Le Négrier (Corbière)/Chapitre 10

Dénain et Delamare (p. 133-156).


10.

LES MULÂTRESSES.


Les filles de couleur. — Le sérail. — Le pacha Ivon, marquis de Livonnière.

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Il n’est pas sans doute que tous n’ayez, une fois au moins en votre vie, entendu parler de ces filles de couleur, odalisques des colonies, almés voluptueuses de nos Antilles. Sans doute aussi des voyageurs, qui aiment à se rappeler les plaisirs qu’ils ont laissés sur les lointains rivages, vous auront dit que ce qu’un Européen peut faire de mieux en arrivant aux îles, c’est d’associer son sort à l’une de ces femmes qui ne vous quittent qu’au tombeau, après avoir rempli votre existence de félicité et avoir entouré votre lit de douleur de tout ce que la tendresse a de plus délicieux et la fidélité de plus consolant. Pourquoi faut-il qu’une triste expérience vienne encore vous arracher une illusion enivrante, et que je ramène votre imagination refroidie vers une réalité qui n’a à vous offrir rien de plus flatteur que ce que vous avez éprouvé en Europe, auprès de ces femmes qui vous ont peut-être si cruellement désabusés du bonheur de croire à un amour désintéressé et à un attachement éternel !

Je sais combien il en coûte, quand on voit des femmes aussi entraînantes que le sont quelquefois les mulâtresses, de penser que, sous les charmes que l’on rencontre en elles, elles peuvent cacher la dissimulation la plus adroite et le plus froid égoïsme. Il serait si doux de pouvoir toujours croire que la grâce et la beauté sont les indices certains d’un bon cœur et d’une âme naïve, et que les attraits de la figure ne sont que le complément de toutes les perfections morales ! Mais combien il s’en faut que ces femmes de couleur, dont la bouche module un langage si ingénu et si enfantin, et dont l’abandon vous semble dépouillé de tout artifice, soient exemptes de cette coquetterie exigeante et de cette inconstance qui devraient n’être le partage que des femmes élevées dans notre société européenne, où l’égoïsme d’un sexe qui a pour lui l’avantage de l’attaque, justifie presque toujours les ruses que le sexe le plus faible emploie pour se défendre !

Avant de pouvoir devenir l’objet de l’amoureuse convoitise des blancs, une fille de couleur sait quelle est sa destinée. C’est à l’amour que sont dévouées ses belles années : aussi ne songe-t-elle qu’à plaire bien avant qu’elle éprouve le besoin d’aimer. En un mot, l’amour est sa vocation, et à coup sûr elle en fera bientôt son métier ; parce qu’en sortant de l’enfance, elle a déjà su calculer ce qui pourra lui offrir un sort, lui créer une existence sans travail, et lui donner les moyens de satisfaire sa coquetterie, unique passion de ces femmes que l’on croit si faussement, en Europe, brûlantes comme le climat, auquel on s’imagine qu’elles ont dérobé un peu de cette ardeur qui vous embrase vous-même.

Rien en apparence n’est plus fait qu’elles pour éprouver beaucoup d’amour, mais en réalité rien n’est moins susceptible que ces femmes d’un long et pur attachement. Elles peuvent bien avoir des sens passionnés ; mais efforcez-vous de leur inspirer ces sentimens intimes et délicats qui sont les délices, et les seules peut-être, de l’amour, et vous serez désespéré de ne rencontrer dans ces femmes, d’ailleurs si piquantes, que des êtres faits pour le plaisir, peut-être bien pour la volupté, mais non pour ce que vous concevez de si exquis dans les voluptés de l’âme.

Et c’est pourtant ces filles, si peu dignes de vos tendres hommages, que vous préférerez à ces blanches, pour la plupart si douces, si bonnes, si dévouées à leurs devoirs de mère et d’épouse ! En arrivant aux colonies, je sais bien que vous vous étonnerez que l’on puisse éprouver de la sympathie ou seulement même des désirs pour ces mulâtresses, au teint olivâtre, aux cheveux presque laineux, à la tournure abandonnée et aux pieds presque toujours nus. Quelle ridicule impudence dans le madras élevé sur leur tête et penché sur leur oreille, comme un casque ! Quelle mauvaise grâce dans cette robe nouée sous leurs aisselles, plutôt que sur leur taille ! Quelle repoussante agacerie dans leurs yeux lascifs ! Quelle nonchalance enfin dans ces corps effilés, dont le vêtement ne fait pressentir aucune forme, ne laisse deviner aucun contour séduisant ! Mais restez quelques mois dans les colonies ; mais habituez-vous un peu à ces manières, qui ne vous ont inspiré d’abord que de la répugnance, et bientôt, sans pouvoir vous expliquer votre entraînement, vous vous sentirez attirés vers ces femmes, qui n’ont cependant pour elles ni l’élégance, ni l’amabilité, ni la beauté régulière que vous avez admirées dans les créoles blanches.

Si du moins chez ces houris des Antilles, à défaut de l’amour que vous voudriez inspirer, vous rencontriez le caprice, qui, en Europe, détermine la préférence passagère que vous accordent tant de belles ! Mais non, c’est tout au plus si vous pouvez vous flatter de faire naître des désirs bien réels dans le cœur d’une mulâtresse. Ces femmes-là cependant aiment le plaisir, mais non l’amant ; ou, si leurs penchans les attirent plus particulièrement vers tel homme que vers tel autre, soyez à peu près sûr que c’est pour un de leurs égaux qu’elles concevront le sentiment que vous voudriez leur faire éprouver.

Lorsqu’une fille de couleur se sent recherchée pour sa beauté naissante, et qu’elle se voit en âge de répondre aux vœux d’un blanc, elle sait ne lui céder qu’à certaines conditions : c’est une case meublée qu’il lui faut avant tout, un collier de grenat, des madras de prix et quelques garanties enfin pour l’avenir. Quelle soit esclave, libre ou patronnée, elle imposera le sine quâ non de sa possession, fut-ce même à son maître, si elle en a un ; car il est très-remarquable que, dans quelque condition que se trouve une fille de couleur, elle reste toujours maîtresse de son choix. Ainsi, par exemple, vous achèteriez une belle esclave, qu’elle se croirait encore en droit de vous refuser ses faveurs. Ce fait n’est-il pas une preuve de l’empire que les femmes savent toujours exercer sur nous, et de la dépendance à laquelle nous restons soumis, même en achetant le privilège de les opprimer ? Au reste, à cet égard, comme en bien d’autres circonstances, j’ai eu souvent lieu de remarquer que chez ces habitans, dont en Europe on se plaît à faire des tyrans toujours prêts à immoler leurs esclaves, on rencontrait, surtout pour les mulâtresses et les négresses mêmes, une délicatesse qui ne leur permettait pas d’employer des moyens honteux de triompher de l’éloignement que celles-ci avaient quelquefois pour leurs maîtres ; et il n’est pas rare de voir une fille de couleur accorder à tout autre ce que son propriétaire n’a pu obtenir d’elle, sans que la jalousie de celui-ci cherche à se manifester d’une manière dont sa générosité aurait à rougir.

Prodigues et ardens comme le sont presque tous les créoles, on devine déjà sans doute à quelle ruineuse libéralité ils doivent se livrer, pour satisfaire la capricieuse coquetterie de leurs maîtresses. Moins enclins qu’eux à se laisser entraîner à de grandes dépenses, les Européens agissent avec plus de circonspection à l’égard des mulâtresses. Mais aussi, bien souvent, ils commettent le tort de vivre trop maritalement avec celle qu’ils ont choisie : et, pour me servir d’un terme consacré, ils s’amacornent avec trop de facilité. Trompés jusqu’au dernier moment, par l’adresse de ces épouses factices, sur les vrais sentimens qu’ils leur inspirent, il est assez commun de voir ces maîtresses de ménage attendre, au lit de mort de leur amant, l’instant où elles pourront dépouiller l’agonisant de tout ce qu’il laissera après lui. C’est la proie qu’elles ont convoitée pendant plusieurs années de dissimulation, qu’elle veulent saisir, avec le dernier soupir de celui à qui elles ont réussi à cacher si long-temps tout ce que leurs caresses et leurs cajoleries avaient d’intéressé et de sordide.

Je ne nie pas cependant que les colonies n’aient eu aussi leur âge d’or, et que sur ces rivages, où nous avons apporté la civilisation ; on n’ait offert dans d’autres temps à l’amour un culte ingénu et de purs hommages. Cortèz trouva, dit-on, sur ces bords nouvellement découverts, une belle indigène qui s’immola pour lui, en sacrifiant sa patrie et ses dieux à la gloire de son amant. Mais aux Mexicaines et aux Caraïbesses ont succédé, depuis quelques siècles, les Capresses, les Mulâtresses et les Métisses. La naïveté des premières mœurs des habitans des îles a disparu, pour faire place aux vices de notre vieille Europe, transplantés dans les climats où ils devaient éclore avec plus d’ardeur et acquérir même plus de développement. Et puis cette demi-civilisation qu’ont reçue les classes des femmes de couleur, est-elle bien propre à faire naître dans leurs cœurs des penchans qui n’appartiennent qu’à la nature la plus simple, ou des vertus qui ne sont le partage que d’une civilisation complète ?

Au reste, c’est moins de la philosophie que je veux faire ici, que des faits que j’ai cherché à consigner comme fruits de mes petites observations. Mon introduction sur les mulâtresses était presque indispensable, pour faire comprendre au lecteur les détails du rôle quelles devaient jouer dans l’histoire de notre séjour à la Basse-Terre.

Les marins ont peu de temps à perdre à terre, en amour surtout. Les longues passions ne vont ni à leur caractère ni à leur profession, et quand avec beaucoup d’argent ils peuvent abréger les préliminaires d’une intrigue, ils vont au positif à coup de gourdes et de doublons même. Sans nous abuser sur le motif qui nous faisait rechercher particulièrement par les plus jolies filles de couleur de la Basse-Terre, nous étions assez flattés de recevoir leurs avances ; cela nous épargnait la moitié du chemin, toujours pénible à faire pour des gens peu habitués à soupirer. Mon matelot Livonnière était enchanté de ses faciles conquêtes. Il avait repris son parapluie à canne, comme à Roscoff, et ses gants blancs, quoiqu’il ne dût pas avoir froid aux mains avec une chaleur de vingt-cinq à trente degrés. Mais enfin il voulait plaire, et je crois même que sur le montant des parts de prise à régler, il s’était emprisonné deux ou trois doigts dans des bagues dont l’éclat ne contrastait pas mal avec la couleur jaune du goudron que la chaleur tenait sans cesse en fusion sur le dos de ses mains velues. Bientôt le rôle de Joconde européen ne put plus suffire à son amoureuse ambition : il voulut être quelque chose de plus qu’un céladon français. La conversation suivante, que j’eus avec lui sur ses projets de conquêtes, dira mieux que je ne pourrais le faire dans une simple narration, quels étaient les idées de mon brave ami sur ses excursions prochaines dans le domaine de l’amour et du sentiment.

— Je me suis laissé dire, me fit-il certain jour, par des matelots qu’avaient navigué dans le Levant, que là il y a des hommes qu’ont autant de femmes qu’ils en peuvent nourrir. La façon du Levant doit être assez amusante, j’crois, n’est-ce pas ?

— Mais, oui. Tu veux parler des Turcs ?

— Oui, des Turcs et des pachas ; et j’ai fameusement envie de faire le Turc à mon tour. Et puis, nous, vois-tu bien, ce n’est pas comme les autres chrétiens : quand nous sommes à terre par hasard, et que nous avons des piastres, il faut nous en donner par dessus les plats-bords, pour récompenser le temps perdu. Les autres, ça vit toujours à terre, et ça peut consommer à la longue plusieurs femmes. Mais nous ; quand dans vingt ans de navigation nous pouvons en crocher deux ou trois douzaines, c’est tout le bout du monde ; et c’est les terriens qui nous volent notre ration de femmes. C’est pas juste.

— Mais que veux-tu faire à ça ?

— Ce que je veux faire à ça ? Écoute ; v’ià mon plan de croisière.

Il me donna une liste qu’il s’était fait écrire par un des hommes du bord, et je lus :

« Mes-Délices, âgée de seize ans, tout au plus ; quarteronne.

« Ignorée, âgée de seize ans trois mois ; blanche comme vous et moi.

« Mon-Caprice, du Gros-Morne, mulâtresse claire, dix-sept ans.

« Alzire, dite la Petite Capresse, quinze ans, un peu brune.

« La Grand-Pirogue, dix-huit ans, négresse ; beau noir luisant.

« Zizi, dix-sept ans, petite, grosses hanches, libre de Savane. »

Il y avait encore une demi-douzaine de noms, avec d’autres indications assez peu précises.

— Eh bien ! que veux-tu faire avec cela, que signifie cette nomenclature de femmes ?

— Je vas te le dire. La grosse négresse, que j’ai nommée ma blanchisseuse en chef, m’a dit qu’elle me fournirait autant de particulières que j’en voudrais, à mon commandement ; et j’en ai pris douze pour en trier une demi-douzaine du premier brin. J’en prendrai six enfin comme échantillon, et de toutes les couleurs. Sur cette liste-là il y en a depuis le bois d’ébène, ou le cirage anglais, jusqu’au blanc de céruse, blanches comme vous et moi. Tu l’as vu d’ailleurs sur ce morceau de papier.

— Et puis, que feras-tu de cette série de pavillons vivans de toutes les nations ?

— J’arrimerai pour lors cette série de pavillons vivans, comme tu le dis, dans une grande case que j’ai louée déjà dans la rue du Gouvernement.

— Tu prétends donc te composer un sérail ?

— Comment ce que tu dis ça, toi, un sérail ? Oui, c’est justement ce mot-là que je cherchais : oui, un sérail pour moi tout seul, et puis pour toi aussi, s’entend ; car qui dit moi, dit toi : mais pour les autres, ça fera brosse, à moins cependant qu’il n’y ait quelques pauvres bougres de matelots qui, faute de moyens…

— Grand merci ! je ne veux pas me donner des airs de sultan ; et puis je n’aime pas les peaux bronzées et boucanées au soleil.

— Mais puisqu’il y en a de toutes blanches sur ma liste !

— Peu m’importe ! Tu feras de ton côté, et moi du mien. Moi, je veux payer le moins possible, et m’amuser le plus finement que je pourrai.

— Tu es donc bien heureux. Moi, je paie toujours le plus que je peux, et malgré cela, je n’ai que de la gnognotte… Mais ne va pas croire que dans mon sérail, comme tu appelles ça, toi, il y aura de la farauderie : toutes mes citoyennes coucheront dans des hamacs et mangeront à la même table, et peut-être bien à la même gamelle. On fera la ration deux fois par jour, et j’entends que les hamacs soient décrochés au coup de sifflet de haut-les-branles. Ah ! je te mènerai cela, moi, à la bonne et franche matelotte, parce que, vois-tu, mon ami, il faut avant tout que le service marche, et rondement encore : chacun à son poste, comme on dit, et le navire sera droit.

— Ainsi tu veux donc faire une espèce de navire de guerre de ton harem ?

— Doucement, je n’dis pas ça. Je veux prendre du bon temps, tant que mon argent durera, c’est juste ; mais je n’ai pas envie de mener mes mulâtresses comme des nègres, ni comme des moussailles. Je suis bon prince, au fond, tu sais bien. À présent, il faut te dire aussi que je ne suis plus un cul-goudronné, une manière de gouin. On me prend ici, soit dit entre toi et moi, pour une façon de monsieur, une moitié ou un quartier de noblesse de Basse-Bretagne, enfin.

— Tu plaisantes ?

— Non, foi de Dieu ! Et je te dirai même, à toi, pour que ça n’aille pas plus loin, entends-tu, que toute la négraille m’appelle Monsieur le Marquis, gros comme un boulet de trente-six.

— M. le marquis, allons donc ! Pas possible.

— Puisque je te le dis, c’est possible, j’espère ? Tu sens bien que je me fiche de ça comme de nager avec un aviron sans pelle ; mais c’est égal, cela prouve qu’on ne me prend plus pour un matelot rahuché ; et je n’sais pas, mais ça fait toujours plaisir, quoi !

Il fut convenu, entre le marquis de Livonnière et moi, que chacun irait de son bord, et ferait, à sa manière, autant de conquêtes qu’il pourrait, en moissonnant dans les rangs de la société au milieu desquels il jugerait le plus convenable de choisir ses victimes. Mon ami eut soin de me répéter, avant de me quitter, qu’à quelque heure du jour ou de la nuit que je me présentasse dans sa sultanerie, le muet ou la muette préposée à la surveillance de sa demi-douzaine de femmes, aurait ordre de me recevoir comme lui-même, et de commander branle-bas général de combat dans la maison, pour me faire honneur ; puis il ajouta : Si je ne suis pas là quand tu viendras, et que ces citoyennes ne soient pas aimables au plus haut degré de l’horizon avec toi, tu n’auras qu’à me le dire, et le bout de garcette que v’là leur apprendra de l’aimabilité que de reste. Adieu, le pacha Ivon, marquis de Livonnière, sera toujours plus ton ami que celui de toutes les béguines et de tous les petits-nez au vent qu’il y a sous la tente de gaillard d’arrière du père éternel. Je te salue.