nuit. Z’fis faire à bord mes filêts d’abordâze, et puis z’avais dès doubles filêts. V’savez biè ce que c’est qu’des doubles filêts, ze pense ? C’est-z-une manière d’grands filêts qu’on tend en dehors du navire, comme si c’étaient d’séventails qu’auraient des boulets au bout pour les faire tombé comme des pièzes à attraper des renârds. Les trouais pénices anglaises m’abourdirent à nuit et à minuit, creyant qu’à l’heure où se relevait le quart, il y aurait d’la confusion à bord. Z’lès fis sâler un petit brin à coups d’fûsil et d’espingole. Mais c’fut quand ze commandé d’laisser tombé les doubles filêts sur les pénices qu’ça fut un drôleu d’çarivari, m’s amis ! Tous l’s'Anglès étaient happés comme des mélans dans eune seine, I’s débarbouillaient comme des pessons dans des applêts. Voyons que ze dis à nos zens : il faut les faire défilè la parade, et les mette un à un dans la câlle. C’qui fut dit fut fait, et biè vite ; et toute c’te mauvaise enzeance fut arrimée sous clé, les panneaux et écoutilles biè fermés. Avec c’te belle fiçue cargaison, ze m’dis : Zean Micel Polletais, tu seras biè mâlin si tu fais queuque çose d’bon ! »

Tous les auditeurs se mirent à rire à cette saillie plaisante du vieux corsaire dieppois, qui continua :

« Attendez donc, m’s’amis ; c’n’est point l’tout, ze dis à mes zens : Mes petites brebis, il vous faut sauter dans les pénices anglaises, actuellement pour prendre une toulène d’lavant du corsaire et râmè en nous rèmoquant, comme si les pénices avaient enlevé l’lougre. Mais crièz-moi ferme un hourra pour faire crouaire à la corvêteu qu’ses embarcations nous ont happés. Un hourra qui aurait fait tremblè la barbe du bô Dieu fut poussé par nos zens. L’équipage de la corvêteu y répondit par un aute hourra !

« Mes trouais pênices nazant sur l’avant, j’file mon câble, et mes zens s’mettiont à çanter des çansons anglaises, car les matelots d’cez nous savent tous aussi biè çanter, sans comparaison, comme l’zanglès. La corvêteu qui s’était épuisée d’monde pour armé les pénices, crut bié qu’le corsaire était prins ; mais quand ze fus à portée d’pistolet d’alle et qu’alle m’eut crié d’mouiller, mes trouais embarcations larguent la toulène et élongent m’n’anglès. Ze l’aborde en même temps et ze l’envève tout comme eune pleume ! Qu’voulez-vous, mes bonnes gens, on a tant d’peinne gagné sa vie dans c’pauve monde !

« Ze n’pourrais point biè v’s dire la réception qu’on m’fit à Câlais quand on vit rentré mon lougre avec une corvêteu anglèse au derrière. Son altesse l’Empereu dès Francès zuzea qu’il ferait biè d’me donnè la queroix de la relizion d’honneur pour c’taffaire-là, et j’la prins c’te queroix, que vos n’voyez ici qu’le ruban. »

Ces récits des hauts faits des capitaines que je voulais égaler, enflammaient mon émulation. Dieu ! que je souffrais, avec tant d’ambition dans le cœur, de n’être encore, parmi les marins, qu’un enfant inaperçu ! À terre, me disais-je, un jeune homme peut, sans beaucoup d’expérience ou du moins avec une expérience facile à acquérir, se distinguer en exposant vaillamment sa vie dans cinq à six batailles ; mais, à la mer, c’est peu que d’être le plus brave ; si l’on n’a pas vieilli sur les flots, si, à force de pratique, on n’a pas acquis la science difficile du marin, on végète, confondu parmi ces hommes que l’on embarque sur le pont d’un navire pour appliquer leur force au bout d’une corde, ou pour verser leur sang au premier commandement de leur capitaine.

Je ne pouvais plus y tenir : il me fallait naviguer ; c’est à la mer que je voulais respirer : une sorte de maladie du pays se serait emparée de moi si j’étais resté plus long-temps à terre. Je tourmentai Ivon pour qu’il hâtât l’armement du petit corsaire qui devait nous conduire à la gloire et à la fortune.

Un motif nouveau vint encore ajouter au désir que j’avais de quitter Roscoff. Depuis quelque temps, j’avais cru remarquer dans Rosalie une espèce de contrainte qui me désespérait et dont je ne pouvais m’expliquer la cause. Ces caresses innocentes, auxquelles elle se livrait auparavant avec tant d’abandon et de bonheur, semblaient l’affliger et l’effrayer. Moi- même, quelquefois troublé, embarrassé, quand je me trouvais tout seul avec elle, je commençais à rechercher avec plus d’ardeur sa présence, qui cependant me faisait éprouver moins de félicité qu’au commencement de nos naïves amours. Je sentais plus que jamais je ne l’avais fait encore, que Rosalie me chérissait, et son refroidissement apparent m’inquiétait peut-être moins qu’il ne m’irritait. On aurait dit, toutes les fois qu’elle pressait vivement ma main, ou qu’il lui arrivait de m’embrasser encore, qu’elle se reprochait les marques de tendresse qu’autrefois elle me prodiguait avec tant de plaisir et de confiance. Il me fallait sortir de cet état de gêne et de doute. J’exprimai de mon mieux à Rosalie ce qui se passait en moi ; je la grondai presque du changement que je croyais avoir remarqué en elle. Un amant bien expérimenté n’aurait peut-être pas mieux fait pour obtenir beaucoup, que moi en cette circonstance pour n’obtenir qu’une simple explication.

« Tu ne sais pas de quel poids tu soulages mon cœur, me dit-elle : j’avais besoin de te confier aussi ce que j’éprouve depuis quelque temps, et je n’osais pas commencer. Oui, je sens bien que, malgré la mauvaise opinion que j’ai pu te donner de moi, je ne suis pas née pour vivre avilie. Je t’aime cent fois plus que je ne saurais le dire ; mon plus grand bonheur serait de pouvoir te posséder comme mon amant, pendant un jour, un instant, et de renoncer ensuite, s’il le fallait, à tout, au monde, à mon avenir, à la vie ; mais tu es un enfant, mais j’ai quelques années de plus que toi, et je connais, mieux que tu ne peux le faire encore, la conséquence d’une mauvaise action. Non, je combattrai mon cœur, mes passions ; je vaincrai mon délire et je ne te perdrai pas. Qu’une autre femme que moi abuse de tes jeunes années. Qu’elle soit heureuse en te laissant un souvenir que plus tard tu flétriras de ton mépris ; mais moi, qui veux sans cesse rester ton amie, après avoir été ton guide, je ne consentirai jamais à devenir ta maîtresse à un âge où tu ne peux pas faire un choix ; à un âge où l’on m’accuserait non de t’avoir cédé, mais de t’avoir séduit… Léonard, il faut nous séparer pour quelque temps… »

En prononçant ces derniers mots, Rosalie fondit en larmes ; elle était dans mes bras. Je ne savais qu’essuyer ses yeux et lui répéter ces mots avec lesquels je l’avais souvent consolée.

« Oh ! je me suis trop vivement aperçue, continua-t-elle, à tes regards plus pénétrans, à tes caresses plus exigeantes, du désordre que notre intimité, d’abord si ingénue, commençait à jeter dans tes sens. C’est la séduction que je craignais le plus. C’est celle à laquelle je me sens encore la force de résister aujourd’hui : demain il ne serait plus temps ! le t’aime trop mille fois pour ne pas devenir coupable envers toi, envers tes parens, si tu cessais de me regarder comme une sœur. Je ne puis pas être ta maîtresse, sans renoncer à l’estime que je conserve encore pour moi-même. »

Cette entrevue, la seule que j’eusse encore redoutée avec Rosalie, produisit sur moi une impression que je n’avais pas encore connue. Jamais encore Rosalie ne m’avait parue si belle, si touchante. Le sentiment qu’elle m’exprimait me semblait si vrai ! L’idée d’une séparation prochaine donnait à cet entretien si intime, quelque chose de si tendre, que ses caresses devinrent plus vives et plus dangereuses que toutes celles que nous nous étions prodiguées.

« Oh ! laisse-moi, laisse-moi, mon ami, s’écria-t-elle ; c’est le moment de nous séparer ! Léonard, laisse-moi, je t’en supplie au nom de tout ce que tu as de plus cher, laisse-moi… »

Le cabinet de Rosalie donnait sur le haut de l’escalier du premier étage. Par un instinct que l’on commence à avoir à seize ans, quelque novice que l’on soit, je remarque, pour la première fois encore, que la porte avait un verrou : je saute sur cette porte, malgré les efforts de Rosalie, et je la ferme ; ce mouvement si vif, si déterminé, parut l’épouvanter. Je m’approchai d’elle, elle recula vers la fenêtre de son cabinet. « Au nom du ciel, dit-elle, ne m’approche pas ; je ne sais ce que je ferais si tu oubliais… » La fenêtre était ouverte ; la poitrine de Rosalie battait avec force, son regard avait quelque chose qui m’étonnait ; j’avance vers elle : elle jette un cri en se précipitant sur le bord de la croisée. Au même moment, un grand coup de pied frappé dans la porte du cabinet, renverse en dedans cette porte, sur les débris de laquelle parait Ivon !…

À l’aspect de mon mentor, se montrant comme un fantôme, je reste stupéfait, et, à l’ardeur qui circulait dans mes veines, succède un froid glacial.

— Vous êtes un honnête fille, dit-il froidement à Rosalie, qui, s’asseyant en désordre sur sa chaise, cachait sa tête en pleurs, entre ses deux mains.

« Pour vous, mon pays, il est temps que vous filiez vos amarres par le bout. J’étais là, et si Rosalie vous avait écouté, ça se serait passé autrement ; car je vous aurais coupé le sentiment au ras de l’écubier. »

Je ne savais que répondre à Ivon. Les bras pendans et la tête baissée, je paraissais attendre l’arrêt qui devait me condamner.

Ivon sentit qu’il était temps de changer la conversation, jugeant, à mon attitude, que j’avais compris suffisamment la leçon de morale qu’il venait de me donner, avec son grand coup de pied dans la porte.

— Ah ça, vous ne savez pas une chose ? C’est que je donne un grand bal à tout Roscoff, avant le départ du Vert-de-Gris. Je veux griser tous mes invités. J’ai commandé des musiciens à Morlaix, et des masques pour amuser la société : Mam’selle Rosalie fournira les rafraîchissemens. On viendra en bas de soie et en culotte courte : je donnerai l’exemple. Ce sera un bal décent ; mais il sera permis de fumer dans la salle.

Comme je cherchais à prendre une contenance et à changer d’attitude, je fis semblant de sourire au projet d’Ivon. Rosalie conserva son air pénétré et rêveur. Nous parlâmes bientôt tous trois du bal que se promettait de donner notre ami, et il ne fut plus question de la scène qui venait d’avoir lieu ; mais elle laissa dans le cœur de mon amie et dans le mien une impression profonde.

Le Vert-de-Gris, le premier corsaire qui se trouvât paré à se montrer, cette année, dans la Manche, était armé. Il avait été décidé qu’Ivon en serait le capitaine. Je n’avais pu obtenir, en raison de mon âge et de mon peu d’expérience, que le poste de lieutenant. Notre navire, long de trente-sept pieds, de tête en tête, devait avoir quarante hommes d’équipage, et nous n’avions pu encore trouver, pour l’équiper, qu’une trentaine de matelots, nombre exact des avirons que pouvait border le Vert-de-Gris, en temps calme. Le capitaine Ivon ne s’inquiétait guère de l’insuffisance numérique de son équipage. « Quand viendra l’occasion de faire un bon coup, je trouverai du monde. » Notre capitaine ne songeait qu’à son bal. Des affiches placardées sur tous les murs de la ville, et une publication au tambour, annoncèrent, comme on annonce une vente par expropriation, le jour où la fête se donnerait.

Un magasin de liquides, décoré de pavillons et entouré d’estrades, faites à la hâte, fut choisi pour le lieu de réunion. Une douzaine de ménestriers de village composèrent l’orchestre. Tout le matériel du café de Rosalie fut transporté dans la salle des rafraîchissemens. Les notables de l’endroit et tous ceux qui avaient pu chausser un bas de soie, se rendirent à la galante invitation de mon capitaine. Deux douzaines de contredanses à huit s’agitèrent en même temps, au premier coup d’archet donné par l’orchestre. Des plateaux couverts de verres de grog fumant, et de limonade punchée pour les dames, circulèrent, avec la joie, dans les rangs des danseurs et des spectateurs.

À minuit, le bal était dans sa fleur. On chantait d’un côté, on buvait partout, on dansait au centre et l’on fumait dans les coins. Ivon recevait des félicitations des uns, des poignées de main des autres. Il était enchanté. Mais, au moment où l’on allait manger les grosses pièces de bœuf, les gigots et les jambons, qui composaient l’ambigu, l’armateur du Vert-de-Gris vint tout haletant, annoncer au Lucullus de la fête, qu’un grand trois-mâts anglais, drossé par le calme et les courans, avait été vu sur le point de faire côte dans le nord de l’île de Bas. À ces mots, Ivon me prend par le bras, et m’ordonne de rallier tous les gens de notre équipage, pour les faire embarquer en double. La marée pressait : il nous manquait du monde ; mais notre capitaine trouva le moyen de s’en procurer. « Voyons, disait-il, qui veut embarquer, pour douze francs par jour, à bord du Vert-de-Gris ? — Pour dix-huit francs ? — Pour un louis ? » À ce prix ; une douzaine de matelots désœuvrés se présentent. On saute à bord, nous bordons nos avirons : on charge tant bien que mal notre unique caronade et nos fusils, et nous voilà partis, sortant tout en sueur du bal, pour amariner le trois-mâts anglais, que notre petit corsaire seul pouvait, disait-on, aborder.

Dans une conjoncture moins sérieuse, j’aurais bien ri de voir mon ami Ivon, encore en bas de soie et avec toute sa toilette de bal, courir l’abordage d’un bâtiment ennemi ; mais l’idée du danger, le souvenir de Rosalie, que j’avais quittée sans lui dire adieu, remplissaient trop ma tête, pour que je songeasse à la bizarrerie de notre départ et à l’imprudence même de notre expédition.

L’ardeur que notre équipage et nos gens nouvellement engagés mettaient à haller sur nos avirons, était incroyable. La mer était calme comme de l’huile, selon l’expression des marins. Nous ne tardâmes pas à quitter le chenal de l’île de Bas, à franchir la passe de l’Est, et à revoir au clair de lune, l’île près de laquelle, quelques mois auparavant, nous avions fait sauter le Back-House. Notre capitaine Ivon n’y fit seulement pas attention, tant les choses extraordinaires dont sa vie avait été remplie étaient devenues vulgaires pour lui. Ses yeux de lynx ne se promenaient que sur la partie des flots où il croyait devoir apercevoir le bâtiment anglais qu’on lui avait signalé, et que nous voulions attaquer.

À deux heures du matin, nous trouvant dans le nord-est de l’île de Bas, à quelques lieues de terre, nous aperçûmes enfin le navire qui devait devenir notre proie. Les rayons de la lune, projetés sur la surface presque immobile de la mer, nous laissèrent distinguer une masse noire au centre de ce réseau de jets argentés. Nous approchions à force de rames le bâtiment, que le mouvement paresseux des flots balançait au sein du calme et du silence le plus profond. Notre petite caronade, chargée à double charge, était disposée à faire feu, et nos hommes parés à larguer leurs avirons pour sauter à l’abordage. Une brise, la brise la plus infernale que nous pussions recevoir, s’éleva sous de gros nuages qui venaient d’envelopper la lune. Le hasard voulut que le trois-mâts, dont les voiles battaient en calme une minute auparavant, se trouvât tout justement orienté pour recueillir le premier souffle de ce vent malencontreux, contre lequel nous jurions à faire trembler notre barque. Il fila bientôt, et avant que nous eussions rentré nos avirons, hissé nos voiles, et mis le cap en route, notre ennemi put gagner de la route sur nous. Cette contrariété ne nous rebuta pas. Nous appuyâmes la chasse à la proie qui voulait nous échapper. La clarté de la nuit nous permettait encore de distinguer, sous le vent à nous, le point mobile que nous voulions atteindre. À trois heures et demie du matin, nous nous trouvions presque à portée de canon de notre Anglais. Mais la lune, déjà à l’horizon, disparut et nous laissa quelque temps dans l’obscurité : notre chasse continua.

Avec le jour naissant, nous aperçûmes le bâtiment, que nous prenions toujours pour le trois-mâts chassé, à petite distance de nous ; mais il paraissait courir à contre-bord. Cette manœuvre nous surprit. Quelques-uns de nos hommes crurent remarquer qu’il était beaucoup plus long et plus haut sur l’eau, qu’il n’avait semblé l’être au clair de lune. Nous n’étions pas d’avis de l’approcher ; mais notre capitaine Ivon n’entendit pas raison là dessus. « Croyez-vous, nous dit-il, me faire la loi comme à ce brave capitaine Arnaudault, avec qui j’ai navigué dernièrement ? Allons donc, tas de badernes : pare-à-virer adieu-vat ! et à l’abordage ! »

Nous virâmes de bord sur le navire anglais. En l’approchant, Ivon lui-même trouva qu’il était gros ; mais il attribuait l’apparence de son volume à l’effet du mirage. Notre ennemi ne nous donna pas la peine de l’aborder. Un coup de canon à boulet, qui nous dépassa à plus de deux cents brasses, nous arracha toutes nos illusions : c’était un vaisseau de 80 canons.

Nous voulûmes fuir ; ce fut en vain : dans quelques minutes nous nous trouvâmes criblés de mitraille. « Capitaine, vint dire un matelot à Ivon, le corsaire coule par un trou de boulet à la flottaison. — Eh bien ! bouche-le, Lofia ! — Mais je n’ai rien pour le boucher ! — Eh bien ! mets-y ta vilaine chienne de boule, qui n’est bonne qu’à ça ! » Ivon sifflait l’air de Mesdemoiselles, voulez-vous danser, pendant qu’on nous mitraillait ainsi. L’équipage, couché à plat-ventre sous les bancs de notre corsaillon, cria qu’il fallait amener. Force fut de nous rendre au vaisseau, sous la batterie duquel nous nous trouvions d’ailleurs affalés.

Notre vainqueur, voyant que nous nous rendions, mit en panne pour mous donner la facilité de venir à lui. Aussitôt nous vîmes monter sur ses basses-vergues des gabiers qui frappèrent lestement de fausses balancines et des appareils de bouts de vergue. Les crocs des cayornes d’étai furent affalés sur la chaloupe du vaisseau, et bientôt nous aperçûmes, de notre petit corsaire amarré le long du bord au vent, cette chaloupe s’élever au-dessus des bastingages de notre ennemi. « Que diable cet Anglais-là veut-il donc faire, en mettant sa chaloupe à la mer ? répétait Ivon, irrité d’attendre qu’on lui ordonnât de monter à bord du vaisseau. Il n’a pas cependant besoin de faire tant d’embarras pour nous amariner, puisque nous voilà le long de son bord comme une poste-aux-choux.[1] »

Ennuyé d’attendre les ordres du commandant anglais pour grimper à bord du vaisseau, notre capitaine voulut y monter tout seul. — « Be quiet, be quiet, Sir, lui cria le commandant d’une voix rauque et enrouée. — Mais que diable veut-il donc faire, cette espèce de charabia ? » répétait encore Ivon.

La manœuvre du vaisseau, dont il ne pouvait se rendre compte, ne tarda pas à s’expliquer pour nous.

Aussitôt que la chaloupe du Gibraltar ( c’était le nom du vaisseau anglais) se trouva mise à l’eau, sous le vent, une douzaine de matelots descendirent, s’affalèrent à notre bord, tenant à la main les bouts de deux forts grelins, dont ils passèrent les doubles sous la quille de notre pauvre Vert-de-Gris. Quand ces sortes de fortes élingues furent croisées sur notre pont, et que les fausses balancines et les cayornes de dessous le vent furent passées du bord du vent, le vaisseau contre-brassa un peu ses basses vergues : les appareils furent frappés immédiatement sur nos élingues, et, au bruits des sifflet perçans des bossmen, tout l’équipage anglais, courant sur le pont et riant aux éclats, se mit à hisser en l’air notre corsaire et nous, à la place de la chaloupe qu’on venait de débarquer !… Notre indignation ne peut se peindre. Traiter un corsaire français comme la poste-aux-choux d’un vaisseau ! Nous essayâmes en vain de sauter de notre navire sur le pont du Gibraltar ; impossible : des sentinelles nous empêchèrent de quitter notre poste. La place de la chaloupe, qu’avait prise le Vert-de-Gris, entre le grand mât et le mât de misaine du vaisseau, était tout juste la mesure. Le commodore anglais avait décidé que nous serions conduits ainsi, à bord de notre bâtiment même, jusqu’à Plymouth. La consigne fut suivie.

On se ferait difficilement une idée de notre position humiliante, et des tristes réflexions qu’elle nous suggérait. Quelle figure allions-nous faire à Plymouth, devant une foule attirée par le spectacle d’un vaisseau anglais, débarquant un corsaire français, avec tout son équipage, comme on débarque un canot-major ou le canot d’un commandant ! Ivon, transporté de rage, voulait se tuer. Nous l’avions amarré, pour l’empêcher de se jeter à la mer ou de se donner un coup de poignard. Chaque fois qu’il voyait paraître le commandant ou un officier anglais, sur le gaillard d’arrière et près du grand mât, il l’injuriait, l’insultait, jusqu’à ce que la rage lui eût fait perdre haleine.

Nous arrivâmes bientôt à Plymouth, sur le Gibraltar, ou plutôt sur notre corsaire, porté par le vaisseau anglais.

  1. Poste-aux-choux, nom que l’on donne à bord des vaisseaux, à l’embarcation qu’on envoie à terre chercher les provisions et les légumes.