Le Négrier (Corbière)/Chapitre 11

Dénain et Delamare (p. 157-196).


11.

PRISE DE LA MARTINIQUE.


Double confidence de Léonard et d’Ivon. — Leurs amours à la Basse-Terre. — Reddition de la Martinique. — Léonard retrouve son frère. — Négoce.

Il ne fallut que très-peu de jours pour dégoûter mon matelot Livonnière des voluptés orientales qu’il s’était promises. Je m’attendais à ce retour : et ce fut aussi sans surprise que je le vis revenir à moi tout-à-fait désillusionné. Sa contenance, en m’abordant, était un peu timide, embarrassée même, et, malgré le ton d’indifférence et de brusquerie sous lequel il essayait de me cacher la gêne intérieure qu’il éprouvait, je devinai tout ce que l’aveu qu’il voulait me faire avait de pénible pour lui, et en même temps de favorable à mes intentions.

Je le laissai venir, parce que mon plan était de profiter de la première circonstance où je le verrais faiblir avec moi.

— Sais-tu bien, Léonard, que c’est un pays un peu embêtant que la Guadeloupe ?

— Mais à peu près comme toutes les autres colonies, je pense.

— Ma foi, non : c’est cent fois pire que la Martinique.

— Cependant, ici, il ne manque pas plus qu’à St-Pierre, de bon vin, de bon tafia, de bon sangaris.

— Ah ! c’est vrai, ça. Les Basses-Terriens font même mieux le sangris que les Martiniquins, parce qu’ils y mettent plus de madère et moins de râpure de noix-muscade. Je n’aime pas la noix-muscade.

Je repris : — Et les femmes ? Je ne vois pas qu’à la Martinique elles soient plus séduisantes…

— Oh ! les femmes ! c’est différent ; sans savoir ce qu’elles valent ou ne valent pas à la Martinique, j’en donnerais douze d’ici pour une de St-Pierre.

— Est-ce que tu aurais lieu déjà de te repentir ?…

— Pas précisément : c’est une idée que j’ai eue comme ça, par la raison que je m’embête, et tu sais bien que quand on s’embête, on enverrait tout le monde du bord du diable.

Je sentis, à cet endroit de l’entretien, qu’il fallait aider l’aveu de mon interlocuteur et le lui arracher en lui donnant moi-même l’exemple de la confiance. Je continuai :

— Quant à moi, si tu n’as pas à te plaindre de tes sultanes de la rue du Gouvernement, je n’ai pas les mêmes motifs de satisfaction dans mes amours.

— Te serait-il arrivé quèque chose, mon matelot ? Voyons, dis-moi ça ; car le premier gredin ou la première sa…

— Non, non, ne te fâche pas si vite ; tout est terminé…

— Quoi ! tout ? il y a donc eu quèque chose ?

— Une bagatelle. Tu sais bien que j’ai été passer quelques jours à la Pointe-à-Pitre. Eh bien ! là, j’ai fait la connaissance d’une jolie Provençale, qui passait pour être mariée à une espèce de banian, à un petit blanc enfin.

— Eh bien ! après ? Va donc de l’avant.

— Après, j’ai suborné la femme.

— C’est bon ça. Et après ?

— Après, j’ai prêté de l’argent au mari.

— C’est pas trop mal encore, si cet homme-là avait des besoins ; et puis ça se paie toujours ces choses-là, tu sais bien ?

— Quand je n’ai plus voulu de la femme, j’ai redemandé mon argent au mari, parce qu’il avait l’air de vouloir me mécaniser.

— Qu’a-t-il dit, ce mari ?

— Il a pris une poignée de balles de sa poche, en médisant que c’était avec cette monnaie-là qu’il payait ses dettes.

— Et tu as pris sa monnaie ?

— Ah ! mais je te demande un peu. Nous avons été régler nos comptes dans un petit champ de café, auprès des Abîmes.

— Mais tu lui as cassé les reins auparavant, par précaution, j’espère bien ?

— Non, après.

— Imbécile ! et je n’étais pas là !… Est-il donc possible !… (Ici, Livonnière s’arracha une poignée de cheveux.) Je poursuivis :

— À dix pas, j’ai essuyé d’abord son feu. De mon premier coup, je lui ai cassé la hanche.

— Bien ! v’là qui n’est pas trop mal.

— Et il m’a fallu ensuite, par dessus le marché, l’emporter sur mon dos chez sa femme.

— Est il mort, le bougre de gueux ?

— Je n’en sais rien. À présent ce n’est plus mon affaire.

— Et la femme, qu’a-t-elle dit, la coquine, en te voyant ramener son mâle, sans être tout à fait stourbe ?

— Elle s’est écriée : « Ah ! c’est bien gentil de votre part, monsieur Léonard, d’avoir arrangé mon mari de cette façon ! Jamais je n’aurais cru ça de vous. Allez, vous n’êtes qu’un méchant. »

— Quelle abominable immoralisation il y a ici, mon ami !… Et c’est donc comme ça que tu te bats toujours sans moi ! Tu mériterais bien, failli chien que tu es, que… Mais c’est pas l’embarras, je me suis aussi fichu une peignée là où ce que tu n’étais pas.

Les confidences allaient donc venir après l’aveu de l’accident qui m’était effectivement arrivé à la Pointe-à-Pitre. J’écoutai.

— Imagine-toi, Léonard, que j’ai été invité à dîner chez une autorité quelconque, un juge, un certain je ne sais pas quoi de ce calibre enfin. Tout ce que je sais, c’est que la société était solidement bien choisie. Comme je décrottais proprement les légumes et le madère, et que je ne parlais pas encore, la dame de la case, pour me faire entamer la conversation, me dit : « Eh bien ! monsieur Livonnière, vous ne dites rien à votre jolie voisine ? » — Je regarde c’te voisine, et c’était une vieille carcasse peinte en rouge, et tout illuminée de diamans, avec des chaînes de haubans en or sur son sousbastement. La propriétaire de la maison, qui m’ennuyait déjà assez proprement comme ça, revient encore en double sur moi : « Eh ! me redit-elle, que pensez-vous donc de cette petite corvette, capitaine ? » — Ah ! que je me dis, tiens bon, Ives-Marie, v’là qu’il te faut leurs envoyer un compliment bien espalmé. Ma foi, que je réponds, je dis que si j’avais une petite corvette comme ça, je la f… bien à la côte pour avoir son gréement… Tu ris, gaudichon ! Est-ce qu’il n’était pas bien tapé, ce compliment-là ?

— Si, au contraire. Et que répondirent la maîtresse et la corvette ?

— Rien du tout. Personne ne parla plus, et ils mangèrent le dîner comme de vrais malhonnêtes, sans envoyer une seule parole. Mais ce n’est pas le tout ; un capitaine de barque ou de corsaire, qui se trouvait là, se met, après avoir dîné, à barbouiller, sur un portefeuille rouge qu’il avait dans sa poche, quelques lignées, et puis il me dit : Lisez.

J’aurais donné la moitié de mes parts de prise pour savoir lire. Je retourne le petit portefeuille du mauvais bord, et il se met à rire. Eh bien, Jean-fesse, que je lui dis, je saurai ce qu’il y a là-dessus. Et me v’là à déralinguer la feuille de papier où ce qu’il m’avait grignotté quéque chose, et à l’arrimer dans ma poche. C’était, j’en suis sûr, une insulte. Mon particulier m’avait l’air de ne pas être content, et en recrochant son porte-feuille dans ma main, il me dit : Un marquis qui ne sait pas lire !

— Ce marquis-là, s’il ne sait pas lire, saura bien t’écrire son nom, que je lui réponds dans le porte-voix de l’oreille.

— Et où m’écriras-tu, mon nom ?

— Sur ta peau de nègre de Guinée, et en rouge, canaille ! Sors seulement avec moi.

Il sortit tout de suite. « Ce n’est pas ça, je lui dis, une fois sous les tamariniers : tu es matelot et moi aussi, il faut nous poillier en vrais matelots. J’ai dans mon séraye deux harpons à marsouin ; c’est avec une de ces plumes-là que je veux t’écrire mon nom, et tu sais bien sur quoi. »

Aussitôt dit, aussitôt fait : c’était auprès de la porte du fort Richepanse. La sentinelle nous voyait nous taper au clair de lune. En deux coups de temps, je pique, sous l’aileron, mon porteur de portefeuille, avec mon harpon à bascule, que par parenthèse je n’ai pas pu retirer de son cadavre… Dis donc, Léonard, il paraît que mon nom s’écrit tout d’une seule lettre, car je ne lui ai donné qu’un coup, et l’affaire a été faite.

— Est-il mort ?

— Comme de raison. C’était le plus court parti pour lui, et il a été bien heureux ; car je l’aurais fait traîner en longueur et bouillir comme une chaudière à soupe : un coup de harpon tous les mois ; c’était mon idée.

— Eh bien ! nous voilà frais maintenant ! Nous allons devenir la peste et l’effroi de la colonie. Mais au moins, du côté de tes femelles, tu n’as pas eu de désagrément ?

— Pas trop précisément ; mais ça ne sait rien dire ni rien faire ; c’est pas de bonnes filles enfin. Quand j’ai voulu, le premier jour, les faire se ranger à table, ça s’est mis à manger du calalou et de la farine de manioc, avec des doigts qui étaient longs comme des fourchettes ; et puis, vois-tu, c’est trop paresseux dans la journée.

— Ainsi donc, tu ne les garderas plus long-temps ?

— Ce n’est pas ce qu’elles se sont mis sous le toupet cependant. Hier, cette grande effilée, qui s’appelle Ignorée et qui est fichue comme une flèche de cacatois, a voulu me jeter un sort.

— Comment, un sort ?

— Oui, elle a fait des piaies. Tu ne sais pas ce que c’est que des piaies ? Les piaies, vois-tu, c’est une chambre toute pavoisée de pavillons noirs, avec des têtes de morts, et des larmes en étamine blanche par-dessus. Quand on est là-dedans, la mal-blanchie, qui veut vous donner un charme, vous envoie sur vous un tas d’herbages miraculeux, et puis elle prie le diable que vous ne puissiez pas mettre tant seulement un pied en dehors de la colonie sans sa permission ; et la piaie est faite.

— Et tu crois à ce sortilège ?

— Moi ! pas plus qu’à la vertu du derrière de la mule du pape. Mais tout d’même, je serais bien aise d’appareiller de la colonie, pour n’avoir pas l’air d’être consigné au cotillon de ces gueuses-là par l’ordre d’un morceau d’herbe et par la vertu d’une de leurs macaqueries.

Je vis que le moment de frapper le grand coup était arrivé. Je me gardai bien de le laisser passer.

— À te dire vrai, mon matelot, je ne serais pas fâché, pour ma part, de quitter la Guadeloupe.

— Ni moi non plus. Et puis tous ces négrillons ne se sont-ils pas mis dans la boule de me traiter de Marquis ? et ça ne me va pas. J’ai bien voulu, pour la frime, passer pour noble, mais pour marquis, doucement…

— Filons d’ici.

— Et comment filer ? L’île est bloquée, et fièrement même. Le Requin est désarmé. Comment voudrais-tu mettre la mer ?

— Oh ! si ci n’est que ça, j’ai mon affaire. Il y a trois grands coquins de nègres qui sont désertés de la Dominique, et qui, se trouvant libres ici, meurent de faim, parce que personne ne veut les employer. En achetant une pirogue, et en leur doçnnant quelques doublons, il nous conduiront à la Martinique, avec d’autant plus de sûreté, que les croiseurs ne verront pas notre bonboat, caché presque entre deux eaux…

— C’est toi qui as trouvé cela tout seul, et tu veux m’amener avec toi ?

— Mais pourquoi pas ?

— Ah ! ça, la supériorité a donc changé de bord, et tu as hissé, à ce qu’il me parait, le guidon de commandement à ton grand mât ?

— Mais, matelot, ce n’est pas pour te commander que je te propose de prendre une résolution avantageuse à tous deux. Il ne s’agit pas ici de savoir qui commandera de toi ou de moi, mais bien de décider si mon avis est bon ou s’il est mauvais.

— Puisque c’est ainsi, je ne pars pas. Il n’y a pas long-temps que je t’ai sauvé à Roscoff de dessous les jupons d’une femme, et à présent c’est toi qui voudrais me faire gouverner à ton commandement ! Non, mille noms de Dieu ! non, il ne sera pas dit qu’une mateluche de six mois de service a passé, d’un jour à l’autre, au vent à moi ; et si je ne respectais pas ta famille…

— Mais, mon Dieu, ne te fâche pas pour cela ; car, après tout, sais-tu bien que si je ne suis pas marin comme toi, il n’est pas nécessaire d’avoir battu la mer pendant vingt ans pour savoir repousser une insulte !… Mon idée ne te va pas, tant pis ; n’en parlons plus. Mon intention était de te laisser le commandement de la pirogue, et de jouer un tour aux Anglais, en passant à leur barbe, sans être aperçus d’eux. Ce trajet était dangereux dans une embarcation aussi légère et aussi difficile à bien conduire que celle qu’avec tant de peine je suis parvenu à me procurer ; mais comme tu es un vieux loup de mer, j’aurais été en Cochinchine avec toi dans une yole.

— Tu crois donc que c’est la peur qui me fait caler ? Ne va pas te mettre ça dans le toupet, au moins ; et pour te prouver que je ne tiens pas plus à ma peau que tu ne tiens toi-même à la tienne, c’est moi qui veux partir à présent dans ta nom de Dieu de pirogue…

La perspective du commandement et des périls venait de désarmer la colère de mon compagnon et de faire évanouir sa susceptibilité.

Le soir, notre pirogue était prête à nous recevoir, avec mes trois nègres, quelques effets très-légers et une demi-douzaine de bouteilles de tafia. Nous partîmes.

J’avais cédé le côté de tribord à Livonnière, comme la place d’honneur ; j’étais allongé côte à côte contre lui, et sur le dos ; car dans ces sortes d’embarcations, c’est dans cette posture qu’il faut se tenir pendant les plus longs trajets, sans se donner le moindre mouvement, de peur de faire chavirer la barque en lui faisant perdre l’équilibre. Une misaine, claire comme de la gaze et grande comme un mouchoir, faisait glisser sur la mer, un peu agitée, notre pirogue de quinze pieds sur deux de largeur, et calant tout au plus sept à huit pouces d’eau. Notre existence était entre les mains des trois nègres. Nous crûmes nous apercevoir, une ou deux fois, qu’ils cherchaient à faire sombrer l’embarcation et à nous noyer pour s’emparer ensuite des doublons dont ils nous savaient porteurs. Ennuyé de les surveiller, sans leur avoir fait connaître ce qu’ils risqueraient à nous jouer un mauvais tour, je tire de dessous mon gilet deux pistolets, en disant à mes lurons : « Le premier qui fait un mouvement sans mon commandement, je lui fais sauter la tête ! » Livonnière, au même moment, place un de ses pistolets sous le menton du patron qui, de peur, se jette à la mer et disparaît. Les deux autres noirs lèvent leurs mains jointes au ciel, en implorant leur pardon. Livonnière monte le gouvernail de la pirogue, que le patron ne gouvernait auparavant qu’avec sa pagaie : il s’empare de la barre, et nous naviguons plus tranquilles, mais sans cesser néanmoins d’avoir les yeux sur notre équipage, et sans quitter nos pistolets. Quelques lames embarquaient çà et là à bord, par la faute du timonier, plus habitué à gouverner un grand navire qu’une pirogue. Mais enfin nous fûmes assez favorisés pour passer sans danger non loin des louvoyeurs anglais, et pour débarquer, la seconde nuit de notre départ, sur le rivage du Macouba, un des quartiers de la Martitinique.

En mettant pied à terre sous la lame du bord de la mer qui venait de passer par dessus notre pirogue, nous nous vîmes entourés de gendarmes et de douaniers.

— Qui êtes-vous, messieurs ? nous demande un des chefs de la brigade.

— Deux officiers du corsaire le Requin.

— Ah ! du corsaire à Doublon, qui a qui a fait une si belle prise ?

— Oui, gendarmes.

— D’où venez-vous, messieurs ?

— De la Basse-Terre, malgré les Anglais.

— Et à qui appartient cette pirogue ?

— À moi, répondis-je, sans hésiter.

— Et ces deux nègres ?

— À moi aussi.

Les nègres voulurent répondre, et me contester en vain mon nouveau droit de propriété sur eux. Livonnière ne se tenait pas d’aise. Un habitant s’approcha.

— Pardieu, messieurs, vous avez là deux beaux gaillards et qui ne doivent pas vous servir à grand’chose, à vous marins.

— Aussi cherchons-nous à nous en défaire.

— Non, non, criaient mes deux nègres ; vous pas maîte nous, vous pas maîte nous ! Nous pas tini maîte, nous libes.

À ces mots, je prends la rigoise que l’habitant tenait dans sa main, et j’eus bientôt, sinon assuré mon droit de possession, empêché du moins qu’on ne me le contestât.

Vous disiez donc, M. le capitaine, que vous vouliez vous défaire de ces deux drôles ? Combien les faites-vous ?

— Quarante onces la paire.

— Je vous en donne trente, et une moide à chacun de ces messieurs (en montrant les gendarmes et les douaniers).

— C’est une affaire faite, M. l’habitant.

Nous couchâmes dans l’habitation de notre acheteur, qui régla notre compte, et nous fit transporter le lendemain à Saint-Pierre. Mon matelot Livonnière, surpris de la présence d’esprit avec laquelle j’avais mené cette affaire, du développement inattendu qu’il avait admiré dans mes facultés, ne se lassait pas de me répéter avec une sorte de respect, pour cette fois : Il faut que le ciel, Léonard, t’ait moulé tout exprès pour être marchand de nègres.

— La volonté de Dieu soit faite en toutes choses !

Pendant notre séjour à la Guadeloupe, de grands événemens s’étaient passés à la Martinique. L’île, étroitement bloquée par l’escadre anglaise, était sur le point de succomber, dépourvue à peu près de vivres et de munitions, et abandonnée par sa métropole.

Les ennemis, débarqués au vent, assiégeaient avec des forces supérieures le fort Desaix, dans lequel la garnison et les marins s’étaient réfugiés. C’était en vain que le brave commandant du brick le Cygne avait écrasé des péniches anglaises devant Saint-Pierre, et avait mis le feu à son navire. C’était en vain aussi que l’intrépide Trobriand avait fait sauter la frégate l’Amphitrite dans le carénage, et qu’il s’était renfermé avec son équipage dans le fort Desaix, où il trouva la mort sous un éclat d’obus : les vigoureuses sorties de la petite garnison attaquée par la fièvre jaune, les efforts des habitans affamés, et le dévouement de la population, tout fut inutile, et il fallut céder à la disette et au nombre. L’amiral anglais, trop certain de sa réussite et trop bien instruit de la position des Martiniquais, louvoyait à demi-portée de canon de l’île, en faisant suspendre des queues de morue à la drisse de son pavillon, comme pour annoncer ironiquement aux assiégés que c’était par la famine qu’il parviendrait à les réduire. L’île se rendit, la garnison capitula. Mais ce ne fut pas sans nous être vaillamment employés sur les batteries des côtes, que Livonnière et moi nous vîmes le pavillon anglais flotter sur le Petit-Fort et sur le fort Bellevue de Saint-Pierre. Il semblait, à nous voir servir jour et nuit les pièces de ces batteries, et pointer les canons sur les navires du blocus, que nous voulussions échapper, en nous faisant tuer, à la douleur de voir les couleurs anglaises se déployer sur une terre que nous ne pouvions plus défendre. Les habitans nous surent gré de notre dévouement, et nous devînmes l’objet de la bienveillance générale.

Arrivé à Saint-Pierre au moment où la garnison venait de se renfermer dans le fort Desaix, j’avais entendu plusieurs créoles s’étonner, en me voyant, de la ressemblance frappante que j’avais avec un officier de marine de l’Amphitrite, dont personne ne pouvait me dire le nom. Cette circonstance piqua ma curiosité, et, après la reddition du fort, j’allai au Fort-Royal pour satisfaire cette curiosité, et le vague pressentiment qui m’occupait. Je vous laisse à penser quel fut mon bonheur lorsque, dans cet officier, dont on avait remarqué avec raison la ressemblance frappante avec moi, je reconnus mon frère ! Je n’essaierai pas ici de peindre la surprise que nous éprouvâmes à nous rencontrer si loin de notre pays et dans une telle conjoncture. Notre joie mutuelle ne fut troublée que par une circonstance pénible : au bras d’Auguste je vis un crêpe ; je lui demandai si c’était le deuil de son brave commandant qu’il portait ; des larmes, dont je tremblais de deviner la cause, furent sa réponse. Parle, m’écriai-je, est-ce ma mère que nous avons perdue ?

— Non, Léonard, me dit Auguste, mais nous n’avons plus de père… Je l’avoue ici, mais malgré la tendresse que j’avais toujours eue pour l’auteur de mes jours, il me semble que j’aurais reçu avec plus de douleur la nouvelle de la perte de ma mère. Est-ce un sentiment naturel à tous les fils, que celui qui leur fait avoir une tendresse plus vive pour leur mère, que pour leur père, ou bien ce sentiment de préférence se développe-t-il seulement à la mer chez les jeunes marins, lorsque, privés des soins affectueux dont chez eux ils étaient l’objet, ils se trouvent plus à même d’apprécier cette tendresse délicate qu’une mère a toujours pour ses enfans, et surtout pour ses garçons ? Je ne sais, mais j’ai rencontré dans ma vie bien peu de jeunes marins qui ne se rappelassent avec attendrissement leur bonne femme de mère.

Je passai quelque temps avec mon frère, et, dans ce peu de jours, j’eus lieu d’apprécier encore mieux que je n’avais pu le faire dans notre enfance, tout ce qu’il y avait de différence entre nous, et non en ma faveur. Auguste était devenu un modèle à proposer aux officiers de la marine militaire. Brave, actif, studieux, distingué, juste avec ses inférieurs, adoré de ses camarades, estimé de ses chefs, il était parvenu, très-jeune, au grade d’enseigne de vaisseau, après deux croisières dans lesquelles il s’était fait remarquer sur une de nos frégates. À bord de l’Amphitrite, le commandant l’avait nommé officier de route, et l’avait chargé du soin des montres marines. Dieu ! que j’étais fier de me promener à la Martinique bras dessus bras dessous et côte à côte avec mon frère ! Qu’il était bien avec sa tournure vive, dégagée, son collet rouge brodé, et cet habit brillant qui prenait si élégamment sa taille svelte et élevée ! Tout le monde trouvait en nous une ressemblance étonnante ; mais une femme du bon ton ne s’y serait pas trompée, bien certainement. Auguste avait dans la figure quelque chose de doux et de réservé. Moi, j’avais dans le regard quelque chose de vague et d’audacieux, et, toujours libre dans mes vêtemens comme dans mes idées et mes actions, je ne portais jamais qu’une veste de nankin ou de basin, une cravate noire négligemment jetée sur mon cou et nouée sur ma poitrine. Un large chapeau de paille, tombant sur mes épaules, couvrait tout cela, et je ne voulais pas d’autre toilette. Les filles de couleur de Saint-Pierre, en nous voyant passer, caractérisaient bien au reste, d’un seul mot, la différence qu’on remarquait entre Auguste et moi : Ça jimeau bien vinu, disaient-elles en parlant d’Auguste, ça jimeau gâte la paire (Celui qui gâtait la paire, qui dépareillait le couple des deux jumeaux, c’était de moi qu’elles voulaient alors parler.

Les troupes qui avaient capitulé devaient être transportées en France sur les navires anglais. Mon frère suivit ses compagnons d’armes. Il lui fut impossible de me décider à partir avec lui. Je pressentais, et Livonnière avait soin de me faire entrevoir que les colonies étaient un théâtre bien meilleur que l’Europe, pour les marins un peu enclins à faire leur fortune par des coups hardis. Je dis à Auguste : « Poursuis ta carrière comme tu l’as commencée. Moi, je ne suis pas fait pour être amiral ; je reste ici pour me pousser, si je peux. Dis bien à notre bonne mère… Eh bien ! pourquoi pleures-tu ainsi, mon pauvre frère ?… » Auguste fondait en larmes.

— Je crains, Léonard, que tu ne périsses misérable… — Allons donc, M. Auguste, reprit Livonnière, témoin de nos adieux ; Léonard misérable tant que je vivrai ! Jamais, voyez-vous, et moi je suis un homme éternel. Allez donner de nos nouvelles en France ; vous y direz que je me porte bien et votre frère semblablement.

Mon frère nous embrassa comme si c était pour la dernière fois. Je lui répétais, plein d’espoir dans notre commun avenir : Nous nous reverrons, et lui me répondait toujours : Je tremble que tu ne périsses misérable. Il partit, me laissant comme un gage de son attachement, deux beaux chiens que son commandant avait ramenés de Cherbourg et qu’il lui avait donnés en mourant. Nous nous reverrons ! nous nous reverrons ! lui criai-je en le quittant… Nous nous revîmes en effet…

Nos parts de prise du Requin nous avaient été payées à la Guadeloupe, et elles n’avaient pas été plus loin. Quelques jours nous avaient suffi, pour nous débarrasser du soin d’administrer nos fonds. Après la reddition de la Martinique et le départ de mon frère, il nous fallut enfin vivre d’un peu d’industrie, ne pouvant plus faire la course et trouver à grapiller sur mer. Nous nous logeâmes, mon matelot et moi, dans une petite maison sur le Bord-de-Mer, au quartier que l’on nomme le Figuier. Livonnière suspendit un hamac dans notre domicile, ce fut là tout son ménage. Un petit lit de sangle composa mon ameublement. Nous nous mîmes à fumer et à boire toute la journée, en réfléchissant aux moyens illicites de nous faire un peu d’argent ; car remarquez bien que lorsque les marins se trouvent dépaysés à terre, c’est toujours loin des procédés vulgaires et des choses permises qu’ils cherchent des expédiens, tant ils sont habitués sur mer à vaincre ingénieusement tous les obstacles qu’ils rencontrent sur leur périlleuse route !

Pour entrer en matière et signaler avec quelque éclat notre début dans la profession du négoce, nous achetâmes à crédit vingt barils de salaison, dont nous sûmes en faire vingt-cinq, au moyen d’un remaniement nocturne. Ce dédoublement de barils dura quelque temps ; mais les profits, quelque considérables qu’ils fussent, ne suffisaient cependant pas encore à nos dépenses, et nous aimions mieux voler un peu plus la pratique que de faire des dettes. Notre fierté y trouvait mieux son compte.

Livonnière, en cherchant bien, trouva un procédé plus certain et plus prompt que le commerce, pour gagner vingt pour cent, et cela, en nous donnant moins de peine qu’en remaniant du porc et du bœuf salés.

Son expédient était tout simple et son calcul fort juste.

Dans ce temps-là, le Gouvernement faisait couper en quatre parties ciselées les gourdes espagnoles répandues dans la colonie ; chaque quart de gourde se nommait un mocau ; et par l’effet de cette section monétaire, les quatre pièces ainsi détachées de la gourde composaient une monnaie qui restait dans le pays, par la difficulté qu’on aurait eue à la faire circuler ailleurs pour sa valeur nominale.

— J’ai un fameux poinçon, me dit Livonnière, avec lequel, au lieu de couper la gourde en quatre, comme on fait au Gouvernement, nous la couperons en cinq ; et cette nuit, si j’ai bien compté dans ma tête et sur mes doigts, j’ai trouvé que ça nous ferait vingt pour cent de rabio (de profit).

— Mais y as-tu bien songé ? ce sera faire de la fausse monnaie ! Et si on nous pend ?

— Nous n’en ferons plus alors, et nous n’aurons même plus besoin d’en faire, c’te bêtise ! Et puis, d’une manière ou d’autre, il faut que nous fassions la guerre à l’Anglais. En prison d’Angleterre nous avons passé des faux pounds ; ici nous fabriquerons des faux mocaux à la barbe du Gouvernement. Chaque pays, chaque mode. Voilà tout.

— Allons, va donc pour les faux mocaux !

Et nous voilà en train de faire avec chaque gourde ronde, cinq beaux quarts de gourde ; bientôt nous exerçâmes un nègre, que nous avions loué à la semaine, à poinçonner pour notre compte. Cette idée-là m’avait été inspirée par la prévoyance des dangers que nous courions ; car j’avais l’intention, si le malheur voulait que nous vinssions à être découverts, de tout mettre sur le dos de l’esclave, et de le livrer à la sévérité du gouvernement, pour nous épargner la potence, et nous donner le temps de lever le pied. Nous fumes plus heureux que sages, et nos quarts de gourde allèrent tranquillement leur train.