Le Négrier (Corbière)/Chapitre 3

Dénain et Delamare (p. 189-237).


3.

VIE DE CORSAIRE.


Le gentleman Ivon. — Rosalie. — Projets. — Le café de Roscoff. — L’Anglais sauté. — Les Corsairiens. — Retour au toit paternel. — La croix d’honneur. — La part de prise.

Quelle race d’hommes que les corsaires ! Quelle étrange exception ils présentent au milieu du genre humain ! La terre a bien ses brigands, ses contrebandiers et ses pirates aussi, avec leurs aventures romanesques et quelquefois héroïques. Mais le métier des héros de grands chemins n’est que vil ou coupable, et rien ne saurait racheter aux yeux de la société, la bassesse de la vie d’un Cartouche ou d’un Mandrin. Mais un corsaire, un écumeur de mer même, peut encore ennoblir ses excès et jeter de l’éclat jusque sur ses fureurs. Le corsaire surtout, en pillant l’ennemi, sert toujours le pays qui lui permet d’exercer sa rapacité sur toutes les mers, et la reconnaissance nationale a confondu, dans la même gloire, Dugay-Trouin, qui fut corsaire, et Tourville, qui ne répandit son sang qu’à bord des navires de l’État.

Combien pour l’écrivain qui vivrait parmi ces hommes terribles, il y aurait de belles et vives couleurs pour peindre leur mépris de la mort, leur fureur pour la débauche et leur besoin d’affronter les dangers ! Quelle sauvage philosophie dans cette vie si vite dépensée à la mer ou au milieu des orgies ! Quelle rude noblesse dans leur prodigalité ! Comment expliquer surtout cette avidité du pillage et cette insouciance pour l’or qu’ils ont arraché au prix de leur sang ? Comparez ces basses intrigues, ce servilisme au moyen desquels on s’élève à la fortune, dans les antichambres ou dans les cours, à la courageuse et dédaigneuse témérité des corsaires, et dites-nous après à l’avantage de qui sera ce rapprochement ?

Le petit port de Roscoff, où nous venions de débarquer, après l’explosion de notre prise, était le rendez-vous de tous les corsaires qui se réfugiaient dans le chenal de l’île de Bas, poursuivis par l’ennemi ou battus par les tempêtes de l’hiver. Les croiseurs anglais se tenaient toujours à vue de la petite île qui servait de nid à ces aiglons de la mer, en attendant la sortie des bricks, des cutters et des goëlettes qui, au premier bon vent, osaient braver la présence de l’ennemi, pour aller écumer et désoler la Manche.

Notre aventure avec la corvette et les péniches anglaises, connue bientôt à Roscoff, ne contribua pas peu à jeter sur Ivon et sur moi un certain éclat de gloire. Les marins nos confrères nous accueillirent avec cordialité ; les habitans nous regardèrent avec étonnement. Le déguisement de Rosalie devint l’histoire de tout le pays.

Le commissaire de la marine nous demanda à notre débarquement, avec les autres hommes de l’équipage de la prise. Il nous engagea à faire un rapport détaillé sur la manière dont nous nous étions conduits, certain, disait-il, que l’Empereur entendrait avec plaisir le récit d’un événement si honorable pour quelques uns de ses sujets. Le rapport d’Ivon fut bientôt dicté, « Nous avions un capitaine de prise que voilà, dit-il en montrant Bon-Bord ; il buvait toute la journée et toute la nuit Pendant que j’envoyais quelques coups de canon à la corvette anglaise qui nous chassait, notre capitaine a mal gouverné : il a jeté sa barque sur les cailloux où les petites filles de l’île de Bas vont laver leurs pieds, à marée basse. Ce petit Léonard, que voilà, a mis le feu à la soute aux poudres avec un bout de chandelle, et les Anglais, qui voulaient nous happer, ont sauté en l’air comme un feu d’artifice. Ça n’a pas été plus malin que ça, M. le commissaire. » L’officier d’administration me regarda avec surprise et bienveillance. Il prit mon nom, me demanda si j’avais des parens, et il m’engagea à aller le voir de temps à autre ; ce fut la première chose que j’oubliai de faire pendant tout mon séjour à Roscoff.

En nous jetant à la mer pour échapper aux Anglais, nous avions eu soin, par bonheur, de sauver les piastres que nous avions reçues dans le partage des barils d’argent, qui s’était fait à bord du Sans-Façon. Une ceinture, dans laquelle nous mettions notre monnaie, ne nous avait pas quitté à bord de la prise. C’est un usage adopté parmi les marins que de porter sans cesse sur eux ce qu’ils ont de plus précieux. Toujours exposés à tous les événemens, ils ont la prévoyance de s’arranger de manière à se sauver avec ce qu’ils peuvent le plus facilement arracher au naufrage qui les menace, même au moment où ils s’y attendent le moins.

Mon ami Ivon ne tarda pas à trouver l’emploi de ses gourdes. Il commença par se faire habiller en gentleman, de la tête aux pieds. Il se garnit la ceinture de trois ou quatre montres, dont les breloques lui battaient l’abdomen, de la manière la plus plaisante. Un parapluie à canne ne quittait plus, quelque temps qu’il fît, ses mains goudronnées, qu’il avait eu soin de recouvrir de gants blancs, bien glacés : on aurait dit, à chaque instant du jour, qu’il se disposait à aller à une noce, ou plutôt qu’il en revenait ; car il ne dégrisait pas du matin au soir, et quelquefois du soir au matin.

Rosalie avait repris le costume de son sexe. Jamais je ne l’avais vue encore aussi jolie que sous le chapeau de soie, au fond duquel se cachait sa jolie petite figure fraîche et vive. Elle voulut elle-même régler les détails de ma toilette, que je négligeais d’une manière désespérante pour elle ; mais elle s’attacha à me vêtir un peu moins grotesquement que mon matelot Ivon.

— Et tes parens, me dit-elle, quelques jours après notre arrivée, tu n’y penses donc plus, Léonard ? Jamais tu n’as songé aux inquiétudes que ta mère a pu concevoir sur un fils qui l’a quittée, sans lui faire savoir ce qu’il était devenu ? Maintenant, elle croit t’avoir perdu, et tu n’as pas encore pensé à lui dire le mot qui doit faire son bonheur et peut-être la rendre à la vie.

— Ma foi, j’aime bien ma mère, mon père et mon frère ; mais rien ne me coûterait autant que de leur écrire. Jamais encore je n’ai fait une lettre, et je ne saurais en vérité pas par où commencer.

— Eh bien ! si je te disais, mauvais petit sujet, que j’ai déjà écrit à ton père une lettre pour toi, que dirais-tu ?

— Eh ! je dirais que tu as bien fait : que tu as fait mieux que je n’étais disposé à faire moi-même.

— Tu ne m’embrasses seulement pas, pour me remercier ? Tu n’aimes donc plus tes parens ?

Et j’embrassai encore une fois Rosalie.

— Mais que va dire ton père ? Voilà ce qui m’inquiète.

— Il dira ce qu’il voudra…

— Et tu dis encore que tu tiens à tes parens ?

— Sans doute que j’y tiens ; mais comme je le peux, comme je tiens à toi enfin.

— Mauvais enfant ! tu m’aimes donc aussi…

Et, après des entretiens pareils, Rosalie m’accablait des caresses les plus tendres, les plus vives, auxquelles je ne répondais que par des caresses d’enfant. Celles-là suffisaient encore à mon bonheur et à celui de Rosalie, je crois ; car son attachement pour moi était désintéressé. Ce n’était pas même un amant qu’elle cherchait en moi ; mais avec le sentiment que je lui inspirais, elle avouait qu’elle pouvait se passer de l’amour des autres hommes. Plus tard, j’ai cherché à m’expliquer avec elle la singularité de cette sympathie, qui nous faisait trouver, si jeunes tous deux, tant de félicité dans une union presque toute intellectuelle ; mais jamais nous n’avons pu parvenir à nous rendre compte de ce que nous sentions le mieux alors, et nous nous sommes souvent avoué que les momens les plus regrettables de notre amour, étaient ceux où nous nous aimions avec toute la candeur d’un sentiment fraternel.

La gentillesse, les grâces de celle qui passait pour ma maîtresse, et peut-être aussi la réputation de galanterie que devait lui donner sa liaison supposée avec un enfant, attirèrent sur ses traces tous les capitaines et les officiers les plus fringans. Nous logions tous les trois dans une maison que l’on nommait très-hyperboliquement l’hôtel Thirat. Deux mauvais billards, qui jusque là n’avaient vu autour de leurs tapis usés que fort peu de joueurs, devinrent le rendez-vous des galans flibustiers qui convoitaient Rosalie. M. Thirat, notre hôte, publiait que nous lui faisions sa fortune. Cet aveu fut un trait de lumière pour Ivon. Il faut, disait-il, que mam’selle Rosalie fasse définitivement quelque chose de son corps ici.

— Comment de son corps ? qu’entends-tu par là ? Car Ivon, comme on le sait, avait exigé que je le tutoyasse.

— J’entends par là qu’il faut qu’elle ne reste pas à rien faire, car l’homme et la femme sont faits pour travailler d’une manière ou d’autre, ensemble ou séparément.

— À quoi prétends-tu donc qu’elle s’occupe ?

— À tenir boutique ou autrement ; mais enfin à faire quelque chose de ses quatre doigts et le pouce.

— J’y ai déjà songé et elle aussi ; et tiens, il me semble que si nous lui montions un petit magasin de bonnets et de rubans…

— Mauvais cela ! La bonneterie et la rubannerie, ça tombe dans les marchandes de modes, et, comme on dit, c’est immoral.

— Marchande de mercerie ou de quincaillerie, hein ?

— Mauvais encore. Ça sent trop la rafale, et à Roscoff il n’y aurait que de l’eau à boire, avec des petits couteaux et des aiguilles. C’est pas un métier ça ! Cherche encore, et va de l’avant.

— Marchande épicière ?

— C’est trop commun : cherche plus haut.

— Et que pourrait-elle donc faire selon toi ?

— Elle pourrait tenir un petit café, nous vendre du grog et du punch, du rhum et du bon tabac.

— Mais il faut une licence pour vendre du tabac.

— Oui, pour vendre de mauvais tabac ; mais pour vendre de bon tabac, il n’en faut pas : on fait la fraude, quoi donc ; et à Roscoff, ils font tous la contrebande comme des canailles qu’ils sont. Je la ferai aussi, moi, et mieux que tous tant qu’ils peuvent être. Tu n’as sans doute pas remarqué, toi, comme tous les corsairiens viennent louvoyer sous le vent et au vent de ta bonne amie ?

— Oh ! que si que je l’ai bien remarqué !

— Eh bien ! mon fils, il faut leur faire payer cher leur louvoyage et le droit d’ancrage le long de cette petite corvette. Quand elle aura un café bien espalmé, ça ne désemplira pas : elle fera bonne mine à chacun et dira bonsoir à tout le monde quand on voudra l’accoster de trop près. Le plomb tombera dans son comptoir, et les paysans se frotteront la mine avec le dos de leurs mains. Qu’en dis-tu, toi ?

— Je dis qu’il faut consulter Rosalie.

Rosalie fut consultée. Après une longue et mûre discussion, le projet d’Ivon fut adopté. Nous nous mîmes en course pour trouver un local. Une jolie petite maison à deux étages, boutique sur le devant, salon assez spacieux au premier, fit notre affaire ; un bail de trois, six et neuf ans fut passé avec le propriétaire, moyennant le paiement d’un an d’avance. Nous entrâmes en jouissance du local. Il fallut trouver un nom au nouveau café. Ιvοn prit encore la parole dans cette grave délibération.

— Si nous nommions notre établissement le Café des Trois-Amis, hein ? ce ne serait pas mal trouvé ; qu’en pensez-vous, vous autres ?

— Ce titre est assez commun, répondit Rosalie, et puis nous sommes bien amis sans doute, mais je suis votre amie, et non pas votre ami, et l’enseigne ne dirait pas assez bien ou dirait peut-être trop bien… Rosalie me regardait, en appuyant sur ces mots, avec un sourire qu’Ivon comprit à merveille.

— J’entends, j’entends la malice, reprit-il… Il y a bien un nom qu’on pourrait mettre sur l’enseigne…

— Lequel ? demandai-je.

Aux Corsairiens, par exemple ?

— Mais ce mot là n’est pas français.

— Pourquoi ne serait-il pas français tout comme un autre ?

— Parce qu’il n’est pas français et qu’il ne se trouve pas dans le Dictionnaire.

— Tout le monde cependant dit corsairien.

— Tout le monde a tort, mon pays, car le Dictionnaire…

— Est-ce que ça me fait à moi le Dictionnaire ?

— Il faut pourtant s’en rapporter à quelque chose.

— Quand un capitaine de vaisseau me dirait que corsairien n’est pas français, je lui répondrais qu’il ne sait ce qu’il dit, et que je veux qu’il soit français, moi.

— Comme tu voudras ; l’observation que je fais là ne doit pas te fâcher, et si j’avais pu penser…

— Je ne me fâche pas non plus, tonnerre de Dieu ; mais quand un mot est bon, il est toujours français, et je me moque de ton Dictionnaire comme de la perruque à Jacquot. Au surplus je conviens qu’en mettant aux Corsairiens sur notre enseigne, il pourrait bien arriver que tous ces museaux fins d’officiers et de capitaines de prise de St-Malo, croiraient parce qu’ils sont corsairiens, que c’est pour eux que nous aurions installé une jolie femme dans un café bien accastillé et bien espalmé, et il ne faut pas qu’ils se mettent dans le toupet… Cherchons autre chose… C’était pourtant un fameux intitulé : aux Corsairiens !…

— Voyons, quel nom décidément donnerons-nous à notre café, ou plutôt au café de Rosalie ?

— Si nous mettions tout simplement à la Belle-Bretonne ?

— Y pensez-vous, M. Ivon ? reprit Rosalie. Me conviendrait-il de me dire à moi-même que je suis belle ?

— N’est-ce pas la vérité ? Et quand on dit la vérité, ma foi… D’ailleurs, le premier malin qui, en lisant l’enseigne, s’aviserait de faire la grimace, ne tarderait pas à avoir quelque chose sur la figure.

— Mais en supposant que je sois belle comme vous le voyez, est-ce à moi de l’annoncer à tous les passans, sur une enseigne ?

— Non, non ; Rosalie a raison.

— Eh bien ! toi qui es si savant, Léonard, cherche un intitulé à ton café. Pour moi, je ne m’en mêle plus, et je m’en bats l’œil.

Ivon allait se fâcher, je le prévoyais. Rosalie calma son amour-propre d’auteur, par quelques mots de douceur, comme elle savait en dire. Notre ami, vaincu par la gentillesse de notre compagne, se remit bientôt à chercher un autre titre plus convenable que ceux qu’il nous avait proposés ; et, au moment où nous nous y attendions le moins, il s’écria, transporté, en se tenant la tête à deux mains, comme après un pénible enfantement : Le voilà, le voilà : je l’ai trouvé enfin ce chien de nom !

— Qu’est-il donc ?

À l’Anglais sauté ! Hein ; n’est-il pas bien tappé, celui-là ? et dire qu’il ne me soit pas venu tout de suite à l’idée ! mais le voilà, je le tiens à retour, et il y aurait deux mille tonnerres braqués sur mon cadavre, qu’il n’y aurait pas moyen de me faire larguer cet intitulé qui est fameux, et je m’en vante. À l’Anglais sauté, ça nous ira comme un bas de soie. Un beau navire, avec le pavillon anglais renversé, pour dire que c’est une prise, voyez-vous, sautant en l’air, comme une grenade, et peint aux oiseaux sur notre enseigne, fera un effet superbe, ou ils seront bougrement difficiles à Roscoff. Que dites-vous de celui-là, vous autres, mes amoureux ?

Le ton avec lequel Ivon nous demandait notre avis, ne nous laissait guère la liberté de le contrarier, et il venait d’ailleurs d’exprimer son opinion de manière à la faire passer sans opposition. Rosalie et moi nous donnâmes notre pleine adhésion au titre qu’Ivon venait d’enfanter, et non sans peine. Il fut décidé que Rosalie entrerait, le plus tôt possible, en possession du café de l’Anglais sauté.

Il ne s’agissait plus que de trouver l’artiste qui pourrait rendre, avec vérité et talent, l’explosion du Back-House. L’affaire n’était pas facile à terminer à Roscoff, où les peintres de marine furent, de tous temps, assez rares. On nous indiqua cependant un vitrier qui, à force de tentatives et de conseils, finit par nous barbouiller, tant bien que mal, avec du gros rouge et du vert clair, une espèce de trois-mâts couvrant la mer de feu et de fumée, et s’éparpillant en l’air, avec les deux péniches qui l’avaient abordé.

La partie concernant les liquides dont nous devions garnir le café de Rosalie, donna lieu à une savante discussion qu’Ivon traita en homme versé depuis long-temps dans ces sortes de matières.

« Le rhum est rare, dit-il ; mais il y a moyen pourtant de s’en procurer ; car il ne manque pas de fraudeurs à Roscoff. Et puis, il n’y a rien de meilleur, pour un café, que le débit de ce qui est défendu par le gouvernement et les droits-réunis : parce que, voyez-vous, sous prétexte que c’est difficile à trouver, on vend cela le triple de ce que ça coûte. D’ailleurs, moi, je suis là pour un coup au moins, et je défie bien qui que ce soit de faire entrer tant seulement une bouteille de gin, d’eau-de-vie, de tafia ou de rack dans la maison, sans que je n’y mette le nez, pour m’assurer de la qualité de la marchandise ; car, sans trop me flatter, c’est ma partie. Les corsairiens donnent ferme sur le punch : il faudra qu’il y ait ; par conséquent, à poste fixe sur le feu, une chaudière à punch, pour les plus pressés. J’ai entendu dire que, pour rendre ce capiteux plus délicat, on mettait dedans quelques larmes d’alcide sulfurique : je leur en mettrai tant, qu’ils seront bien dégoûtés, s’ils ne se lèchent pas les babines, jusques par dessus le nez, après avoir sifflé un verre de brûlot de ma composition. Pour le café, ils le boiront comme il sera : moitié avarié et moitié chicorée ; ce n’est pas là dessus qu’ils sont friands, les gueux. Mais sur le trois-six et le cognac de La Rochelle, avec un peu de poivre, il y aura moyen de les attirer en leur brûlant le gosier, pour les rafraîchir à leur manière. C’est moi qui me chargera de tous ces petits détails, et j’espère bien que je serai la meilleure pratique de l’Anglais sauté, quoique la boisson ne soit pas mon fort. Mais, c’est égal ; pour rendre service à une petite femme gentille comme vous, on se biturerait, sans désemparer, une demi-douzaine de fois dans les vingt-quatre heures. »

Toutes les dispositions intérieures et extérieures étant prises, nous songeâmes à mettre nos projets à exécution. L’enseigne de l’Anglais sauté fut exposée au-dessus de la porte du café ; elle fit l’admiration des curieux, après avoir subi la critique des connaisseurs. Nous plaçâmes force spiritueux dans la cave, un comptoir élégant dans la salle : Rosalie en prit possession comme d’un trône. Un billard fut installé au premier étage. Bientôt on ne parla plus, dans toute la ville, que du nouvel établissement et de la belle cafetière. Il fallait voir avec quelle avidité les passans lorgnaient la reine du comptoir ! Les capitaines et les officiers de corsaire faisaient mieux : ils entraient dans le café, et pour faire leur cour à la maîtresse du logis, ils saisissaient tous un prétexte pour consommer beaucoup. Ce qu’avait prévu Ivon, arriva : la chaudière à punch ne quittait plus les fourneaux du laboratoire. Les verres remplis sans cesse circulaient autour des tables, trop petites pour la foule des buveurs et des adorateurs. Ivon, présidant à la confection de ce qu’il appelait les rafraîchissemens, se distinguait par le zèle avec lequel il buvait le punch au rhum, pour encourager les habitués. Quant à Rosalie, coquette comme le sont toutes les femmes que tout le monde courtise, elle ordonnait le service, comptait l’argent, attirait les pratiques par son joli babil, et se tenait à son poste, avec décence et gaîté. Il me semble encore la voir à son comptoir, souriant à l’un, lançant un regard à l’autre, à travers le nuage de fumée de tabac qui s’élevait du milieu des groupes des fumeurs. Et quand au milieu de tant de courtisans, je me disais intérieurement : c’est moi qu’elle préfère, malgré l’or et le rang des capitaines et le ton des plus jolis officiers, je sentais mon jeune amour-propre flatté au dernier point. Un incident, fort inattendu, vint m’arracher aux douces illusions qui suffisaient à mon bonheur imprévoyant, Mon frère tomba un soir comme une bombe dans le café de l’Anglais sauté, au moment où je jouais à la drogue, un verre de punch, avec mon ami Ivon.

« Enfin te voilà retrouvé, mauvais sujet, me dit-il en me sautant au cou, avec un attendrissement dont, malgré moi, je me sentis touché, malgré le cabillot de drogue qui me pinçait le nez.

— Comment, c’est toi, Auguste ? Que je suis content de te revoir ! Et ma mère, et notre vieux père ?…

— Ils t’ont pleuré, méchant, comme s’ils ne devaient plus te revoir. Si tu savais la peine que tu leur as causée…

— Ah ! je croîs bien, mais que veux-tu ? Je voulais naviguer, moi…

— Et tu ne nous as pas seulement écrit toi-même…

— J’y ai bien pensé, mais j’aimais mieux aller vous voir ; ça m’aurait moins coûté de prendre la poste, que d’écrire une lettre.

Rosalie, pendant cet entretien, s’était approchée de nous : elle semblait jouir du bonheur de mon frère et du mien. Ivon, resté en suspens, les cartes sous le pouce, attendait que la conversation fût finie, pour achever la partie. Fatigué enfin d’attendre le terme de cette scène d’effusion de cœur, il prit la parole, en jetant sur la table les cartes qu’il tenait à la main, en éventail.

— Sans être trop curieux, demanda-t-il à Auguste, ne pourrait-on pas savoir comment Monsieur a pu savoir que son frère était ici ?

— Mais nous l’avons su, répondit Auguste, par une lettre qu’une demoiselle Rosalie Le Duc a eu la bonté de nous adresser…

À ces mots, Ivon se leva, sauta au cou de Rosalie, et, après l’avoir embrassée avec une expression de tendresse suffocante, il s’écria : « Vous vous êtes une brave fille, ou que le tonnerre de Dieu m’écrase ! »

Cette exclamation fit beaucoup rire mon frère, qui comprit que c’était à Rosalie que ma famille devait les renseignemens qu’elle avait eus sur mon compte. Moi, je ne la remerciai pas ; mais je la regardai avec reconnaissance, et ses mains, qui saisirent les miennes avec force, me dirent qu’elle avait compris tout ce que je n’osais lui exprimer.

Mon frère ne se lassait pas de me regarder avec bonheur : je le contemplais avec orgueil. Ivon lui demanda la permission de lui donner une poignée de main ; et, pour lui faire les honneurs de la maison, il fit apporter sur la table autour de laquelle nous étions placés, tout ce que le café contenait de flacons de liqueurs. Il fallut bien parler de nos aventures : Ivon raconta tout, sans oublier le travestissement de Rosalie. Rendu au chapitre de notre naufrage sur le Back-House, il rappela ma conduite et l’explosion du navire anglais, qui l’avait tant amusé. Auguste, à ce récit, me presse de nouveau dans ses bras. Nous passâmes la nuit à boire et à causer. Rosalie ne me parut jamais aussi attentive pour personne, qu’elle l’était pour mon frère ; elle semblait même m’oublier pour lui. Le jour se fit : il fallut songer à partir ; car Ivon et Rosalie même me pressaient de me rendre à Brest, avec mon frère, pour aller embrasser mes parens, et les dédommager, par ma présence, des inquiétudes mortelles qu’ils avaient éprouvées depuis ma fuite du toit paternel. Je consentis à suivre Auguste.

L’ordre de préparer deux chevaux de louage fut donné par Rosalie elle-même, qui, avant notre départ, fit servir un bon déjeuner, auquel Ivon et mon frère firent seuls honneur ; car Rosalie roulant de grosses larmes dans ses yeux, ne put manger. Moi, malgré mon indifférence apparente, je me trouvais tout mal à mon aise. Le repas fini, on parla de se quitter, de se revoir bientôt, et je sentais en moi quelque chose qui me disait que je ne serais pas long-temps éloigné des amis que je laissais à Roscoff. Bien des baisers furent reçus et donnés dans nos adieux. Rosalie ne parlait plus qu’à peine à travers ses larmes et ses sanglots, en priant mon frère d’excuser la peine qu’elle éprouvait, malgré elle, à se séparer d’un enfant à qui elle avait tenu lieu de sœur, au milieu des dangers auxquels nous avions été tous deux exposés. Ivon se contenta de me donner une grosse poignée de main, et de flanquer un grand coup de parapluie sur le derrière du cheval qui m’enleva, auprès de celui de mon frère, aux émotions de cette scène de séparation. « Si tu ne reviens pas nous voir, j’irai te chercher, entends-tu, Léonard ? car il n’y a que douze lieues d’ici Brest. Adieu ; porte-toi bien et moi aussi. » Tels furent les derniers mots d’Ivon.

Nos chevaux étaient déjà loin, que Rosalie n’avait pas quitté l’endroit où nous l’avions laissée : elle ne s’en retourna qu’après que nous l’eûmes perdue de vue. J’avais le cœur trop gros pour répondre à mon frère, qui m’adressait des questions que d’ailleurs le trot de nos montures m’empêchait d’entendre.

Deux enfans, et surtout deux petits marins, vont vite quand ils ont à faire galopper des chevaux de louage : en cinq heures, mon frère et moi nous fûmes rendus à Brest.

Je ne dirai pas tout ce que mon entrevue avec mes parens eut de touchant et pour moi et pour eux surtout : le reproche expira sur les lèvres de ma mère, qui ne sut que me pardonner en m’embrassant mille fois. Mon père me pressa avec plus de satisfaction encore que de tendresse, sur son sein, et, après m’avoir fait raconter mes prouesses, il déclara que j’avais bien mérité de la patrie, sans que je susse trop comment moi-même je pouvais avoir acquis des droits à la reconnaissance du pays.

Dire toutes les visites qu’il me fallut faire, les félicitations que je reçus, les questions dont les curieux m’accablèrent, serait chose trop longue et trop fastidieuse. J’abrégerai l’histoire de mon séjour à Brest, avec d’autant plus de raison, que je serais fort embarrassé de retracer toutes ces scènes de famille qui, dans une narration moins spéciale que la mienne, trouveraient peut-être place ; mais qui, dans le journal d’un marin, ne pourraient contribuer qu’à affadir le récit et à ennuyer le lecteur.

Deux faits importans pour moi vinrent seuls varier la monotonie des jours que je passai chez mes parens.

Un matin, le préfet maritime invita mon père à passer à son hôtel avec moi. Je m’attendais pour mon compte à recevoir de l’autorité, au moins une verte semonce pour m’être embarqué, en négligeant les formalités d’usage, sur un corsaire en relâche ; mais quel fut mon étonnement, lorsqu’au lieu de la réprimande, à laquelle j’étais préparé, j’entendis le préfet dire, avec solennité, à mon père : « Vous avez, capitaine, un fils qui vous fait honneur. Son excellence le ministre de la marine et des colonies m’écrit pour m’informer que, sur le rapport qu’il vient d’adresser à l’Empereur, S. M. a daigné le décorer, ainsi que le matelot Ives Lagadec, de la croix de la Légion-d’Honneur ; recevez-en mes sincères félicitations. »

Des larmes de joie furent la seule réponse de mon père, dont les jambes flageolaient par l’effet du saisissement que cette nouvelle inattendue venait de produire sur lui. Pour moi, je reçus l’annonce de mon élévation au rang de chevalier, avec un peu plus de sang-froid. « Quoi ! M. le préfet, on me donne la croix pour avoir fait sauter en l’air quelques Anglais ?

— Oui, mon ami, et n’est-ce donc pas l’avoir assez méritée, selon vous ?

— Ma foi, je trouve que c’est recevoir une grande récompense pour fort peu de chose.

— Mais avec vos heureuses dispositions, vous promettez de faire encore plus pour justifier la haute faveur dont S. M. l’Empereur a bien voulu vous honorer.

— Je me ferai tuer s’il le faut, monsieur le préfet, et voilà tout. »

Mon air déterminé et mes brusques reparties parurent enchanter l’autorité, et, avant de quitter l’hôtel de la préfecture maritime, le préfet lui-même voulut attacher à la boutonnière de ma petite veste de corsaire le ruban de la Légion-d’Honneur. Je ne saurais dire l’émotion que moi, encore enfant, j’éprouvai en recevant cette marque éclatante, que je ne croyais réservée qu’à ces grandes actions dont je n’avais encore qu’une idée confuse. Mon père, suffoqué d’attendrissement, ne pouvait plus parler. En descendant de l’hôtel avec mon cordon rouge, je retrouvai mon frère, qui attendait, rempli d’anxiété, le résultat de notre entrevue avec l’autorité maritime. Il resta stupéfait de l’honneur que je venais de recevoir, au lieu de la réprimande à laquelle nous nous attendions tous.

Il fallut voir quelle sensation produisit dans mon pays la nouvelle de la distinction qui venait de m’être accordée. On ne sait plus aujourd’hui tout ce que les récompenses décernées alors par l’Empereur des Français avaient de magique. Qu’on se figure tous les habitans d’un port de mer voyant un enfant de quinze ans décoré pour un exploit, et répétant sur leurs portes ou à leurs fenêtres : Tiens, le voilà ! C’est le petit mousse qui a fait sauter une prise anglaise, et l’on n’aura là qu’une idée encore fort imparfaite de la sensation que je faisais éprouver en me montrant, du soir au matin, dans les rues de Brest, au milieu de mes anciens petits camarades.

L’autre événement important qui eut lieu pendant mon séjour à Brest, fut l’arrivée à Labervrack, petit port situé sur la côte du Finistère, de la première prise que nous avions faite à bord du Sans-Façon. Ce bâtiment, richement chargé, était parvenu, après bien des dangers, à toucher la terre de France. C’était presque une fortune qui arrivait à moi et à Ivon ; car, à mon âge, quelques milliers de francs gagnés à la mer ne laissent pas que d’entourer un petit marin d’un certain prestige d’opulence. Pour le corsaire le Sans-Façon, nous n’en avions plus entendu parler depuis que nous l’avions quitté, à moitié démâté, dans les parages des Açores, et cherchant malgré ses avaries à faire encore quelques captures.

Le partage de la prise arrivée à Labervrack fut bientôt fait : un tiers pour l’état, un tiers pour l’armateur et un tiers pour l’équipage. Il me revint 2,500 francs pour mes parts de prise dans le partage général. Ivon eut pour son lot près de 9,000 francs. Je donnai à ma famille le fruit des premiers succès que j’avais remportés à la mer. Mais mon père, toujours rempli de scrupules militaires et de délicatesse paternelle, n’entendit pas profiter de mes précoces largesses : il voulut que mon argent fût placé chez un négociant, comme un capital dont les intérêts devaient, avec le temps, me composer une petite fortune pour mes vieux jours.


FIN DU TOME PREMIER.