Le Négrier (Corbière)/Chapitre 15

Dénain et Delamare (p. 77-151).


15.

TRAITE
AU VIEUX-CALEBAR..


Maître Pitre. — Duc-Ephraïm. — Amours et mariage au Vieux-Calebar. — Fraïda, — Les nègres empoisonneurs. — Calme plat. — Dangers. — Dévouement de Fraïda. — Jalousie. — Mort cruelle de Fraïda et de Rosalie.

Je réarmai mon négrier pour une seconde opération, au grand déplaisir de Rosalie, qui, encore une fois, fut obligée de se résigner à me voir partir. On ne sait pas ce que les avantages que l’on obtient à la mer imposent de zèle et d’activité. Mais combien aussi de grands succès donnent de force pour nous aider à justifier la bonne opinion qu’ils ont fait concevoir de nous !

Pendant mon second armement, un matelot d’espèce singulière vint se proposer à moi pour maître d’équipage. Je m’appelle Pitre, me dit-il, et ce n’est pas pour me vanter, mais je suis bien un des plus mauvais gueux que vous puissiez trouver, capitaine.

— Et par quelle raison parais-tu vouloir m’accorder la préférence ?

— Ah ! je vais vous conter mon affaire ! Il y a quinze à seize ans que je navigue, et j’ai fait plus de navires que vous n’en avez vu peut-être dans toute votre vie. Eh bien ! pas un des capitaines avec qui j’ai servi n’a été fichu pour trouver ma marche ; et j’ai envie de savoir si vous parviendrez à me mâter, vous qui passez pour un solide.

— Tu m’as l’air d’un vaillant matelot, et nous pourrons essayer de faire quelque chose ensemble. Je te donne vingt gourdes par mois si tu vas bien, et deux balles dans la figure si tu ne gouvernes pas droit. Cet arrangement te convient-il ?

— Doublez la ration et je suis à vous ; car tel que vous me voyez, je ne serais pas fâché de trouver mon maître une fois au moins dans ma vie.

— Allons, va pour les quarante gourdes et les quatre balles ! Va-t’en, avec ce billet, recevoir tes deux mois d’avances. Le reste viendra ensuite quand tu voudras.

J’appareillai pour le Vieux-Calebar, ayant complété mon équipage avec quelques noirs esclaves que j’avais loués pour aller acheter à la côte d’autres noirs esclaves comme eux. Ce moyen a été employé depuis par plusieurs capitaines, et il n’est pas à dédaigner ; car les matelots nègres, sans être d’aussi bons hommes de mer que les blancs, sont, bien moins sujets que ceux-ci à ces maladies qui, sur la côte d’Afrique, enlèvent quelquefois tout un équipage européen dans l’espace de quelques jours.

Rien d’extraordinaire dans ma traversée. Seulement il prit fantaisie à maître Pitre de me tâter, ainsi qu’il m’avait annoncé qu’il le ferait. Un nègre de l’équipage fût envoyé sur la vergue de misaine, pour pousser un boute-hors de bonnette. Comme il amarrait mal l’aiguillette, maître Pitre le maltraita beaucoup. Ennuyé d’entendre ce braillard donner une leçon scientifique à mon matelot maladroit, sur la manière d’amarrer l’aiguillette d’un boute-hors, j’ordonne à Pitre d’aller montrer au nègre ce qu’il ne pouvait réussir à lui faire comprendre en restant sur le pont. Le drôle voltige sur le bout de la vergue de misaine ; mais une fois perché là, il se prend à m’injurier. Je sentis qu’il me fallait conserver tout mon sang-froid, en présence de l’équipage, spectateur de la lutte qui allait s’engager entre l’audace connue de maître Pitre et mon énergie. « Mousse, dis-je à l’enfant qui me servait, va me chercher une paire de pistolets, à la tête de ma cabine. »

Je charge tranquillement mes deux pistolets : pendant ce temps, maître Pitre continue à m’apostropher. Quand mes deux coups sont disposés, j’ajuste mon homme comme une poupée au tir, et une balle lui siffle aux oreilles ; il secoue la tête : je vise un second coup… « Arrêtez, s’écrie-t-il alors, je suis blessé. » Et il descend furieux sur moi. J’avais préparé la seconde de mes armes, et je me disposais à étendre cette bête féroce à mes pieds. « Ah ! si vous n’aviez pas un pistolet à la main, s’écrie avec rage le forcené, je vous étoufferais comme une caille. »

À ces mots j’envoie mon pistolet par-dessus le bord, et j’attends mon homme sans dire une parole, sans faire même un geste. Le misérable s’arrête, me regarde de la tête aux pieds, et laisse échapper ces seules paroles : « Capitaine, vous m’avez enlevé une oreille, j’amène pour vous pavillon et je demande à être pansé. »

— À être pansé, canaille ! Tu te fais chef de révolte, et pour un bout d’oreille tu demandes une emplâtre ? Attends !

Maître Pitre voit luire dans ma main un poignard que j’arrache à mon second ; il prend la fuite : je le poursuis autour de la chaloupe, et, tout épouvanté, il parvient à se blottir comme un lièvre dans le logement de l’équipage, où je dédaignai d’aller le punir de sa vaine témérité et de son insolence.

Jamais, depuis cette épreuve, je n’eus un matelot plus soumis, plus alerte, ni plus attaché à ma personne. De tigre qu’il était, je le fis chien de chasse.

J’arrivai dans la rivière du Vieux Calebar, sans accident. La réception qu’on me fit à mon entrée me donna l’indice du caractère de Duc-Ephraïm, roi tributaire de cette partie de la côte d’Afrique. Elle fut froide et elle ne répondit nullement à la politesse de mes avances.

— D’où viens-tu, qui es-tu, que veux-tu ? me fit demander Ephraïm par un interprète.

— Je viens de la Martinique ; je me nomme Léonard, capitaine français, et je viens t’acheter trois cents noirs.

— Je n’aime pas les Français ; j’ai déjà entendu parler de toi, et tu auras tes trois cents noirs, si ta cargaison me plaît. Dépose tes marchandises à terre, et file au large avec ton navire, de crainte d’être surpris, comme tu l’as été à Boni, par les Anglais. Au bout d’un mois tu reviendras voir si j’ai été content de ce que tu m’auras laissé.

Les ministres d’Ephraïm me firent signe que je pouvais sortir. On me prévint que l’on me donnerait le temps nécessaire pour débarquer mon chargement.

Je savais que Duc-Ephraïm était aussi loyal qu’il était dur avec les Français. Quelques capitaines espagnols, mouillés dans le fleuve, m’assurèrent que je pouvais sans danger me confier à lui : je n’hésitai pas à lui abandonner mes objets de traite.

Une belle négresse, tatouée sur la figure et parée d’un large collier de grenat, venait souvent se promener près de la tente sous laquelle je faisais placer mes marchandises. J’avais remarqué qu’un vieux noir, qui paraissait exercer sur les autres nègres une certaine autorité, avait plusieurs fois arraché ma jeune curieuse au plaisir qu’elle semblait prendre à me voir au milieu de mes gens. « Capitaine, me dit Pitre, mon maître d’équipage, je connais le pays et ces commères-là. Cette belle brune qui rôde autour de notre tente, en tient pour vous, et c’est au moins une princesse. Mais, je vous en avertis, il faut jouer serré avec ces espèces de chauve-souris sans ailes. Pour peu que le cœur vous en dise, j’arrangerai l’affaire ; mais, je vous le répète, veillez au grain. »

Maître Pitre, ayant cru deviner mes intentions, vint m’avertir un soir que je pouvais me placer dans un large manguier qui ombrageait la case de ma facile conquête. J’y montai à l’aide de mon confident, qui, deux pistolets au poing, devait faire sentinelle, à une certaine distance. À onze heures du soir, ma noble amante se glissa, par une lucarne de son premier étage, dans le feuillage épais du manguier. Quel lieu pour un tendre rendez-vous ! Sans chercher à me dire un mot, la naïve Fraïda m’accabla des caresses les plus vives et les plus ingénues que j’eusse encore reçues, et je vis bien qu’en fait d’amour, les femmes de la nature étaient au moins aussi avancées que celles de la civilisation. Ces momens d’épanchement muet s’écoulèrent assez vite pour moi, mais fort lentement, à ce qu’il paraît, pour maître Pitre, qui, à chaque instant, toussait pour me manifester l’impatience qu’il éprouvait de jouer si long-temps un rôle aussi passif. À minuit je quittai le manguier, asile fort incommode de mes nouvelles amours.

Le lendemain Fraïda ne se montra pas autour de ma tente. Le vieux noir importun s’en approcha seul. Il me fit une grimace horrible. C’était le prince, époux de ma belle négresse.

Pour calmer ce mari irrité, il me prit envie de lui offrir un collier en or, qui, je le supposais, aurait fini par revenir à Fraïda. Le prince s’empara brusquement de mon collier ; puis me montrant le manguier, il me fit comprendre, par une pantomime énergique, que la chaîne dont je venais de lui faire cadeau servirait à pendre Fraïda à l’arbre même où elle avait trahi sa foi. Maître Pitre, témoin de ce dialogue muet, s’écria : « Filons vite au large, capitaine ; ces gueux-là nous joueraient un mauvais tour ; car ils aiment encore moins que nous à être faits… ce que vous savez bien. »

Le soir, je vis le vieux prince faire abattre avec colère en ma présence, par des nègres, l’arbre témoin du premier rendez-vous de Fraïda ; et pour comble de mystification pour moi, ce mari si peu résigné était venu, quelques minutes avant l’exécution du manguier, m’emprunter les bâches avec lesquelles il devait abattre le trône fort innocent de mes fugitives voluptés.

J’appareillai pour aller croiser quelque temps au large, pendant que Duc-Ephraïm devait s’occuper de me composer une cargaison en échange des objets que je lui avais confiés.

Pendant la quarantaine que je fis dans le golfe de Guinée, un lieutenant de vaisseau, commandant une corvette française, me visita. Vous avez été expédié, me dit-il, pour aller chercher de l’huile de palme, du bois d’ébène et de la poudre d’or, mais pourquoi avez-vous des panneaux si larges ?

— Pour que ma cargaison soit plus aérée et ma cale plus saine.

— Vos chaudières sont bien grandes et votre cuisine bien vaste ?

— C’est que mon équipage est nombreux et qu’il aime beaucoup la soupe.

— Et ces fers que vous avez dans la cale, que voulez-vous en faire ?

— Je veux les vendre aux souverains de la côte, qui, à mon dernier voyage, m’ont donné une commande pour que je leur apportasse des chaînes destinées à enferrer leurs nègres mutins.

— Ne réserveriez-vous pas plutôt ces chaînes à votre propre usage ?

— Croyez-vous donc, monsieur, que si je voulais faire la traite, j’arriverais sur la côte d’Afrique sans cargaison ? Vous avez cherché dans ma cale des objets d’échange, et vous n’y avez trouvé que du lest. Pensez-vous que ce soit avec des cailloux que l’on achète des noirs à Boni ou à Bénin ?

Mes réponses et mes objections ne parurent satisfaire que fort médiocrement les scrupules de mon capitaine-visiteur ; mais comme mes expéditions se trouvaient en règle et que ma cale ne renfermait que du lest, il me laissa aller, en apposant son visa sur mes papiers.

Au bout de mon éternel mois de croisière d’attente, je rentrai au Vieux-Calebar. Ephraïm m’avait tenu en partie parole. Ma cargaison lui avait plu ; mais il n’avait pu réunir encore que deux cent vingt esclaves arrivés de l’intérieur. Il avait en vain menacé les princes à qui il avait envoyé des objets d échangé, d’aller en personne leur arracher les contingens qu’ils lui avaient promis. La marchandise était rare. Il me proposa, au cas où je voudrais partir avec mes deux cent vingt esclaves, de me faire un billet pour quatre-vingts noirs, payable à mon prochain voyage ou à mon ordre. Mon équipage commençait à ressentir la pernicieuse influence du climat ; mes vivres s’épuisaient. Je me décidai, après mûre délibération, à accepter le billet d’Ephraïm et à partir.

« Avant que tu ne nous quittes, me dit celui-ci, je veux te donner une idée de la manière dont s’exécute la justice dans mon royaume. Tu vois bien, ajouta-t-il, l’heure qu’il est à ces grosses montres (il me montrait des chronomètres, dont les capitaines anglais avaient fait présent à ce barbare). Eh bien ! trouve-toi auprès de la case du prince Boulou, quand l’aiguille sera arrivée là, et tu y verras un beau spectacle.

Ephraïm me fit entendre ces mots en mauvais anglais. Mais je compris trop bien qu’il s’agissait de Fraïda. À six heures, fidèle au rendez-vous que m’avait donné le roi, j’étais près de la case de cette infortunée.

La foule entourait déjà le tronc du manguier nouvellement abattu par les ordres du prince Boulou. Une négresse, couverte d’un voile blanc, paraît au milieu des marabouts. On l’attache au pied de l’arbre, assise sur un amas de feuilles sèches arrosées d’huile de palmachristi. À mon aspect, la multitude m’ouvre un passage pour me laisser voir à mon aise la victime qu’on allait immoler. Je reconnais, dans cette malheureuse, la pauvre Fraïda. À l’indignation que je manifestai un drogman s’approcha de moi, et me dit que seul je pouvais arracher la malheureuse au supplice qu’on lui préparait.

— Parle ! que faut-il pour cela ?

— Que tu fasses un cadeau à son mari, et que tu consentes à épouser la condamnée.

— Qu’exige ce vieux nègre pour la rançon de Fraïda ?

Après avoir pris avis du prince Boulou, qui présidait aux préparatifs de l’exécution, le drogman me fait savoir que le mari se contentera de deux de mes canons, d’une provision de poudre et d’une belle paire de pistolets.

— Je n’ai à bord que six canons. Le misérable en aura deux ; mais qu’il me livre de suite sa victime.

— Oui, capitaine, mais il faut avant tout épouser Fraïda, et faire encore des cadeaux aux prêtres.

— Eh bien ! comment se marie-t-on ici ? Qu’on fasse vite : je consens à tout.

À la rapidité de mes gestes, tous les assistans devinèrent ma résolution. On enlève Fraïda a son bûcher, on me porte en triomphe ; et dans une grande case, où quelques frétiches en bois étaient élevés sur une manière d’autel, le grand marabout nous donne la bénédiction nuptiale ; mais je ne saurais trop dire ici quelle espèce de bénédiction, tant elle me sembla ridicule et dure à supporter. Certes il ne fallut rien moins que l’envie que j’avais d’arracher ma pauvre Fraïda à ses bourreaux, pour supporter une ablution aussi dégoûtante et aussi grotesque que celle dont je fus inondé[1]. La cérémonie cependant s’acheva, à la grande satisfaction des barbares du pays.

Mon équipage ne me vit pas sans peine me démunir d’une partie de l’artillerie du navire, pour racheter ma belle négresse. Mais l’empire que j’exerçais à bord était absolu. J’ordonnai et l’on obéit : les deux caronades passèrent de la Rosalie dans la case du prince Boulou.

Fraïda ne tarda pas à me dédommager des sacrifices que j’avais faits pour la sauver. En arrivant à bord, elle me fit comprendre avec beaucoup d’intelligence, par ses signes, que j’aurais dû visiter mes esclaves, pour m’assurer qu’ils n’avaient pas emporté de poison avec eux. Bientôt je les fis venir deux à deux sur le pont, et après avoir examiné l’intérieur de leur bouche, leur chevelure, l’interstice de leurs doigts de pied, nous eûmes lieu de nous applaudir d’avoir suivi les avis de Fraïda. Quelques-uns de ces malheureux étaient parvenus à cacher, enveloppés dans les petites noix du pays, des poisons végétaux qu’ils croyaient pouvoir impunément conserver sous leur langue ou entre leurs orteils. J’avais enfin affaire à ce qu’on nomme des nègres empoisonneurs.

Sous quels terribles auspices commença ma traversée ! Les esclaves que je faisais monter alternativement sur le pont par escouades de dix ou douze, pour leur faire respirer un air moins infect que celui de la cale, cherchaient sans cesse à s’approcher des chaudières de l’équipage, et sans cesse j’étais obligé d’ordonner à mes hommes, trop négligera, d’éloigner ces misérables de la cuisine où se préparaient nos alimens. Un matin, je surpris Fraïda écoutant avec attention, l’oreille collée sur la cloison qui séparait ma chambre de la cale, la conversation que quelques esclaves entretenaient à voix basse, croyant n’être pas entendus d’elle. Ma négresse me fit comprendre qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux. Je crus que les nègres avaient formé le projet de se révolter, et je redoublai de surveillance. À l’heure où le cuisinier distribuait la soupe à l’équipage, Fraïda, les traits tout décomposés, se jette entre le cook et les matelots qui allaient s’emparer de leurs gamelles. J’accours, et je devine aux gestes de ma négresse, qu’elle accuse les noirs qui se trouvaient sur le pont, d’avoir jeté du poison dans les marmites de l’équipage.

Indignés de cette révélation, mes hommes sautent sur leurs pistolets et leurs poignards ; ils veulent frapper les coupables qu’on accuse. Je leur ordonne d’attendre en silence l’épreuve à laquelle je veux soumettre les accusés. Ils attendent.

Je m’empare des gamelles qui contenaient la soupe des matelots. Je les place au milieu des nègres groupés sur le gaillard d’avant. Je donne à chacun d’eux une cuiller et je leur commande à tous de manger. Entourés des matelots et de mes officiers, armés jusqu’aux dents, les nègres s’asseoient autour des gamelles et ils mangent paisiblement et en souriant, toute la soupe qu’ils sont accusés d’avoir empoisonnée. Leur sécurité me déconcerte, et je crois que Fraïda m’en impose ou qu’elle s’est trompée. Le funeste repas s’achève : un des nègres demande de l’eau ; on lui en donne, et bientôt ses autres camarades se jettent avec fureur sur le bidon qu’on leur présente, pour étancher la soif démesurée qu’ils semblent éprouver. Deux ou trois d’entre eux poussent bientôt des cris horribles et se roulent convulsivement sur le pont. Tous expirent au milieu des douleurs les plus atroces. Fraïda venait de nous sauver ! Les cadavres gonflés des empoisonneurs restèrent quelque temps étendus sur le gaillard d’avant. Je voulus que tous les esclaves les vissent, pour apprendre à craindre ma prévoyance et à redouter le châtiment que j’avais fait subir à leur camarades. La leçon produisit deux bons effets : mes noirs se défièrent de moi plus qu’ils ne l’avaient fait encore, et mes gens redoublèrent de surveillance.

J’avais su au reste me créer un moyen de police autre que celui que je devais attendre de l’activité de mon équipage. On se rappelle peut-être les deux chiens qu’à son départ de la Martinique pour la France, m’avait laissés mon frère. Ces animaux m’avaient suivi dans mon voyage au Vieux-Calebar. Je devinai, en parcourant ma cale avec eux au milieu des noirs, l’usage que je pourrais tirer de leur instinct. Mes deux dogues devinrent les surveillans les plus redoutables pour les esclaves ; et lorsque, la nuit, les antropophages que j’avais dans les fers sautaient sur leurs voisins pour les dévorer, mes chiens intervenaient, et leur aspect épouvantait des cannibales que la peur de la mort n’aurait pas fait sourciller. Chose admirable ! jamais on ne vit ces deux animaux manger les alimens que leur présentaient les esclaves ; On aurait dit qu’ils avaient senti, avant nous, le danger de recevoir quelque chose de la main de ceux qui devaient naturellement être leurs ennemis et les nôtres.

Ma traversée, commencée sous d’aussi tristes auspices, devait être malheureuse jusqu’au bout. À deux cents lieues environ de la côte d’Afrique, des calmes opiniâtres enchaînèrent, pour ainsi dire, mon navire sur une mer qu’aucune brise ne venait animer. Je restai vingt jours dans cette position désespérante, où l’on semble destiné à périr du supplice de la faim, au milieu de l’Océan, et sous l’ardeur d’un ciel immobile et inexorable.

Vers le vingtième jour de calme, quelques orages éclatèrent et me permirent de faire un peu de roule. Des brises inconstantes, dont je sus profiter, m’éloignèrent un peu des parages où je croyais avoir à redouter le plus la continuation du calme. Les vents alisés me favorisèrent enfin pendant plus d’une semaine, pour m’abandonner ensuite et me laisser dans la situation où ils m’avaient pris. Ma provision d’eau s’épuisait, et je ne pouvais cependant conserver mes esclaves qu’en leur distribuant la ration accoutumée. Une maladie terrible se manifesta parmi eux et au sein de mon équipage même. L’ophthalmie, affection trop ordinaire dans ces parages, avait réduit le plus grand nombre à l’état d’une cécité presque complète.

Et pas un souffle de vent sur cette mer si tranquille, qui semblait, par son immobilité, se plaire à allumer dans mon âme les sentimens les plus impétueux ! Quel contraste entre la rage et le désespoir de tout cet équipage, et le calme irritant de ces flots ! Un nuage venait-il à s’élever sur l’azur de ce ciel d’airain, vite l’espoir brillait sur nos figures abattues. On tendait les prélats, pour recueillir la pluie qui semblait vouloir nous inonder ; on bordait toutes les voiles, pour recevoir la brise que le nuage nous promettait, et le nuage passait sur nos têtes brûlantes, sans nous jeter un souffle de vent, sans nous laisser tomber une seule goutte d’eau !…

Quinze jours se passent de la sorte. Le sommeil avait fui mes yeux brûlans. Mes nègres, malades et presque aveugles, pouvaient se promener en toute liberté sur le pont. Je n’avais plus à redouter ces malheureux, errant à tâtons, comme des ombres, autour de mes pauvres matelots aveugles comme eux. Mon second, vieux et épuisé, meurt près d’un jeune chirurgien, dont les soins et l’art ont été si vains contre le fléau…

Pitre, le seul dont l’énergie a répondu à mon courage, remplace mon second… À chaque instant, il vient me prévenir que l’eau diminue, que le nombre des malades augmente, et que nous sommes encore loin de terre…

— Que veux-tu que j’y fasse ? Dépend-il de moi d’avoir de la brise ? Oh ! s’il ne fallait que jouer ma vie contre mille chances de mort, bientôt je vous arracherais tous aux terribles angoisses que vous éprouvez… Mais…

— Mais, capitaine, tous ces nègres aveugles, qui dévorent nos vivres, ne sont plus bons à rien… Ils donnent leur mal à ceux qui, dans la cale, sont encore bien portans. En supposant que la brise nous vienne, nous n’avons même plus assez d’eau, à une demi-bouteille par jour, pour tout ce monde…

— C’est le malheur le plus cruel qui m’ait encore accablé ! Ceux qui succomberont on les jettera à la mer, à l’instant même…

— Ça ne sauvera pas ceux qui peuvent encore vivre jusqu’à la Martinique. L’équipage déjà murmure.

— Qu’il s’avise de se révolter, et bientôt il aura ma vie ou j’aurai celle du dernier misérable qui voudrait m’imposer une seule volonté, ou se hasarder même à me donner un conseil.

Pitre retournait, après des entretiens semblables, sur mon gaillard-d’avant, regarder si au large il n’apercevrait pas, au frémissement des îlots, quelque petite apparence de brise. Mais rien… rien… Les jours se passaient dans le désespoir, les nuits venaient et s’écoulaient aussi cruelles que les jours… Pas un souffle de vent : rien que des mourans étendus sur mon pont, et des morts à jeter à chaque instant par dessus le bord…

— Nous n’avons plus d’eau que pour quelques jours, capitaine, vient encore me dire Pitre. Le petit Tanguy, ce vaillant petit matelot qui avait si mal aux yeux, s’est jeté à la mer, ne pouvant plus endurer la soif ; ses camarades doivent venir vous demander que vous leur fassiez sauter la tête, puisque vous ne voulez pas faire autrement…

— Puisque je ne veux pas !… Que veulent-ils donc, que veux-tu toi-même, misérable ?

— Moi, mon capitaine, je veux mourir avec vous, voilà tout ; et s’il ne vous fallait que ma ration d’eau pour vous faire vivre un quart d’heure de plus, l’affaire, allez, serait bientôt faite. Mais ces nègres qui vont tous décamper un à un, nous épuisent, et nous crèverons tous après eux, tandis que… Vous nous avez demandé deux jours pour vous décider, et en voilà quatre que nous languissons entre la vie et la mort. Il vaut mieux faire comme le petit Tanguy.

Comme Pitre prononçait ces mots qui me déchiraient, j’entends le bruit d’un homme qui tombe à la mer.

— Est-ce encore un nègre qui vient de mourir ?

— Non, capitaine ; nos gens disent que c’est Leraide, que vous veniez de nommer maître d’équipage à ma place, qui s’est jeté lui-même à l’eau avec un boulet au cou.

— Et personne ne l’a empêché de commettre cette lâcheté ?

— Pourquoi ça ? Ce sera une ration de plus pour les restans. Et dans peu nous sommes quatre ou cinq à qui vous entendrez faire aussi leur sac le long du bord !

— Allons, puisqu’il le faut, et que je ne veux pas avoir à me reprocher la perte de ceux qui, avant tout, sont les miens, accomplissez votre infernal projet à la face de ce ciel exécrable que je voudrais pouvoir faire crouler sur ma tête.

Je descends égaré dans ma chambre : je me bouche les oreilles ; je prends un pistolet chargé. Mais cette arme était suspendue au-dessus du portrait de Rosalie. Je jette un regard sur cette figure si noble, si touchante, comme pour lui faire mes derniers adieux… J’entendais à chaque instant tomber le long du bord des hommes qui criaient, et dont je croyais entendre aussi les mains s’accrocher sur les bordages qui me séparaient d’eux. Fraïda descend, se précipite à mes genoux, avec la joie dans les regards : elle me fait comprendre, par ses gestes rapides, qu’elle a vu la brise venir… Je saute comme un fou sur le pont : le ciel s’est couvert de nuages, la nuit me paraît plus fraîche, « Arrêtez ! c’est assez… Je vous ordonne de suspendre cette atroce exécution !… » Mes hommes obéissent : ils s’élancent sur les manœuvres, nos voiles s’enflent… Nous allons enfin quitter le lieu qu’une scène épouvantable a rempli d’horreur pour moi… Mais, non : nous nous sommes trop tôt flattés, et la brise meurt encore une fois dans nos voiles, qui continuent à battre lentement, à chaque coup de roulis, notre mâture fatiguée…

La nuit s’écoula silencieuse et morne… mes matelots seuls paraissaient avoir repris un peu de confiance. Fraïda, agenouillée sur le dôme, semblait prier, en élevant ses mains vers le ciel, la figure d’un des dieux de son pays, qu’elle avait religieusement emportée avec elle.

Quel spectacle le jour naissant offrit à mes yeux, déjà accablés de la vue de tant de maux ! Un vaisseau, qui apparemment venait de nous approcher à la faveur d’une folle brise qui s’était éteinte sur le point où il se trouvait, nous apparut comme un fantôme au milieu de ces mers sur lesquelles semblait s’être étendu un crêpe funèbre. Il était à deux portées de canon de nous, se balançant dans le calme avec son énorme mâture battue par les voiles dont il était couvert. En nous apercevant, il mit trois embarcations à la mer. J’observai deux de ses canots, qui, au lieu de se diriger sur nous, nagèrent sur notre arrière. À la longue-vue, je suivis attentivement leur manœuvre, et bientôt je les vis lever leurs rames, et retirer de l’eau un objet que je craignis d’abord de trop bien reconnaître… Je ne pus long-temps douter de mon malheur : c’était un de nos nègres aveugles, qui jeté dans la nuit à la mer, était parvenu à rester à flot jusqu’au jour. Les gestes menaçans des Anglais, rôdant dans les embarcations, pour chercher les autres esclaves qui surnageaient encore, m’apprirent ce que j’avais à redouter de leur trop juste indignation… Les canots paraissaient armés : l’un d’eux retourna à bord du vaisseau ; et, après avoir rallié ensuite les deux autres, tous trois nagèrent sur nous. Je ne pouvais long-temps résister à des attaques que le vaisseau aurait pu renouveler sur un équipage aussi faible et aussi exténué que le mien. Nous étions perdus…

Un pavillon rouge s’élève à l’extrémité du mât de misaine du navire ennemi : c’est le signal de la sanglante exécution qu’on nous prépare. Une casaque de matelot est hissée au bout de sa grand’vergue, comme un homme au haut d’une potence : c’est là l’indice fatal du sort inévitable qui nous est réservé.

L’officier commandant une des embarcations me crie, une fois rendu près du bord : Rendez-vous, brigands ! Je ne sais ce que j’allais lui répondre, lorsque je vois monter sur le pont maître Pitre, qui, tout jaune et les bras nus, se présente aux Anglais, après s’être traîné jusqu’aux bastingages, avec quelques autres matelots, livides comme lui : Sauvez-nous ! s’écrie-t-il, nous ne demandons pas mieux que de nous rendre ! nous nous mourons ! sauvez-nous !… Jamais je n’avais vu de malades plus effrayans que ces malheureux, tendant leurs bras supplians et décharnés aux Anglais stupéfaits… Ceux-ci, saisis d’effroi à la vue de ces cadavres ambulans, hésitent à nous aborder. Leurs canots ont levé subitement leurs rames.

— Qu’avez-vous donc à votre bord ? me demande l’officier, du ton de voix le plus ému.

— Une maladie affreuse qui nous dévore.

Je venais de comprendre le mot de l’énigme que maître Pitre m’avait donnée à deviner, et ma réponse venait de m’être dictée par la ruse que j’avais comprise à temps.

Les Anglais se concertent entre eux : l’attaque est suspendue. Au bout d’un moment, l’officier, en renonçant à nous aborder, ordonne de faire feu sur nous.

La fusillade commence et s’engage des deux côtés ; mais avec elle une brise inattendue, cette brise que nous invoquions si inutilement depuis tant de jours, s’élève ; elle frémit dans notre gréement et dans nos voiles arrondies. Le navire glisse sur la surface de la mer que verdit la risée. Je commande alors le feu de toutes mes caronades sur les embarcations anglaises. Tenez, chiens, leur dis-je au porte-voix, voilà mes adieux ; et aussitôt, mon pavillon tricolore flotte au bout de mon pic, qui cède à la douce pression du vent. Le vaisseau veut m’appuyer la chasse ; mais avant d’orienter sur moi, il faut qu’il embarque les trois canots qu’il a mis à la mer. La Rosalie, si légère, si fine marcheuse, coule pendant ce temps, avec la rapidité d’un oiseau, sur les flots que le lourd vaisseau ne fend qu’à peine, avec une brise trop faible pour lui. Nous lui échappons enfin, et nous respirons.

— Comment avez-vous trouvé ma maladie ? me demanda alors maître Pitre.

— Excellente, mon brave garçon ; elle nous a sauvés. Et avec quoi t’es-tu donc barbouillé de la sorte ? Tu avais l’air d’un spectre.

— Vous voyant embarrassé, je me suis frotté la figure, les bras et la poitrine, avec l’eau de safran que nous mettons dans le riz, et nos gens, ma foi, en ont fait autant. Ma fièvre jaune nous a tous guéris d’une fameuse peur, n’est-ce pas, mon capitaine ? C’est qu’ils nous auraient tous pendus au moins, les canailles, pour le demi-cent de nègres que nous avons envoyés hier par dessus le bord !

S’il nous avait été permis de nous livrer à la joie dans ce moment, nous aurions sans doute célébré notre triomphe par quelque bonne orgie, car déjà le vaisseau anglais, vaincu dans ce combat si inégal, ne se voyait plus qu’à l’horizon. Mais nous ne pouvions encore nous abuser sur la longueur de la route qui nous restait à faire, et sur le peu de vivres que nous possédions. Le vent, qui nous avait si heureusement tirés de dessous la volée de l’ennemi, continua à nous favoriser ; mais bientôt un nouveau contre-temps vint nous consterner. Une voie d’eau se déclara : nous sautons aux pompes et nous parvenons à peine à les franchir. Le navire, déjà vieux, avait souffert dans ses hauts, de la chaleur à laquelle il avait été exposé pendant nos longs calmes ; et au dessous de la flottaison, quelques coutures paraissaient même s’être ouvertes par l’effet de la disjonction des bordages. En passant des grelins sous la quille du navire, et en virant au cabestan, à peu près comme on serre une malle avec un bout de corde, nous parvînmes, il est vrai, à rapprocher un peu les étraques du bâtiment. Mais quelle extrémité ! Il fallut ne plus quitter les pompes et employer sans cesse nos esclaves à les faire agir. Tant de fatigues, jointes aux privations que nous éprouvions depuis trop long-temps, épuisèrent le reste de nos forces. Moi-même, je tombai malade à côté de ceux de mes matelots qui s’étaient couchés expirans sur le pont. Maître Pitre résista le dernier, mais il finit aussi par ne plus pouvoir rester à la barre, qu’il avait tenue tant que son courage lui avait permis de gouverner le navire. Les nègres enfin devinrent maîtres du bâtiment coulant presque bas d’eau et à peu près dépourvu de vivres.

La première idée des esclaves fut de nous massacrer. Je les voyais quitter les pompes et s’assembler devant pour délibérer. Puis, pensant probablement à l’embarras qu’ils éprouveraient à diriger le navire sans nous, ils revenaient aux pompes, pour ne pas laisser couler la Rosalie sous leurs pieds. C’est alors qu’ils me faisaient entendre les plus horribles menaces. Mais chaque fois qu’ils s’avançaient furieux, comme pour me dévorer, Fraïda leur présentait, en se jetant à genoux, la pagode, le grigri[2], qu’elle avait conservé sur elle, et à l’aspect de ce signe révéré, élevé vers les cieux, dans les mains suppliantes de Fraïda, les plus irrités reculaient en rugissant. L’un d’eux, bravant cependant tous les efforts et les prières de ma négresse, s’avança, le couteau levé, pour me percer sur le matelas où j’étais étendu sans mouvement et presque sans vie ; mais alors mes deux chiens, qui veillaient sans cesse à mes côtés, s’élancent sur l’esclave forcené, et le déchirent au milieu des autres noirs, sans que ceux-ci osent braver la fureur de ces animaux dont la faim n’a servi qu’à exalter l’énergie. Bientôt la superstition, succédant à la colère, s’empare des révoltés. Ils regardent comme un juste châtiment du ciel la mort que mes deux chiens ont donnée au nègre qui, pour me tuer, n’a pas craint de dédaigner le signe protecteur que Fraïda a opposé à sa rage. Le cadavre qu’abandonnent mes dogues, est enlevé par les noirs, qui achèvent de le mettre en lambeaux pour le manger…

Ce festin d’anthropophages se fait sous mes yeux : les cris d’allégresse de ces horribles convives bourdonnent à mes oreilles affaiblies ; car j’avais eu le fatal avantage de conserver toute ma raison malgré les douleurs excessives qui m’enchaînaient inanimé, depuis tant de jours, sur le pont brûlant de mon navire.

Auprès de moi, sur le gaillard d’arrière, étaient venus tomber et expirer, sans murmurer une seule plainte, la plupart de mes matelots. Leurs cadavres putréfiés étaient restés à la place même où ces malheureux s’étaient traînés pour chercher un refuge contre la fureur des esclaves ; mais toutes les fois que les noirs avaient voulu s’emparer de leurs corps pour les lacérer ou les dévorer, mes chiens, plus enragés encore que les nègres, avaient fait reculer les cannibales épouvantés. Pitre, moins malade que moi, essaie de porter sa main mourante sur la barre, pour remettre le navire en route ; mais la fièvre redoublant avec les efforts qu’il veut faire, le replonge dans le plus affreux délire et l’abattement de la mort.

La Rosalie, presque remplie d’eau ; poussée, sans être manœuvrée, par les vents alisés, tantôt revient au vent, et tantôt reprend sa route, livrée à l’impulsion de la brise qui siffle dans sa voilure désorientée. Les nègres, effrayés de la position où ils se trouvent, commencent à devenir plus menaçans qu’ils ne l’avaient été encore : chacun de ceux qui succombent sert aussitôt d’aliment aux autres.

Pour moi, j’entrevoyais sans effroi le moment où, n’ayant plus de vivres, ils viendraient, malgré Fraïda, s’emparer de moi et de ceux de mes hommes qui existaient encore. À chaque coup de roulis, leurs cris m’annonçaient leur épouvante ; puis ils venaient, comme un flot tumultueux, pour fondre sur nous, et s’arrêtant tout à coup, leurs effroyables menaces succédaient à leurs premiers hourra de carnage !

Je ne sais combien de jours je restai dans cette position, plus cruelle mille fois que la mort la plus horrible…

Un matin, des cris inaccoutumés se firent entendre sur le gaillard d’avant, où les nègres avaient l’habitude de s’entasser comme pour se décider à nous massacrer. Je vois une cinquantaine de ces malheureux monter pour la première fois dans les haubans, et se livrer aux démonstrations de la joie la plus bruyante. Fraïda, qui comprend les mots qu’ils échangent énergiquement entre eux, court devant et revient presque aussitôt m’expliquer qu’on aperçoit quelque chose d’extraordinaire non loin de nous. Cette nouvelle si inattendue me retira à peine de la stupeur dans laquelle l’excès de mes maux m’avait jeté : je ne pouvais plus que souffrir.

Cependant, au bout d’une ou de deux heures de tumulte parmi les nègres, j’entendis, sans pouvoir lever la tête, bruire sur les lames un bâtiment qui semblait nous approcher ; et un instant après je distinguai une mâture et des vergues au dessus de nos bastingages. Des matelots blancs sautent à bord : à l’aspect de tant de cadavres à moitié rongés, d’un navire presque coulé, de cette voilure déchirée et de ce gréement délabré, nos libérateurs paraissent éprouver un sentiment d’épouvante et d’horreur. Mais la pitié l’emporte. Un d’eux s’approche de moi, avec une sorte d’effroit, et presque en tremblant, me demande en anglais si le capitaine du navire existe encore. À ces mots : c’est moi, qui sortent de mes lèvres expirantes, il ordonne à ses gens de me transporter à son bord, avec les autres hommes de l’équipage à qui il reste encore un souffle de vie. Fraïda et mes fidèles chiens suivent le cadre sur lequel on m’enlève aux scènes affreuses qui ont si long-temps fatigué mes yeux.

C’était une patache de la douane de la Dominique, qui venait de nous rencontrer, en louvoyant au vent du canal. Nous n’étions qu’à six ou sept lieues dans l’est de cette île, sur laquelle les vents alisés nous avaient poussés en latitude, depuis que la manœuvre du navire avait été abandonnée.

Quelque sévères que fussent les Anglais pour les négriers, le capitaine de la patache nous prodigua toute espèce de soins. Il mit quelques uns de ses hommes à bord de la Rosalie, pour la ramener au Roseau, sous son escorte. Le soir, on nous débarqua sur des cadres dans cette petite ville anglaise. Mon état de maladie ne permit pas au Gouverneur de me faire emprisonner, en attendant le châtiment auquel je devais être condamné ; on se contenta de me déposer dans une maison, aux portes de laquelle furent placées deux sentinelles. Un médecin me vit. J’obtins la permission de conserver auprès, de moi Fraïda, qui en touchant une terre anglaise, était devenue libre, comme tous les autres noirs de la Rosalie.

Cette bonne Fraïda ! Sans comprendre un seul mot d’anglais, sans pouvoir entendre ce que je lui disais, sans connaître enfin aucun des usages d’un pays si nouveau à ses yeux, elle sut deviner qu’il s’agissait pour moi d’une arrestation. Des esclaves du Vieux-Calebar, qu’elle avait connus avant leur captivité, et qu’elle rencontra au Roseau, lui apprirent qu’en traversant les sept lieues de canal qui séparent la Dominique de la Martinique, on pourrait m’arracher au sort que me préparaient les Anglais, si je parvenais à me rétablir.

Un soir, Fraïda accourt tout effarée auprès de mon lit ; un vieux nègre la suivait, marchant péniblement. Elle ôte à ce noir la chemise de gingas dont il est vêtu, et le pantalon de toile qu’il porte ; et, sans savoir encore ce qu’elle prétend faire, je lui laisse passer sur mes membres exténués et cette mauvaise chemise et ce pantalon en lambeaux. Puis, ses mains trempées dans une infusion qu’elle a apportée avec elle, me noircissent le visage, le cou, la poitrine et les mains. Alors elle m’arrache de mon lit : quelque affaibli que je sois, je trouve encore assez de force, dans la confiance que me donne Fraïda, pour marcher et la suivre, appuyé sur son bras. Les soldats placés en sentinelles à la porte me laissent sortir, croyant voir encore aux côtés de Fraïda le vieux nègre avec lequel elle est entrée. Dès que nous nous trouvons assez éloignés de la maison pour n’être plus aperçus dans l’obscurité, deux robustes noirs s’emparent de moi, et me portent, accablé des efforts que j’ai faits jusque-là, dans une pirogue, où s’embarque aussi ma libératrice. Au moment de quitter le rivage, j’entends des aboiemens : ce sont mes deux chiens, qui ne me retrouvant plus dans la maison où j’étais détenu, sont parvenus à découvrir la pirogue. Ils s’embarquent aussi avec nous, ces deux fidèles compagnons de mes infortunes ; et bientôt nous nous dirigeons sur la Martinique, dans notre frêle embarcation, conduite par les deux nègres, compatriotes de ma Fraïda.

Rosalie me revit encore mourant. Elle crut, en me pressant sur son cœur, qu’il était dans sa destinée de me rendre une seconde fois à la vie. Cette confiance, qui donnait à son empressement à me secourir quelque chose de céleste, me la faisait regarder comme mon ange sauveur, et la pauvre Fraïda s’aperçut que désormais la reconnaissance que je devais à son amour, à son dévouement, serait partagée. Rosalie lui témoigna la plus touchante bienveillance. Mais, dès le moment où ma négresse se crut sacrifiée, elle cessa d’avoir auprès de moi cette vive gaîté que lui avait inspirée la satisfaction de m’avoir arraché à tant de dangers. Muette, presque inanimée auprès de mon lit de douleur, elle ne recevait qu’avec indifférence les marques d’intérét que Rosalie s’efforçait de lui prodiguer. Ses yeux, sans cesse fixés sur les miens, paraissaient épier toutes les pensées qui n’étaient pas pour elle, et me reprocher de lui avoir caché l’attachement que j’avais pour une femme à laquelle je n’étais pas marié. Fraïda se crut trahie par moi.

Rosalie croyait avoir à m’apprendre une circonstance que mon état de maladie extrême n’avait pu m’empêcher de remarquer : elle allait être mère. Elle me l’annonça devant Fraïda, et celle-ci comprit trop bien mon bonheur et celui de sa rivale. « Oui, répétais-je à Rosalie, je vivrai pour toi, pour notre enfant ; ou, si la mort vient m’arrachera mes plus chères illusions, je te laisserai, en descendant au tombeau, le nom que tu dois porter : tu seras l’épouse de l’homme qui t’a le plus aimée. »

Fraïda ne voulait plus me quitter, et cependant elle semblait voir avec impassibilité les tendres soins que me prodiguait Rosalie, et les caresses que je recevais d’elle avec tant d’amour et de reconnaissance.

Un soir, Rosalie cherchait, en me parlant de ses projets sur l’avenir, à bercer mon imagination attristée de tous ces rêves de bonheur qui rendent l’amour si doux et l’espérance si séduisante. « Échappé comme par miracle à tous les dangers qui ont assailli ta vie, à toutes les souffrances qui ont altéré ta santé, avec quel plaisir, me disait-elle, tu retrouveras dans mes soins, dans mon amour, cette tranquillité qui seule peut te convenir maintenant ! Et notre enfant, comme il t’aimera : élevé par moi, il aura mon cœur ! Et puis, mon ami, nous avons une grande dette à acquitter envers cette excellente femme. » Elle me montrait Fraïda. « C’est à elle que je dois ta conservation, et mon devoir sera de la rendre heureuse, autant que je le serai moi-même auprès de toi… » Une des mains de Rosalie reposait dans la mienne. Fraïda, à l’expression de la physionomie de mon amie, semble s’apercevoir que nous parlons d’elle avec intérêt : elle prend mon autre main, du côté du lit, près duquel elle était assise. En reportant mes regards sur Rosalie, je crus remarquer de l’altération dans ses traits, qui, une seconde auparavant, brillaient d’espoir et de plaisir : sa main, palpitante sous mes doigts, se glace et se contracte horriblement. Je veux appeler du secours : Fraïda se lève, et retombe convulsivement sur sa chaise ; et, en souriant avec une expression qui me remplit d’effroi, elle me montre, du côté opposé, Rosalie déjà étendue sans mouvement !… Je crie, je me soulève égaré sur mon lit, et autour de moi je ne vois plus que deux cadavres… À mes cris, les mulâtresses de Rosalie accourent : je retombe sur ma couche, en proie au désespoir le plus violent, au délire le plus affreux. Le mot horrible de poison retentit à mon oreille épouvantée… Fraïda, en faisant respirer une fleur à Rosalie, venait de porter la mort dans le sein de sa rivale, et de s’empoisonner elle-même, après avoir rassasié ses yeux mourans du spectacle du trépas de sa victime.

Je ne repris l’usage fatal de mes sens que long-temps après cette scène d’horreur et d’épouvante. En me réveillant du songe terrible qu’il me semblait avoir fait, je cherchais auprès de moi, à mes côtés, celle dont je croyais encore avoir pressé la main, il n’y avait que quelques minutes… Un prêtre, celui qui avait assisté Ivon dans ses derniers momens, veillait seul près de mon lit. En l’apercevant, je versai, pour la première fois de ma vie, des larmes pour lesquelles je sentais bien qu’il n’était plus de consolation. Le prêtre laissa couler mes pleurs. J’aurais voulu l’interroger, sans prononcer le nom de celle que j’avais perdue. Je ne trouvai aucune expression pour ma douleur, ni pour le besoin que j’avais de parler. Oh ! combien la vue d’une arme près de moi m’aurait fait de bien !… Mais on avait tout éloigné de mes mains d’ailleurs trop faibles pour s’emparer de ce que je cherchais.

Le prêtre me dit avec sang-froid, en devinant mon intention : — Un suicide, mon ami ! Vous, avec une âme si forte… ah ! plutôt une pensée religieuse.

— Une pensée religieuse ! je n’en ai pas ; et puis-je en avoir, quand ce que vous appelez votre Dieu a permis le plus abominable des crimes ?

— Pourquoi blasphémer ce Dieu auquel vous ne croyez pas ? Vos emportemens seraient au moins inutiles. Léonard, ne pouvez-vous donc trouver la mort qu’en commettant une lâcheté contre vous-même ?

— Et qu’ai-je besoin, pour me débarrasser d’une vie qui m’est odieuse, d’attendre qu’elle me soit ravie, comme il plaira à ce monde que je laisserai après moi ? Est-ce l’approbation de cette société qui ne m’inspire que dégoût ou mépris, que je dois être jaloux d’emporter au tombeau ?

— Belle idée pour un marin qui a sacrifié son existence au désir de se faire citer pour sa bravoure et sa force d’âme ! S’il vous faut un suicide, cherchez du moins à l’ennoblir. Faites-vous tuer à la mer ou dans un combat, en laissant à votre mère et à votre frère une fortune acquise dans les dangers et au prix de votre sang… Mais vous, Léonard, périr dans un lit où vous n’avez pas eu la force de supporter un reste de vie ! Demandez à un autre qu’à moi une dose d’opium ou un poignard : je cache un cœur d’homme sons cet habit, qui vous semble peut-être si ridicule, et je méprise ceux qui s’assassinent, ou qui se servent à eux-mêmes d’empoisonneurs.

— D’empoisonneurs ! Moi, m’empoisonner et mourir comme cette femme infernale, qui a si lâchement détruit celle pour qui j’aurais mille fois donné tout mon sang goutte à goutte ! Ah ! jamais !… Et mes larmes revinrent comme pour tempérer l’exaltation excessive de mes idées et de ma douleur…

Le prêtre ne me quitta plus. Ce stoïcisme si paisible, qu’il feignait auprès de moi, me disposa à écouter peu à peu les conseils de sa morale noble et courageuse. Il savait que mon âme ulcérée se fermerait au langage de la bigoterie, et il ne fut question entre lui et moi que de sentimens énergiques. La force de ma complexion sut encore vaincre l’abattement de mon esprit et de mon cœur. Je revins à la vie pour éprouver, plus profondément que je ne l’avais fait dans ma maladie, le dégoût et presque l’horreur de l’existence. Mon caractère prit une teinte sombre, et cette insouciance, qui m’était naturelle auparavant, se changea en haine pour tout ce qui m’entourait. Insensible à mes maux, je ne conçus plus comment il existait des êtres qui pussent souffrir autant que je l’avais fait. Je voulais revoir la mer aussitôt qu’il me deviendrait possible de mettre le pied sur un navire, et de recouvrer assez de force pour commander.

Pitre, que j’avais laissé incarcéré et malade à la Dominique, se présenta un jour à moi, accompagné du bon prêtre qui était parvenu à me faire consentir à vivre. Comment as-tu donc réussi à t’échapper, lui demandai-je ?

— En me faisant passer aux yeux du gouverneur pour un malheureux naufragé que vous aviez forcé à partir avec vous du Vieux-Calebar. Mais j’ai bien autrement encore embêté les Anglais. Avant de quitter la Rosalie pour embarquer dans la patache qui nous a sauvés, je me suis traîné à quatre pâtes jusque dans votre chambre, et j’y ai pris le bon pour quatre-vingts têtes de noirs, que Duc-Ephraïm vous avait fait au Vieux-Calebar… et puis ce portrait…

C’était le portrait de Rosalie…

— Ce n’est pas encore le tout, mon capitaine ; à force de manœuvrer autour des Anglais, ils m’ont accordé, comme pas grand’chose de bon, la figure de notre pauvre petit trois-mâts, et j’ai apporté aussi avec moi le buste de la Rosalie, parce que si nous venons à armer un autre navire, comme je l’espère bien, cette figure-là battra encore les mers avec nous.

— Armer un navire ! je le voudrais pour quitter ce malheureux pays, car je sens que j’y étouffe. Mais la force me manque.

— Vous avez raison, c’est de la mer qu’il vous faut, à vous et à moi, et quelque bon coup de fusil pour trouver une belle mort ; car, voyez-vous, nous n’irons pas loin l’un et l’autre après la maladie qui nous a avariés, mon capitaine. Le foie reste attaqué, et ce n’est pas la tête sur un oreiller qu’il nous faut rendre notre dernier décompte… Il y a ici un beau brick-goélette, construit à Nantes, et qui est en vente. C’est fait pour aller chercher des nègres, comme une jeune fille pour l’amour. Je me disais hier encore, en voyant cette belle embarcation : Ce serait bien dommage de faire porter du sucre ou des bœufs de Porto-Ricco à un fond de navire comme celui-là, qui est à pendre dans une église. C’est taillé pour un commerce plus honorable.

Le prêtre prit alors la parole.

— Ce brave homme a raison. Il faut que vous partiez, capitaine ; la mer seule vous rendra ces forces que vous vous plaignez de ne pas recouvrer ici. Je connais le bâtiment dont parle votre second ; il vous conviendra, j’en suis sûr, et vos anciens armateurs ne demanderont pas mieux que d’en faire l’acquisition pour vous.

— N’est-ce pas, M. le curé ? reprend Pitre. Et je suis sûr que vous ne vous refuserez pas à baptiser les 350 ou 400 mauricauds que nous vous amènerons ; car notre métier, à nous, c’est d’aller chercher des nègres pour que vous en fassiez des chrétiens à l’arrivée. C’est pour la religion et non pour le plaisir de vendre des noirs, que nous travaillons ; pas pour autre chose.

Le prêtre sourit à cette saillie de Pitre. Il me proposa son bras et nous sortîmes. Νοus allâmes voir le brick-goëlette pour me distraire. Mes armateurs et mes amis me revirent avec la plus vive satisfaction. Peu de jours après ma première sortie ; le brick-goëlette était acheté pour moi.

Pitre vint, palpitant de joie, m’annoncer cette bonne nouvelle.

— Quel nom donnerons-nous à notre beau navire, capitaine Léonard ?

— Le même : la Rosalie, toujours elle.

— Je m’en doutais, et demain la figure que j’ai rapportée de notre ancien bâtiment passera sur l’avant du nouveau. Ça nous portera bonheur, allez. Et comme notre brick-goëlette sera bien avec cette petite figure si mignonne qui ressemble tant à… Mais, comment voulez-vous que je fasse peindre la nouvelle Rosalie ?

— En noir, tout en noir.

— Pas même deux petits listons blancs ? Deux petits listons blancs, proprement filés, font joliment bien cependant ; ça vous donne un air moins forban, il est vrai ; mais comme ça vous élonge un navire !… Enfin, puisque vous le voulez, pas de listons blancs ! Mais la figure ? Sera-t-elle aussi en noir ? Non, ça aurait trop l’air d’une tête de négresse, n’est-ce pas, et vous n’êtes plus fort là ?…

— La figure, tu la peindras en blanc ; mais je veux que pendant que je serai vivant, elle soit toujours couverte d’un voile noir…

— J’entends, j’entends, capitaine… Avec de la toile noire et un joli petit amarrage en mérin, bien proprement relevé d’un filet de goudron, on la masquera cette pauvre chère figure, en signe de deuil… Oh ! je comprends bien, allez !… Ah ! on dit qu’elle était si bonne, et que vous l’aimiez tant !… Il faut maintenant songer à faire notre équipage ; car les armateurs ont déjà trouvé la cargaison. Je vous dirai que j’ai là, presque sous la main, deux douzaines et demie de bien mauvais gars qui ont fait des voyages à la Côte, et avec de la racaille de cette espèce, on se fait bientôt un vaillant équipage. Mais il faut des gourdes pour tout ça.

— Tu feras ce que bon te semblera à cet égard. Je ne veux mettre le pied à bord que pour appareiller d’ici.

— J’entends encore bien votre affaire. Le tempérament n’est pas tout à fait assez solidement remis à flot, pour que vous vous cassiez la tête à vous mêler de tous ces petits bric-à-brac. Mais je suis là, moi, et pour un coup, je dis. Je m’en vais arrêter quelques bons matelots, à grand coups de tafia ; car ce n’est que comme ça qu’on a de ces ivrognes, dans les cabarets de la colonie. Ah ! quelle race que les matelots, quand on les connaît. Dieu de Dieu quelle race !… À revoir, mon capitaine… Ne vous inquiétez de rien : votre second est là ; c’est moi, moi que vous avez retiré de la crasse, pour, en faire quelque chose… Adieu, bonne santé, mon capitaine, à demain.

  1. Historique.
  2. C’est le nom que les nègres de la Côte donnent à leurs amulettes.