Le Négrier (Corbière)/Chapitre 14

Dénain et Delamare (p. 25-76).


14.

TRAITE À BONI.


Préparatifs de départ. — Arrivée à Boni. — Le Roi Pepel. — Le Frétiche. — Supplices chez les nègres : — La cargaison. — Le retour.

« Un traité solennel des Puissances européennes interdit la traite ! Les Puissances viennent de signer la perte de nos colonies, » dirent les habitans, en apprenant la convention passée entre les nations alliées.

La traite est défendue, me dis-je, moi ; tant mieux, je la ferai, et au plaisir d’entreprendre un commerce périlleux, je joindrai le bonheur d’enfreindre la loi signée par toutes les Puissances ! Voyons ; qui veut me confier un navire ? je l’équipe des plus mauvais bandits de l’île, et avec quelques canons sur mon pont, et, pour une centaine de ballots de marchandises, je ramène aux armateurs les plus entreprenans la première cargaison de nègres.

Des habitans riches connaissaient la résolution de mon caractère et les ressources de mon esprit trafiqueur. Un vieux corsaire désarmé, ancienne capture des Anglais, pourrissait au carénage : on me l’achète. Un ancien marin, qui jadis avait été chercher des noirs à la côte de Guinée, devient mon second. Des matelots sans emploi forment mon équipage. On se procure des ballots de toile, venus de France avec la paix ; on rassemble quelques vieux fusils et de la quincaillerie ; on trouve vingt pièces d’eau-de-vie ou de rum, cinq à six boucauts de tabac, et voilà ma cargaison faite.

Quel nom donnerons-nous maintenant à mon petit trois-mâts ? Ce nom-là fut bientôt trouvé : mes armateurs m’en avaient laissé le choix, et il passa de mon cœur et de ma tête, sur le tableau de mon Négrier. La Rosalie se trouva armée en moins de quinze jours. J’allais enfin commander à mon tour, et le rêve de toute ma vie était près de se réaliser sur ces mers où, libre de ma manœuvre, je m’imaginai pouvoir bientôt régner en maître, et courir les chances de la fortune, en chercheur d’occasions. Que ces noms de Vieux-Calebar, de Boni et du Gabon, résonnaient agréablement à mon oreille ! C’était sur ces plages si peu connues que je devais apparaître, dans toute ma splendeur, aux regards émerveillés des rois nègres, avec lesquels je traiterais d’égal à égal !… Je ne me sentais pas d’impatience.

Mais cette Rosalie dont je vais déchirer le cœur, comment pourra-t-elle supporter notre séparation ? Ces projets de voyage et cette invincible passion d’aventures, ne sont-ils pas une infidélité que je fais à la femme à qui j’ai juré cependant fidélité éternelle ? Ne m’a-t-elle donc arraché à la mort que pour me voir lui ôter moi-même la vie ! Après tous les sacrifices qu’elle a faits pour me retrouver loin de son pays, chercher à la quitter, pour ne plus la revoir peut-être !… Cette idée m’accablait ; et pourtant je sentais que je mourrais d’ennui, si j’étais condamné à rester inactif auprès de celle que je chérissais le plus au monde.

Mon amie devina toute mon anxiété, et elle m’épargna la peine d’aborder une question si pénible pour moi : elle avait déjà pris son parti, avec une résolution dont l’amour le plus sincère peut seul donner l’exemple ; car souvent les sacrifices que s’impose l’amour sont faits avec tant de vertu, qu’on les prendrait pour de l’indifférence. Mais moi, pouvais-je me tromper sur le motif réel de la résignation de ma maîtresse !

« Que je te perde pour t’avoir laissé partir, ou que je te voie languir sous mes yeux pour avoir voulu te retenir, n’est-ce pas un sacrifice qu’il faut tôt ou tard que j’offre au ciel en expiation de mon bonheur ?… Ah ! mon ami, j’ai été trop long-temps heureuse avec toi, pour ne pas payer tant de félicités par quelque catastrophe Mais, quoi qu’il arrive, sache bien que je ne survivrai pas un jour à ta perte Si je pouvais mourir avant toi et près de toi, que je serais heureuse !… »

Je m’efforçai de la consoler. « Non, me dit-elle, mon parti est arrêté : je veux même t’engager à chercher dans les hasards une activité qui est ta vie ; c’est peut-être ainsi que je pourrai te conserver, et jouir encore de la satisfaction de te revoir content. Voîs-tu ce bâtiment qui va t’emporter loin de moi ? Eh bien ! je veux moi-même orner la chambre que tu dois occuper à bord : je la remplirai de mon souvenir ; partout tu y retrouveras la trace de mes mains et des gages de ma tendresse ; et si jamais la mort t’enlevait à mon amour dans une tempête ou dans un combat, que ta dernière pensée soit à Dieu, et ton avant-dernière pensée à ta compagne la plus fidèle. »

Rosalie, jusqu’au départ de mon navire, ne quitta plus ma chambre de bord. Ses soins prévoyans allèrent jusqu’à la meubler de tout ce qui pourrait m’être le plus agréable à la mer. Elle semblait vouloir, à force d’attentions, étendre pour ainsi dire sa présence jusque sur le temps que je passerais si loin d’elle. Son portrait fut placé à la tête de ma cabine : tout le petit ménage de notre maison passa enfin dans ma chambre de capitaine. Il fallut nous séparer, et je ne me consolai un peu, en m’éloignant des lieux où si long-temps j’avais été heureux, qu’en songeant au plaisir que j’aurais à revoir l’Océan, cet Océan, mes premières amours, même avant Rosalie. Mais la laisser seule à Saint-Pierre, sans distraction, sans consolation, pendant que je courrai tant de dangers !… Une bonne brise d’est m’arracha à ces pensées douloureuses.

Une fois dans les débouquemens, il me fallut faire connaissance avec mon équipage et avec mon navire, tous deux devenus le monde pour moi. Ma réputation de courage inspira bientôt à mes gens un respect dont ils savaient bien qu’il n’aurait pas été prudent pour eux de dépasser les sévères limites. Mon petit trois-mâts, faible d’échantillon et assez médiocrement solide, marchait bien. Je m’amusais à l’essayer avec tous les navires que je rencontrais courant la même bordée que la mienne, et je les dépassais tous. Je ne dirai pas la joie d’enfant que j’éprouvais à me promener toute la journée, et souvent une partie de la nuit, sur ce pont où je marchais en maître, et qui recouvrait une bonne et productive cargaison. Convertir tout cela en nègres que je vendrai bien cher, me disais-je ; ramasser beaucoup d’or en courant mille et une aventures, voilà ce qu’il me faut… Quel état plus beau que le mien ! Tout l’Océan est mon domaine : d’un mot je fais trembler ou j’apaise ces hommes terribles qui m’ont confié leur sort. À terre on me regardera comme un être prodigieux ; et, libre comme ce vent qui se joue dans ma voilure, et plus indépendant encore que ces flots qui battent les flancs de ce navire, soumis à mes ordres, je ferai ma fortune en naviguant au gré de mes caprices et en attachant quelque célébrité à mon nom. Tout cela était délicieux pour mon imagination.

Les vents ne répondirent pas à mon impatience ; cependant en moins de quarante-cinq jours, après avoir été chercher les brises variables et avoir longé la côte d’Afrique, je mouillai en dehors de la barre de Boni. La mer bondissait furieuse sur cette langue de sable, et elle se trouvait pourtant calme à l’endroit où je jetai l’ancre par six brasses d’eau.

— Capitaine, vint me dire mon second, un peu au fait du pays, de dessus les barres j’ai aperçu sous la terre de ce cap, que les Anglais nomment Antony-Point, la mâture d’un grand navire qui pourrait bien être un croiseur. Là, le voyez-vous, par dessus ces brisans ?

Redoutant ce bâtiment, qui croisait en effet vers la passe de l’est, j’aurais voulu passer sur la barre du sud pour l’éviter ; mais elle brisait trop horriblement pour que je m’exposasse à la franchir. Il me fallut attendre un moment plus opportun.

Des pirogues de nègres, longues et étroites, se montrèrent deux jours après mon arrivée au mouillage. Je crus que c’étaient des pilotes qui venaient pour me rentrer : elles pénétrèrent entre les deux barres de la passe du sud. Je les observai à la longue-vue. Un spectacle horrible frappa bientôt mes yeux ; des nègres placés sur l’avant tranchent la tête à d’autres noirs, qui tendent docilement leur cou au hachot qui les décapite ; puis de longs cris sauvages se font entendre, et les noirs élèvent leurs mains sanglantes vers le ciel !… Les pirogues disparaissent alors…

J’acceptai cette exécution comme un mauvais présage pour nous. Mon second ne pouvait s’expliquer le motif de cette boucherie atroce.

Le lendemain, la barre ne brisait plus avec autant de violence. Des pirogues, montées chacune par une trentaine de naturels, accostèrent le navire. Je savais qu’il ne fallait leur manifester aucune défiance, pour n’avoir pas, plus tard, à concevoir de craintes réelles sur leur compte. Avant de monter à bord, les nègres se mirent à battre les bordages du bâtiment à coup de longues baguettes. Un d’eux jette sur moi une petite pagode grossièrement sculptée. Je n’eus garde de m’effrayer de cette espèce d’épreuve. Les noirs poussèrent alors des cris d’allégresse, en sautant sur mes bastingages ; et celui qui m’avait fait tomber son petit Bon-Dieu sur les pieds, me tendit sa main gluante avec cordialité et en signe de satisfaction. C’était un chef, délégué vers moi par le Mafouc, premier ministre de King-Pepel, roi de Boni. Cet ambassadeur, grotesquement recouvert d’un débris de manteau, bredouillait un peu d’anglais. Il me demanda de l’eau-de-vie et de la morue. Je le grisai et je le rassasiai, ainsi que tous les nègres qui composaient sa suite. Il m’annonça que je pourrais bientôt communiquer avec la terre, et parler au Grand-Mafouc.

— Pourquoi donc, lui demandai-je, t’ai-je vu hier faire trancher la tête à une douzaine de nègres, là, entre ces deux bancs de sable ?

— C’était pour apaiser le dieu de la barre, qui est très-gourmand ; et aujourd’hui tu vois que le dieu est content, puisque la lame n’est plus aussi forte et que tu peux entrer sans risque. Oh ! King-Pepel est un grand roi ! il n’est pas avare de nègres, et il donne à tous les dieux autant de têtes qu’ils en demandent. Répète donc avec moi, beau capitaine, que Pepel est un grand roi !

Je répétai tout ce que voulut le délégué du Mafouc. Mes visiteurs se rembarquèrent, et, lançant de l’eau sur le navire du bout de leurs pagayes, et poussant tous ensemble les cris les plus barbares que j’eusse encore entendus, ils s’éloignèrent dans leurs pirogues, avec une rapidité dont nos embarcations les plus légères ne peuvent nous donner une idée.

Deux nègres pilotes, fort intelligens, conduisirent le soir la Rosalie jusque par le travers de Jujou, grand village situé à l’est, sur la large embouchure du fleuve : il me fallait à cette pose attendre la visite solennelle du Mafouc. Mes gens tendirent leurs hamacs sous les tentes dressées de l’avant à l’arrière, et bientôt, malgré les nuées de moustiques qui les déchiquetaient, ils s’endormirent paisiblement.

Je me promenai une partie de la nuit sur le pont, seul et livré à mes réflexions. Le feu des torches que les nègres allumaient dans leurs frêles cases de bambous voltigeait, à terre. L’air affaissé n’était troublé, dans le silence de la nuit, que par la voix des naturels, qui chantaient des chansons monotones et mélancoliques. Une brise faible et chaude m’apportait de folles bouffées, imprégnées de l’odeur fade de la rare végétation de ces rivages. Au dessus du carbet, des dunes pointues de sable blanc projetaient leurs sommets sur le ciel parsemé d’étoiles titillantes, et couvraient, de leur ombre nocturne, le sombre village de Jujou.

Voilà, pensais-je, ces hommes que je vais acheter et enchaîner dans ma cale, qui reposent paisiblement dans ces cases, ou qui chantent gaîment sur cette côte si tranquille ! Et ces matelots qui goûtent un sommeil si profond, demain, peut-être, me seront enlevés par la maladie qui dévore les Européens dans ces climats homicides !… Le danger est partout ici : la Mort, qui veille sans cesse, demande des victimes qu’elle a déjà marquées ; et ils dorment, et ils chantent pourtant !…

Assis sur une caronade, je laissai aller ma tête préoccupée sur le bastingage, et je m’endormis.

De bruyantes acclamations me réveillèrent peu d’heures après. Il faisait déjà presque jour, et le soleil se montrait sur les dunes qui nous environnaient. La pirogue du Mafouc abordait mon navire, qu’elle dépassait de l’avant et de l’arrière, tant elle était longue.

— Salut, me dit en mauvais anglais, le premier ministre de King-Pepel. Tu viens faire le commerce dans un royaume aimé du Grand Être. Pepel est un roi puissant. Que lui apportes-tu ?

— Une bonne cargaison, des cadeaux pour lui, et de la franchise pour tout le monde.

— Sois le bien venu, capitaine. Nous avons apaisé le dieu de la barre pour toi. Feras-tu quelque chose pour nous ?

— Voilà une boîte de couteaux, des fusils, un collier de grenat et un baril d’eau-de-vie, que je te destinais.

Le Mafouc prit mon collier de grenat, se le passa au cou, et entama de suite le baril d’eau-de-vie.

— Capitaine, tu peux mettre à la voile pour la grande ville de Boni, où règne Pepel ; je t’accompagnerai sur ton navire. Tu dois être aimé du Grand Être, car tu es généreux et brave : le sang ne t’effraie pas.

En prononçant ces derniers mots, le Mafouc fit voler, d’un coup de damas, la tête d’un vilain noir qui se promenait tristement sur le pont, comme s’il avait été préparé à recevoir la mort[1]. Le Mafouc eut soin de me prévenir que c’était à mon intention qu’il offrait ce sacrifice au Grand Être.

Malgré le dégoût que j’éprouvais, je sentis qu’il m’importait de ne pas manifester l’horreur dont tous mes sens étaient soulevés. J’ordonnai froidement à deux de mes hommes de jeter le cadavre à l’eau.

Le Mafouc répéta, en observant attentivement mes traits et en remarquant sans doute l’obéissance passive de mes gens : « Capitaine, tu es généreux et brave. »

Nous arrivâmes en peu de temps à Boni, la grande ville. Une multitude de nègres couvrait les rivages rapprochés, sur lesquels sont jetées çà et là les cases qui forment cette bourgade. J’avais fait charger à poudre mes caronades jusqu’à la gueule, et à mon commandement tous mes pavillons s’élevèrent au bout de mes vergues et au haut de ma mâture, au bruit d’une salve de vingt et un coup de canon. Le Mafouc, qui m’avait répété que j’étais brave et généreux, tremblait de tous ses membres à chaque détonation. Moi, pendant ce temps, je fumais paisiblement un cigarre en me promenant sur le pont, comme à mon ordinaire, et sans avoir l’air de faire attention à tout ce qui se passait. Ces marques extérieures d’impassibilité imposèrent aux nègres, et je prévoyais bien qu’elles devaient produire un bon effet quant à l’opinion que je voulais leur faire concevoir de moi.

La salve finie, il me fallut aller à terre dans la pirogue du Mafouc. « Ne craignez pas pour votre capitaine, dis-je à mes hommes, qui paraissaient inquiets de me voir m’éloigner seul. Ces gens-là me croient protégé par leur Grand Être : laissez courir la barque. »

Je n’eus pas le temps de débarquer à terre. Plus de cent nègres traînent la pirogue sur le rivage, et m’emportent en triomphe sur un hamac, dans lequel ils me traînent au galop vers une dune de sable. Rendus sur le sommet de cette dune, ils me laissent seul pendant quelques minutes. Puis, au bout de cette petite quarantaine, des marabouts vêtus de blanc s’approchent et m’annoncent, avec de grandes gesticulations, que je suis purifié. Je leur jette mes pistolets et quelques pièces d’or, et tout le clergé de Boni tombe à mes pieds.

Ils me conduisent vers une grande case de bambous. Le peuple, qui me suit, s’arrête respectueusement à la porte de ce sanctuaire de la royauté. J’entre et j’aperçois, sur un fauteuil élevé, un gros nègre dont la tête aplatie était recouverte d’une perruque de lin à trois marteaux. Un manteau de serge rouge, bordé d’un faux galon d’or, lui descendait des épaules aux talons ; ses pieds étaient nus, et sur sa poitrine suante tombait un long collier de grenat d’une douzaine de rangées.

Ce nègre était le puissant King-Pepel, l’autocrate de Boni !

Comme sa majesté noire m’imposait peu, j’entamai la conversation.

— Grand roi, je viens, avec un cœur franc et une bonne cargaison, lier des relations d’amitié entre la France et toi, le plus puissant et le plus respecté des souverains de la côte.

Le drogman anglais, qui se tenait auprès du trône, répéta mes paroles à S. M. L’interprète me répondit ensuite, de la part de Pepel :

— Tes coups de canon ont beaucoup plu à S. M. Tu sais honorer le grand Être et le roi. Que portes-tu pour cadeaux au souverain de Boni ?

— Toute ma cargaison, du grenat et un service complet d’argenterie pour la table du monarque.

Le roi sourit à ce mot d’argenterie qu’il comprit à merveille. L’interprète continua :

— Quel est le petit portrait que tu portes sur l’épinglette de ta chemise ?

— Celui de ma maîtresse, de ma femme.

— Elle plaît à S. M.

— Qui ? ma maîtresse ?

— Non, ton épingle.

— Eh bien ! S. M. ne l’aura pas. Mais voici une bague où elle trouvera aussi un portrait qui en vaut bien un autre.

Je n’avais pas encore donné la bague au courtisan, que le roi s’écria, en jetant les yeux, sur la petite miniature du chaton : Nabolone ! Nabolone ! ô Nabolone ! et il baisa à plusieurs reprises le portrait de Napoléon.

L’interprète me demanda ensuite si je n’avais pas d’autres images représentant le grand Gacigou de France, Je lui répondis que je n’avais que des portraits de Louis XVIII.

À ce mot de Louis XVIII, la figure de S. M. se contracta vivement, comme pour exprimer un sentiment de dégoût ; puis j’entendis sortir de sa bouche auguste cette exclamation très-distincte :

Lououis Zuit pas, no, no potate, potate[2] !

Je saluai S. M. avec un sourire respectueusement approbatif. Le drogman me prévint qu’on allait verser du poison dans un verre, et que S. M. m’inviterait à l’avaler, pour prouver la confiance que j’avais en elle.

Du poison en poudre, dont l’acrimonie m’affecta péniblement l’odorat, parut être en effet jeté dans une coupe d’argent remplie de vin de palme : je pris fièrement le breuvage, et, plein de confiance, je l’avala d’un trait. Après quoi les grands officiers de la couronne se mirent à rire aux éclats du tour qu’ils avaient cru me jouer : ils m’entourèrent tous en dansant. Le roi descendit solennellement de son fauteuil ; on m’annonça que j’étais agréable à Pepel, et la farce d’introduction se trouva jouée.

La permission de construire un baraquon, pour y déposer mon chargement, me fut accordée. En quelques heures, mes charpentiers élevèrent près du rivage un édifice en planches, dont la magnificence égala au moins celle de la royale case de Pepel. Les visites ne me manquèrent pas, et les grands officiers, que je recevais à toute heure du jour, ne tardèrent guère à boire une forte partie de ma provision d’eau-de-vie. King-Pepel venait sans façon partager ma table ; je lui rendais familiarité pour familiarité. Il s’occupait de me composer, disait-il, un beau chargement, des noirs qu’il attendait de l’intérieur.

Quel pays neuf et surprenant que cette côte de l’Afrique occidentale ! Que de mœurs inconcevables chez ces nègres si complètement ignorés en Europe ! Quelles bizarres modifications de l’espèce sociale, et des superstitions humaines, dans ces états encore enfans, malgré leur longue existence !

Je voulais tout voir dans Boni. On me trouvait à chaque instant, malgré la chaleur étouffante d’un air de feu, dans les lieux où se réunissaient les naturels. Et puis je n’étais pas fâché de montrer ma physionomie européenne au milieu de ces peuplades à la peau d’ébène, au visage déprimé et à l’attitude esclave. Quel effet je produisais sur tous ces visages noirs qui m’admiraient comme une merveille ! « Voyez là, voyez là, s’écriaient-ils dans leur langage volubile, quel beau chef ! C’est un roi de matelots savans. » Toutes les plus belles négresses s’enorgueillissaient d’avoir obtenu de moi un regard sur mon passage, ou un sourire pour prix des nattes de fruits qu’elles me présentaient comme un hommage d’amour ou un tribut d’admiration.

Un jeune noir, vêtu de blanc de la tête aux pieds, et suivi respectueusement par des marabouts, avait frappé mon attention. Je l’avais souvent vu dans les marchés s’emparer de tous les objets qui lui plaisaient, et battre impunément les marchands, satisfaits de recevoir des coups de bâton de ce méchant petit drôle. Un jour il lui prit fantaisie de m’aborder insolemment, et je me disposais à le fustiger avec la rigoise que j’avais à la main ; à la vivacité de mon geste et à l’expression de ma physionomie, les marabouts, devinant mon intention, tombent à mes pieds, et l’enfant fuit épouvanté. Frétiche ! Frétiche ! hurlent tous les assistans, et les prêtres de me jeter de l’eau pour me purifier. Un drogman m’explique que je venais de manquer d’assommer le palladium vivant du royaume, le Dieu sauveur du pays, le Frétiche enfin[3].

Ce Frétiche est un beau petit noir, que l’on prend en bas âge pour en faire un Dieu. Ses adorateurs le logent dans une case aussi bien ornée que celle du roi ; et pendant sa céleste enfance, il a le droit de faire tout ce qui lui plaît, sans qu’on puisse regarder ses caprices les plus déréglés comme autre chose que des volontés divines. Mais une fois parvenu à l’âge de treize ans, le Frétiche éprouve bien cruellement qu’il n’est pas immortel, car alors toute la population, embarquée dans les pirogues, le conduit avec solennité vers la barre, pour le plonger religieusement dans les flots : les requins en font leur pâture.

Les prêtres, chargés d’élever cette malheureuse victime de l’homicide superstition des nègres, ont soin de persuader au Frétiche qu’aussitôt qu’il aura été plongé dans les flots, il n’en sortira que pour être Dieu ou tout au moins roi.

Une misérable négresse, condamnée à mort par une espèce de jury de vieillards, fut exécutée d’une manière atroce pendant mon séjour à Boni. On la barbouilla de miel de la tête aux pieds, et puis on l’attacha au tronc d’un gommier. Des essaims de moustiques et de maringouins s’introduisirent dans ses oreilles, ses narines et ses yeux, et la dévorèrent au sein des tortures les plus effroyables. Deux jours après, le cadavre de cette infortunée ne présentait plus qu’une masse informe, couverte de myriades d’insectes sanglans. Ce genre de supplice s’appelle dans le pays l’arbre à moustiques.

Lorsqu’un nègre est condamné à subir l’épreuve de mort, pour un délit quelquefois assez léger, on lui fait avaler un breuvage empoisonné, dont l’effet est si prompt que le condamné tombe raide avant d’avoir tari la coupe fatale. Quand la culpabilité du prévenu paraît douteuse à ses juges, on lui présente un breuvage qui n’est pas mortel, et après l’avoir bu sans danger pour sa vie, il est réputé innocent. C’est le jugement de Dieu de ce pays, et les juges ont toujours soin de préparer l’épreuve de manière à ce que le ciel prononce dans le sens de leur opinion.

Le plus souvent on donne les condamnés à mort à dévorer aux requins, en les précipitant dans le fleuve, dont les eaux ne sont que trop fréquemment ensanglantées par de pareilles exécutions. Il est à remarquer que les requin de la côte d’Afrique sont les plus voraces parmi tous les animaux de leur espèce. Ceux de ces parages ont une tête deux fois plus volumineuse que les poissons du même genre que l’on voit dans les mers des Antilles ou sur la Côte-Ferme !

King-Pepel, sur la foi des traités, s’était déjà emparé de presque toute ma cargaison, et les trois cents esclaves qu’il devait me donner en échange n’arrivaient pas. Les fièvres inexorables du pays commençaient à s’emparer de mon équipage, dont le climat avait déjà affaibli l’énergie. Il me fallut cependant recourir bientôt à cette énergie, et oublier mon propre découragement.

Des nègres arrivant du bas du fleuve, dans leurs pirogues rapides comme le vent, crient un matin, en passant le long de la Rosalie : Anglais ! Anglais ! Gabeton ? Je n’eus que le temps de me préparer à repousser l’attaque que les noirs m’annonçaient si subitement. Deux longues péniches, expédiées par la corvette qui m’avait vu entrer à Boni, se montrent dans le fleuve, à petite distance, chargées de monde. Je crie à terre dans un porte-voix : King-Pepel, les Anglais violent ton territoire ! Aussitôt des nègres se portent sur une mauvaise batterie, placée à terre dans le sable. Mes hommes, abrités sous ma tente, se disposent à combattre les Anglais, harassés par une longue nage et par la chaleur asphyxiante du jour. Le feu commence et le pavillon tricolore flotte sur la Rosalie, c’est sous cette couleur-là que des Français ; libres de toutes leurs actions devaient combattre.

Les deux canots, après avoir essuyé mes deux volées à bout portant, m’abordèrent bravement. L’un d’eux, traversé de boulets, coule le long de la Rosalie. L’officier qui commande l’autre embarcation me crie d’amener. Je lui réponds : « Accordez-moi deux minutes pour consulter mon équipage. » Mon équipage murmure, je l’apaise d’un signe. L’officier consent à ne laisser un moment de répit. Je donne le mot à mes gens. — Je suis amené, dis-je alors au lieutenant anglais ; et au même moment tout mon équipage saute, comme pour abandonner le corsaire, à bord de la péniche.

« Restez à bord, restez à bord, nous crient les Anglais : vous allez nous chavirer ! » C’était bien là mon plan : le poids inattendu de tout ce monde se précipitant du même bord, fait cabaner l’embarcation, et mes Anglais, surpris et effrayés, s’abîment sous les flots, pendant que mes hommes, disposés à nager, regagnent le bord en ricanant avec férocité du succès de mon stratagème. Quelques uns de mes assaillans surnageaient encore, je détournai la vue : les requins du fleuve firent le reste.

Les cris de joie de la multitude des nègres témoins de notre triomphe nous étourdirent pendant plus d’une heure. Le soir la Rosalie fut entourée de plus de cent pirogues couvertes de branches de palmier et de fleurs. Les marabouts jetèrent encore une fois de l’eau lustrale sur les bordages ensanglantés du navire. Deux hommes que j’avais perdus dans l’action furent enterrés dans le sable avec les honneurs réservés aux hauts dignitaires. Pepel, en me revoyant à terre tout couvert de poudre et de sang ennemi, m’embrassa avec transport, et me montrant le pavillon tricolore de la Rosalie, il s’écria : « Lancoute Nabolone, bone ! La ceinture de Napoléon est bonne. »

Peu de jours après l’affaire qui avait rempli d’admiration tous les habitans de Boni, je vis arriver, dans un tourbillon de sable, quelques filées de nègres attachés par le cou à de longues perches. C’était ma cargaison.

Bien vite je préparai ma cale à recevoir mes trois cents nouveaux hôtes. Les femmes sur l’arrière ; les hommes rangés du mât d’artimon jusqu’à l’avant, et des fers pour tout ce monde. Des ignames, du riz et beaucoup d’eau pour leur nourriture : nos pistolets et nos poignards à la ceinture, et quelquefois à la main. Puis, vogue la galère, me dis-je. La maladie ne m’avait enlevé aucun homme.

Mais, autre contre-temps : il était dit que la corvette anglaise me contrarierait partout. J’étais sur le point d’appareiller, lorsque je reçus, par une pirogue du bas du fleuve, une lettre qui lui avait été remise par le capitaine de mon inexorable croiseur. Cette épître, fort laconique, était écrite insolemment en très bon français :

« Misérable forban, j’ai juré de ne quitter la côte d’Afrique qu’après t’avoir pendu au bout de ma grand’vergue, pour venger les braves que tu as si lâchement fait périr.

« ANDREW,
« Commandant le sloop de guerre
de S. M. B., Faune. »

Oh ! si j’avais commandé seulement un brick deux fois fort comme la Rosalie, que j’aurais fait payer cher à cet Anglais l’épithète de lâche qu’il osait m’adresser ! Mais avec six petites caronades et une trentaine d’hommes exténués !… Allons, la nuit est sombre, la brise est forte et elle a contraint la corvette à s’éloigner : appareillons avec mes trois cents esclaves, pour jouir du plaisir d’échapper à mon exécrable ennemi.

J’appareille, poussé par des grains qui me portent d’abord violemment vers le bas du fleuve ; mais les rafales inconstantes semblent se plaire à me tourmenter, sans me faire faire beaucoup de route. La nuit se passe : le jour arrive, et mon implacable corvette se montre presque entre moi et l’espace que je venais de quitter. Passer sous sa volée, c’est me faire couler : elle me coupe le passage sur la barre… Avec un navire qui calerait moins d’eau que la Rosalie, je pourrais lui échapper en enfilant la passe étroite et sinueuse de Foche-Point, et en mettant ainsi entre la corvette et moi l’île de Foche et les bancs de sable sur lesquels la mer brise furieuse… Je fais appeler mon second…

— Raoul, vous connaissez cette passe ?

— Oui, capitaine, je l’ai sondée plusieurs fois.

— De combien est le fond ?

— De onze pieds, capitaine !

— Et nous en calons treize !… Malédiction ! N’importe, faites condamner les panneaux et les écoutilles ! Monte quatre hommes larguer les perroquets, chacun à son poste de manœuvre, et silence partout !

— Mais, capitaine, voilà un grain furieux qui nous arrive !

— N’ai-je pas dit silence partout !

À l’instant même, le grain effroyable qu’avait prévu mon second tombe à bord. La Rosalie s’incline, le côté de tribord dans l’eau : la mer monte jusqu’à la moitié de notre pont, penché comme si le navire était chaviré ; tous mes hommes s’accrochent aux pavois du vent en criant : Nous cabanons ! Mes trois cents nègres, entassés dans la cale, poussent des hurlemens affreux ; placé moi-même à la barre, je gouverne dans la passe trop peu profonde pour mon bâtiment. Mais couchée sur le côté, et la quille presqu’à fleur d’eau, la Rosalie ne navigue que sur le flanc, et dans cette position elle laboure encore le sable, qui monte tout trouble à la surface de l’eau que nous fendons avec le bruit et la rapidité de la foudre. Au bout d’une demi-heure, mon trois-mâts se relève, et la mâture, forcée par la rafale, se redresse tout à coup : nous étions sauvés. La corvette, arrisant ses huniers, se montre encore, mais sous le vent, mais à trois lieues de moi, pendant que, fier de mon coup de tête, je la bravais, défilant impunément avec bonne brise dans le canal du Nouveau-Calebar.

Mon équipage, à qui je venais d’éviter le désagrément d’être pendu au bout d’une grand’vergue, se jeta à mes genoux pour exprimer l’admiration que venait de lui inspirer mon heureuse audace. Je lui donnai double ration de rhum et d’eau, faveur inappréciable au commencement d’une traversée, où l’eau est ménagée avec plus de parcimonie encore que dans les caravanes qui franchissent les déserts du Soudan.

À la suite des impressions violentes que je venais d’éprouver, une traversée est bien monotone, même lorsqu’on croit avoir l’ennemi à ses trousses, et des nègres toujours prêts à se révolter et à vous manger. Des calmes fatigans à subir, un air infect à respirer, quelques esclaves morts à jeter à la mer, presque toutes les nuits à passer sur le pont, des malades à soigner : telle est en peu de mots l’histoire de presque toutes les traversées de la côte d’Afrique en Amérique.

En approchant de la Martinique, un sentiment d’espoir et de crainte vint varier un peu l’uniformité de mon état moral. Une belle nuit j’arrivai au Robert, quartier du vent de l’île. En quelques heures je me trouvai su le rivage avec mes esclaves, conduits par mon équipage sur l’habitation d’un de mes armateurs. Il y avait quinze jours qu’on m’attendait là, et en partant j’avais donné rendez-vous en cet endroit même à mes co-intéressés. Les gendarmes et les agens des douanes voulurent bien faire quelques difficultés pour m’empêcher de mettre mes esclaves en lieu sûr. Mais j’avais tout ce qu’il fallait pour vaincre leurs scrupules. Choisissez, leur dis-je, ou d’une poignée de doublons ou d’une balle dans la tête : tous prirent les doublons.

Un prêtre vint aussi, après les gendarmes ; et, moyennant une gourde par tête, il me baptisa largement tous mes esclaves.

Pendant que l’on vendait ma cargaison, dont la beauté et la qualité faisaient l’admiration de toute la colonie, je me rendais à St-Pierre. Le soin du navire avait été abandonnée mon second ; moi j’avais aussi mon projet : je voulais surprendre on sait bien qui ! N’avais-je pas laissé au Figuier celle à qui je voulais faire partager le fruit et l’ivresse de mes succès ?

J’arrive de nuit à Saint-Pierre, sur un caboteur. J’entre dans l’appartement où Rosalie, endurée de ses mulâtresses, leur faisait la prière du soir ; car Rosalie priait. Mon aspect inattendu lui arrache un cri, et sa voix convulsive s’éteint bientôt sous mille baisers.

— C’est toi, toi, pour qui j’adressais des vœux au ciel, quand tu m’as surprise !… Mais grand Dieu ! comme tu as souffert !… comme tes traits sont changés !…

— Tout cela sera bientôt oublié près de toi. Qu’as-tu fait pendant mon absence ?

— Je t’attendais. J’ai reçu des nouvelles de France.

— Et ma mère ?

— Se porte à ravir.

— Et mon frère ?

— Lieutenant de vaisseau, commandant un brick, en croisière au Sénégal.

— Tout m’a donc souri ; car tu sais qu’à présent nous sommes riches. Je viens de débarquer une cargaison magnifique.

— Que le ciel soit béni ! Tu pourras donc rester toujours près de moi.

— Nous causerons plus tard de tout cela.

— Et quels sont ces deux petits nègres qui te suivent ?

— Deux jeunes esclaves qui t’appartiennent. C’est un cadeau de ma façon.

Et puis après, vinrent les douces confidences et les caresses encore plus douces. Nous ne pouvions nous rassasier du plaisir de nous retrouver, du bonheur de nous regarder et de nous rappeler toutes les épreuves par lesquelles il nous avait fallu passer pour être, l’un et l’autre, affranchis de toute contrainte et de toute prévoyance importune de l’avenir.

Mon bâtiment, laissé au Robert, revint, quelques jours après, à Saint-Pierre. Tout compte fait, chaque esclave nous était revenu à quatre cents francs, et avait produit quatre fois autant : c’était un bénéfice énorme. Je reçus cinq cents onces d’or pour ma part, et je m’enivrai de l’orgueil d’être cité comme un capitaine capable et entreprenant. Peu m’importait le genre de gloire que j’attachais à mon nom ! Pourvu que je fusse remarqué comme un marin intrépide et un aventurier peu ordinaire, il n’en fallait pas plus à mon genre d’ambition. Ce n’était pas de l’admiration que je voulais inspirer, mais de la curiosité. Ma vanité trouvait son compte dans les succès que je venais d’obtenir en m’enrichissant. Je n’en demandais pas davantage.

Les esclaves que j’avais traités furent mis à la forme, pour qu’ils eussent le temps de s’acclimater avant d’être employés sur les habitations. Ils étaient, en général ; de belle espèce ; mais on les trouva paresseux. Pepel, tout en me traitant en ami, n’avait pas choisi mon lot dans les meilleures races. Je formai le projet de faire ma seconde traite au Vieux-Calebar, près de Boni. On vantait la loyauté du roi de ce premier établissement, et je me déterminai à aller visiter.

  1. En Europe, on se refusera de croire à tant de froide atrocité. J’engage les personnes qui révoqueront en doute la vérité de ces faits, à questionner les marins qui ont fréquenté la côte d’Afrique.
  2. Tous ces détails sont historiques, et j’ai lieu de croire que la vérité du fonds fera excuser la vulgarité de la forme.
  3. Tous les voyageurs écrivent Fétiche. J’ai toujours entendu les Guinéens et les négriers prononcer Frétiche ; et, comme ce sont les naturels qui ont formé ce mot, je l’écris ici de même qu’ils le prononcent.